Racaille et brunante
Racaille. Le mot a pris un nouveau sens, argotique, pour désigner une faune délinquante. Juste en deçà du crime, ou à cet échelon du crime où les excuses foisonnent pour que, circonstances aidant, le consensus social ne soit pas total pour l’éradiquer. C’est un mot que je n’aime pas.
La « brunante », au contraire, c’est un néologisme québécois que je trouve bien joli. C’est la période - la longue période, dans un pays nordique - qui suit le crépuscule, avant qu’il ne fasse totalement nuit. À la brunante, les objets ne se distinguent plus vraiment de leur ombre, les formes disparaissent, un nouvel ordre s’installe qui voile tous les désordres de la nuit, les désordres qu’on ne voit plus.
La brunante, c’est le moment où, en voiture, on est aveuglé par les phares de ceux qui circulent en direction opposée. Ne pensez plus, regardez la ligne blanche. Suivez le guide, c’est plus sûr. La brunante, c’est aussi le moment d’allumer les bougies sur la terrasse. La brunante est l’heure où sort la racaille... et d’autres amateurs d’ombre encore plus dangereux.
Le monde entre en brunante... Pas seulement les banlieues-problèmes autour de Paris : le monde. On ne résoudra pas vraiment le problème ici si on ne voit pas qu’il est aussi là-bas. Si on ne voit pas que la nuit tombe partout.
La nuit tombe. Le crépuscule wagnérien de la civilisation occidentale, qui s’est prolongé depuis cent ans sur le leitmotiv de la conquête, nous a apporté à ses deux premiers actes deux guerres mondiales, tout aussi tragiques que ce thème le laissait prévoir. Au troisième acte du ragnarökkr, la violence continue, mais il y a un raffinement : la volonté de puissance devient simple volonté de camoufler l’impuissance.
Le désir de conquérir et d’établir l’ordre a dégénéré pour n’être plus qu’un désir de détruire, un désir de mort. L’Empire romain, quels qu’aient été ses défauts, apportait l’ordre. De même, 2000 ans plus tard, le Raj britannique apportait l’ordre. Aujourd’hui, l’expansion illusoire de la civilisation occidentale, sous le leadership de Bush, n’apporte plus que le désordre.
La volonté de conquête de l’Empire américaniste ne vise plus à une intégration des autres, ne serait-ce que comme esclaves, mais répond à un voeu d’annihilation des autres, comme êtres différents, par la destruction des structures qui pourraient, avec le temps, en faire une force contestataire et donc un danger. C’est le comportement du porc qui défèque dans l’auge quand il a mangé tout son saoul.
Typique de ce choix du désordre, celui de soutenir des chefs de clans en Afghanistan, pour contrer la présence soviétique, avec pour résultat le retour au tribalisme d’un vaste territoire que, pour l’avenir prévisible personne ne contrôlera plus. Choix encore plus visible du désordre, comme finalité, la déstructuration de la Somalie où les USA soutiennent ouvertement le pouvoir des « warlords » contre un pouvoir émergent islamiste. Un pouvoir qui pourrait rétablir l’ordre, mais qui a le vice impardonnable, le démérite rédhibitoire de trouver ses valeurs ailleurs que dans le capitalisme.
Même processus en marche en Iraq, avec le morcellement annoncé du pays en ses composantes, chiite, sunnite et kurde, au pouvoir de chacune desquelles on s’opposera ensuite, au nom d’une « identité iraquienne ». Une identité factice, désormais disparue, parce que l’invasion américaine a fait disparaître justement ce qui aurait pu en favoriser l’éclosion.
Dans le nouvel Iraq désuni, on brimera même l’autonomie de ces régions chiite, sunnite et kurde qui, avec le temps, pourraient rétablir l’ordre, pour y favoriser de fait la création d’entités locales, encore moins viables, jusqu’à ce qu’apparaissent là aussi des factions, des « seigneurs de la guerre » dont la haine du voisin sera le moteur et dont le brigandage deviendra la seule activité rentable.
Afghanistan, Somalie, Iraq. Simple prolongement, désormais sans aucune pudeur, de la même stratégie de parcellarisation qui a fait de l’Afrique, à partir de sa décolonisation et aussi pour tout l’avenir prévisible, une zone corvéable dont aucune des parcelle n’a un contrôle même approximatif de ses ressources ni un sentiment réel d’identité, ni donc la moindre chance d’un développement autonome.
L’Empire américaniste est créateur de désordre. Il n’a pas la dynamique d’un empire traditionnel, mais celle d’une invasion barbare. Il est « incursionniste ». Il laisse systématiquement après son passage, non pas un désordre occasionnel, mais une volonté de désordre. Là où le désordre se développe bien de lui-même, au Darfour ou au Congo par exemple, l’Empire n’intervient pas : il n’y a qu’à laisser faire.
Pourquoi cet amour du désordre ? Parce que la relation première entre humains n’est plus un désir de convergence et de solidarité, mais une volonté de puissance et d’assujettissement. Dans ce contexte, l’ordre n’est plus perçu comme une vertu qui permet la création participative, mais comme une contrainte, symbole de la dominance imposée, alors que le désordre devient celui de l’affranchissement. Dans le désordre on peut violer, tuer, être puissant... être libre.
L’Empire se nourrit du désordre à l’échelle globale. Le désordre qui favorise les conflit générateurs de profits sans création de richesse et qui permet de rendre les termes d’échanges encore plus inégaux . C’est pour ça, que les chefs de l’empire américaniste n’ont pas la tête ni les projets de César, mais ceux de Néron.. L’Empire ne conquiert rien. Il se vautre dans une orgie de scandales. Il n’apporte pas l’anarchie - un mot dont le sens est à revoir - mais l’ataxie : la désintégration de tout ordre et de tout principe structurant.
On n’a plus l’excuse d’aller vers mieux. Affirmer son pouvoir sur autrui est une raison suffisante pour l’action. C’est pour ça que la nuit tombe. Nous sommes à la brunante. Sans faire de bruit, les choses changent, les principes n’ont plus de contours bien nets et les valeurs s’estompent. Chacun va tout droit devant, avec de moins en moins de respect pour les opinions des autres, au risque d’aveugler ceux dont le but ne peut être que dans la direction opposée.
Ainsi, il semble qu’on puisse tout faire pour que le Dow Jones franchisse la barre des 13 000, des 15 000, puis un jour des 20 000. Pendant ce temps, la richesse est distribuée de plus en plus mal. Mais cette inégalité de richesse n’est satisfaisante que si s’y joint la domination. La partie devient nulle. Une contradiction qui n’est pas essentielle se crée qui implique la contestation de l’ordre établi. et les mieux nantis qui cherchent leur tranquillité croisent ceux qui veulent plus de justice et qui viennent dans l’autre sens.
Il n’y a donc pas que la nuit qui tombe, il y a aussi que l’on s’aveugle les uns les autres. Un aveuglement qui
rend la nuit plus noire et qui confère son pouvoir hypnotique à la
ligne blanche que tracent les « guides » autoproclamés qu’une
pseudo-démocratie nous présente.
Voyez le terrorisme. Terrible.. mais bien utile, le terrorisme. Le terrorisme est bien commode, car quiconque conteste est un terroriste en puissance. Arrêtons la contestation.
Ici, l’aveuglement est prodigieux, car le terrorisme ne peut servir de rien à ceux qu’on en accuse et il n’est pas dans la nature humaine de négliger ses intérêts. L’expansion du terrorisme laissé à lui-même ne pourrait donc être que bien précaire. Il faut créer sans cesse des phantasmes, pour que le terrorisme se propage.
Pendant qu’on est ainsi obnubilé par le terrorisme, une criminalité se développe partout qui est un bien plus grave danger, puisqu’elle correspond à la cupidité humaine et a donc, elle, un grand avenir devant elle....
La criminalité n’intéresse que médiocrement l’Empire, car ce sont d’abord les pauvres qui en souffrent ; les riches ont leurs gardes du corps et leurs murs de béton. Ils ne voient pas la criminalité comme une menace sérieuse contre l’ordre établi. Ils sont aveuglés. Ils ne voient pas que l’Empire, en propageant le désordre public , crée les conditions pour que le désordre se propage encore ensuite de lui-même, sans qu’on ait à faire d’autres efforts : on peut compter sur des « initiatives privées » pour le parfaire.
La Grande Noirceur avance donc, portée par l’aveuglement des États, mais aussi par une entreprise privée du crime. La nuit tombe d’abord dans les marches de l’Empire. Durant quelques décennies, dans cette période bénie de l’humanité entre les derniers cannibales et la brunante, on a pu, en étant prudent, circuler presque n’importe où sur la planète. Kandahar, Goma, Beyrouth, Bagdad, Sarajevo, Djibouti, autant d’endroits où j’ai pu siroter un thé ou un café sans m’inquiéter. Cette époque est révolue.
Dans une partie croissante du monde, guerres et révolutions ont fait que l’ordre ne règne plus. Dans une large partie du reste, l’ordre qui règne n’est qu’un leurre. Dans une ville d’Amérique centrale, qu’il serait malséant de nommer, puisqu’elle n’est vraiment pas si différente de douzaines d’autres villes du même genre, on tue en moyenne douze personnes par jour. Il n’y a pas un commerçant au marché, pas un transportiste qui ne paye une « taxe » à des groupes d’extorsion.
La police est absente, les juges terrorisés, les témoins menacés ou simplement abattus. Bien ouvertement et en toute impunité. Des gangs de rue, les « Maras », venus du Mexique et de Los Angeles, ont essaimé vers le sud et, dans bien des villes des pays latins, c’est aujourd’hui affaire de vie ou de mort de savoir qui, de la Mara Salvatrucha, de la Mara MS, ou de la Mara 18, détient le pouvoir effectif dans le quartier où l’on circule.
Même à l’échelle nationale, on ne sait plus dans ces pays qui, de l’État ou des bandes, a vraiment la force pour lui, puisque l’État vient de présenter comme une victoire d’avoir repris le contrôle d’un pénitencier dont, depuis plus de 9 ans, les détenus avaient la pleine maîtrise ! Les Maras sont puissantes. Le désordre a fait son nid. Les guerres peuvent finir, mais la paix ne revient pas.
Quand la nuit tombe, les voyous sont partout. .Même dans les pays développés, l’ataxie progresse. Un pouvoir parallèle à l’État se développe dans le désordre, dont les « warlords » sont ici les caïds des diverses mafias, les chefs des groupes de motards et des gangs de rues. On ne va plus sans risque dans les banlieues des villes d’Europe, ni au coeur des villes américaines, ce sont des jungles qu’on ne traverse plus qu’en suivant la voie balisée des grandes artères.
À Montréal, ville encore relativement tranquille, une auteure vient d’accuser la police de cacher l’ampleur du phénomène des gangs de rues, pour ne pas alarmer la population. Mais all’ arme veut dire "aux armes". Il faudrait que, sinon la population, du moins l’Etat s’alarme...
Il ne s’alarme pas, parce qu’il pense voitures brûlées et vandalisme. Il pense "racaille" et délinquance, alors que le risque est là de l’émergence d’un véritable contre-pouvoir. Ce contre-pouvoir est devenu une réalité dans les pays défavorisés. Le risque de contagion est grand, à la mesure du pouvoir de corruption des capitaux énormes que la guerre à la drogue a mis entre les mains de gens dont les règles du jeu ne sont pas celles d’un état de droit.
Quand la nuit tombe, on ne la voit pas tomber. On voit seulement qu’on ne voit plus. Qui donne aujourd’hui toute son importance au fait que le désordre a rejoint l’injustice et s’est installé partout ? Qui s’alarme au fait qu’on va vers un nouveau Moyen Âge, où les rues ne sont plus sûres et où avoir une lourde porte devient plus important que d’avoir le bon droit de son côté ?
L’Amérique répond à cette menace par un fascisme de moins en moins discret. L’Europe doit trouver une autre solution. Vite, car il fait de plus en plus noir. Il faudrait allumer des bougies. Qui a des bougies ? Ne serait-il pas urgent que, dans une confiance réciproque retrouvée, l’État et les citoyens agissent main dans la main pour assurer la sécurité ?
Pierre JC Allard
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