« Repentance » et haine de soi
C’est un refrain bien connu de la droite nationaliste : rappeler les crimes commis par l’État français, c’est être un mauvais patriote et un masochiste. Et si c’était l’inverse ?
Image illustrant l'article :
Combat de l'Habrah, par Horace VERNET, ou Emile-Jean-Horace VERNET (1789 - 1863)
© Photo RMN-Grand Palais - G. Blot
Source : ce site
Qui bene amat, bene criticat
J’aime la France – non parce que je m’en fais une image idéalisée, mais tout simplement parce que j’y ai grandi et qu’elle m’a beaucoup donné. Renier mon pays, ce serait comme renier ma famille. Ce serait même me renier moi-même, tant il est vrai que la France et son histoire compliquée imprègnent ma culture, mes affects, ma mémoire, mes désirs. Mais justement parce que j’aime la France, je veux la connaître et l’aimer telle qu’elle est. Je veux aussi l’aider – à mon très modeste niveau – à devenir une société plus juste et plus heureuse, vraiment libre, égalitaire et fraternelle. Et pour cela, il me faut la regarder en face, sans ignorer ses bons côtés, bien sûr, mais aussi sans me détourner pudiquement de ses maladies ni de ses crimes passés ou présents.
Il n’y a là aucun masochisme, aucune complaisance morbide, aucune auto-flagellation. Il ne s’agit pas de ressasser de manière stérile un passé douloureux ou honteux. Il s’agit plutôt de faire comme un malade qui n’a pas peur de regarder ses symptômes en face ni d’en chercher les causes, afin de préparer un avenir meilleur. Mme Le Pen et les soi-disant « Républicains » sont persuadés qu’il faut, par amour de la France, se garder de critiquer trop durement notre passé colonial. Mais ces nationalistes aiment-ils vraiment la France ? Je crois qu’ils aiment plutôt l’idée qu’ils s’en font : une idée héroïque et glorieuse, une icône pour mieux dire, une idole fabriquée par leur imagination pour bercer leurs illusions narcissiques. La France, pour eux, est comme la Vierge Marie : sacrée et sans taches. Et tous les symboles de la puissance nationale – l’armée et le défunt empire colonial, entre autres – doivent rester à l’abri de toute critique. C’est cette même bigoterie qui a conduit les anti-dreyfusards à s’enferrer jadis dans leur sottise. Reconnaître que l’armée avait pu condamner Dreyfus par erreur, c’était selon eux déshonorer une institution intouchable. Ils ne voyaient pas que l’armée serait encore plus déshonorée en persistant dans l’ignominie. De la même manière, les nationalistes d’aujourd’hui ne veulent pas comprendre que la France doit affronter son passé avec courage et lucidité pour en sortir grandie.
Les vertus ambiguës de l’oubli
On pourrait m’objecter qu’il vaut parfois mieux oublier. Ce n’est pas faux. Quand on sort d’événements traumatisants, comme une guerre, mieux vaut peut-être laisser le passé derrière soi et se contenter de regarder de l’avant. Mais l’oubli n’en est pas moins une preuve de faiblesse. Surtout, il ne peut être une solution à long terme. Quand on refoule des événements de la mémoire officielle, ils continuent de laisser des traces dans les mémoires individuelles et familiales. Une véritable réconciliation nationale passe par un retour sur soi sans complaisance. Apparemment, certains de nos compatriotes se sentent encore trop faibles pour cet effort. Ils préfèrent se voiler la face, comme ces enfants qui s’accrochent désespérément au mythe du Père Noël. Sans doute ne s’aiment-ils pas suffisamment. Quand on a une forte estime de soi, on n’a pas besoin d’enjoliver son image, ni celle du groupe auquel on appartient.
Persistance du passé
Mais, dira-t-on, à quoi bon reparler d’événements anciens, comme les guerres coloniales ? On peut bien comprendre l’utilité de revenir sur un passé proche, mais que nous importent des événements vécus il y a plus de cinquante ans, voire au 19ème siècle ? L’objection serait valable si le passé était vraiment mort. Et quand je dis cela, je ne parle pas seulement des survivants de l’ère coloniale, ni de la mémoire qui s’en est transmise dans les familles. Je parle d’une certaine culture nationale qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Cette culture, c’est celle de l’arrogance du « civilisé » à l’égard des « barbares ». Elle n’est d’ailleurs pas propre à la France. Comme l’écrivait Lévi-Strauss (un homme qui fait vraiment honneur à la France, soit dit en passant), l’ethnocentrisme est présent dans toutes les sociétés. Tout être humain a tendance à juger les autres sociétés en fonction des valeurs de sa propre culture, et à condamner comme « barbares » toutes les pratiques auxquelles son éducation ne l’a pas habitué. Mais l’ethnocentrisme français a tout de même quelques particularités. La France a été l’une des premières nations à théoriser l’idée qu’il y a des valeurs politiques et juridiques qui sont universelles, et devraient à ce titre être respectées partout : les droits de l’homme. En soi, cette idée est tout à fait défendable. Le problème, c’est qu’elle a trop souvent servi de prétexte à des interventions brutales et à des crimes de masse. Au 19ème siècle, c’est en partie au nom des vertus supérieures de notre civilisation que des Français ont colonisé l’Indochine et une grande partie de l’Afrique. Sur ce qu’a été la réalité de cette colonisation, je renvoie à un article récent de Bruno Guigue, qui rappelle quelques faits utiles à savoir. Or, cette attitude paradoxale, tout à la fois brutale et moralisatrice, criminelle et pétrie de bons sentiments, s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Comme le disait Rony Brauman, dans une émission en hommage au regretté Tzvetan Todorov, la France est intervenue en Libye en 2011 en utilisant une rhétorique comparable à celle de George W. Bush en 2003 : il s’agissait de renverser une dictature pour mettre à la place un régime plus conforme aux droits de l’homme. Dans les deux cas, l’opération a échoué lamentablement. C’est qu’on ne peut pas contraindre une société à devenir démocratique. La liberté, par définition, ne peut pas s’imposer. Tout ce que peut faire la France, si elle veut vraiment se rendre utile, c’est offrir aux autres pays du monde un exemple de société épanouie et libre, afin de susciter partout un désir de justice et d’émancipation. Mais pour en arriver là, inutile de dire qu’il y a du boulot….
Ce qui vaut pour les relations internationales vaut également à l’intérieur de notre pays. Certains Français voudraient interdire dans tous les lieux publics le foulard islamique. Une partie d’entre eux prétend résister contre une vague terrifiante d’islamisation. Je la laisse de côté, parce qu’il faudrait tout un article pour démonter ce mythe. Je préfère parler de ceux qui prétendent s’attaquer au foulard islamique pour défendre le droit des femmes. Là encore, le retour vers le passé n’est pas inutile. Cette volonté de dévoiler les femmes était en effet déjà présente à la grande époque de l’Algérie française, et elle était parfois mise en œuvre brutalement. Arrogance bien-pensante d’une puissance coloniale qui prétend « civiliser » les « barbares » malgré eux. En admettant que le foulard islamique participe d’une culture sexiste, profondément injuste, ce n’est pas en forçant des femmes à y renoncer qu’on les aidera à sortir de cette culture. Bien au contraire : cette atteinte à leur liberté les persuadera que la culture « laïque » française est brutale et injuste. Pour donner aux gens l’amour de la justice et de la liberté, il faut d’abord se montrer juste envers eux, et donc respecter leur liberté.
On pourrait multiplier les exemples d’un passé qui reste encore bien vivant. Ainsi, en se penchant sur l’histoire de la police française, on s’apercevra que l’affaire Théo n’est malheureusement pas un simple fait divers. Elle s’inscrit dans une tendance déjà ancienne, qu’il s’agit de bien regarder en face pour pouvoir mieux la combattre.
La vraie grandeur de la France
Pour terminer, j’aimerais parler brièvement des points forts de notre pays. Se contenter de rouvrir de vieilles plaies est évidemment malsain. Si nous voulons guérir de nos maladies, nous devons puiser dans nos ressources propres. Cela vaut aussi bien pour une société que pour un individu. Si un individu veut cultiver l’estime de soi, il est bon qu’il se remémore tous les moments où il s’est révélé intelligent, courageux, généreux, etc. De la même manière, la France a tout intérêt à se pencher sur ce qui a fait et fait encore sa grandeur. Or, la grandeur de la France ne réside pas dans la domination qu’elle a exercée sur un certain nombre de peuples. Elle est plutôt dans ses savants, ses artistes et ses philosophes (à l’exception des « nouveaux », bien sûr). Elle est aussi dans tou(te)s ces Français(es) qui ont lutté et luttent encore pour qu’il y ait plus de liberté et de justice. Ce sont ces gens, anonymes ou connus, qui ont rendu possibles la liberté de la presse, la constitution d’un droit du travail digne de ce nom, l’impôt progressif sur le revenu, les congés payés, la sécurité sociale ou encore la laïcité (la vraie, pas la haine des musulmans qui se cache sous ce nom). Notons que tous ces acquis sont en train de disparaître sous les coups de la droite « socialiste » ou « républicaine », sans parler de dangereux ultra-libéraux comme Emmanuel Macron.
On aura compris, à propos, que mon article ne saurait constituer une apologie de ce dernier.
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