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Accueil du site > Tribune Libre > Rétribuer les témoins ou de la valeur éthique de l’argent

Rétribuer les témoins ou de la valeur éthique de l’argent

La police vient de tester un nouveau dispositif de recueil de témoignage suite aux violences urbaines qui se sont déroulées dans un quartier de Villiers-le-Bel. Ce dispositif nouveau repose sur le principe très politisé du « donnant-donnant ». Rétribution monétaire contre témoignage à charge. En d’autres lieux et d’autres temps, ce genre de pratiques ne choquerait pas. La lutte anti-terroriste use déjà de ce procédé dans son arsenal de moyens mis à sa disposition.

Pour autant, s’il peut s’avérer nécessaire de délier les langues, de rompre le « mur du silence » qui pèse dans certains de ces quartiers, par peur des représailles, on peut néanmoins rester circonspect sur la méthode employée. Moins par la situation contextuelle que par la logique inhérente à la modalité adoptée.

En effet, financer des témoignages pour attraper des coupables peut apparaître comme un moyen licite et justifié d’exercer la justice. Pourtant, rétribuer l’aide apportée à la police, c’est-à-dire en définitive, récompenser l’action individuelle apportée au maintien de la paix et de la cohésion sociale (c’est bien là le rôle premier des forces de l’ordre) me paraît constituer un précédent dangereux d’un point de vue idéologique et éthique.

Regardons-y de plus près. A la réflexion, trois critiques d’ordre moral peuvent être envisagées à l’adoption d’une telle mesure :

1. Tout d’abord, monétiser les témoignages comme on monétise ses RTT, ses week-ends, bientôt ses congés payés (notes internes de La Poste selon O. Besancenot), relève d’un entreprise idéologique bien agencée et résolument nocive, aux effets pervers incertains.

C’est faire de l’argent le mode de gouvernance de l’ensemble des rapports sociaux de nos sociétés modernes. On me rétorquera, à juste titre d’ailleurs, qu’il en est sans doute déjà ainsi, qu’il faut vivre avec son époque et qu’il y a bien longtemps que les relations humaines et sociales sont médiées par l’argent. Certes, j’en conviens. Mais il me semble qu’il est néanmoins profondément différent d’avoir des rapports sociaux objectifs (rapports de travail, loisirs, syndicaux, etc.) fondés sur l’argent, ou plus exactement fondé sur un lien médié par la dimension économique, qui relèvent avant tout de conduites individuelles et privées liant l’individu à son patron, à son club, à son parti, à son syndicat, qu’entretenir l’idée au niveau de la chose publique (res-publica) que l’argent est un médiateur de l’ensemble des relations sociales liant l’individu à la collectivité.

Je m’explique.

Faire d’un témoignage l’objet d’une rétribution (récompense) monétaire, c’est s’accorder sur l’idée que l’espace public, lieu de la sécurité civile qui est un bien collectif dont chacun peut disposer et a droit, peut reposer sur des valeurs similaires à celles du monde de l’entreprise, de l’espace privé des relations professionnelles. C’est instrumentaliser l’argent comme forme de participation à l’espace public, c’est en définitive faire de la paix sociale un espace et un enjeu de lutte monnayable. La cohésion sociale (ce qu’on appelle aujourd’hui le vivre-ensemble) serait-elle à ce prix - sans faire de mauvais jeu de mots ?

2. La seconde critique que l’on peut faire découle directement de la première. Monnayer la vérité, rétribuer le témoignage, c’est reconnaître implicitement l’échec de la solidarité, le délitement du lien social et surtout l’incapacité de la société, c’est-à-dire de la République à y répondre autrement. En octroyant une prime à la vérité (oserai-je dire à la délation ?), l’Etat admet son échec à répondre à la déliaison sociale, comme dirait Roger Sue, de nos sociétés contemporaines, sinon par une forme de relation instrumentalisée et médiée à l’autre qui passe par l’argent.

Non seulement, l’aveu d’échec est complet, mais il entérine par sa méthode même, son impuissance à redéfinir le vivre-ensemble, à déterminer des modalités nouvelles de création de solidarités, qui passerait par une vision unitaire et républicaine de l’être-ensemble.

3. Et c’est donc en dernière analyse, une appropriation par l’Etat, au sens le plus large du terme, celui de Représentation nationale, des formes de relations contractuelles propres à la sphère privée. Relations contractuelles médiées par l’argent. Cela revient à faire de l’argent la valeur sinon centrale au moins incontournable de la relation à l’autre. Valeur essentielle et unique au nom de laquelle peut perdurer le lien social.

Nous avons affaire ici à un principe de morale inversée. Là où l’argent venait parfois s’associer en tant que supplément aux formes sociales de relations désintéressées, comme forme a posteriori de la relation à l’autre, il en devient désormais le garant, le socle, le fondement même. L’argent, dans ce schéma nouveau, devient ce préalable aux relations sociales, cet argent liant, contractuel, objectif et intéressé sur lequel et à partir duquel vont se constituer et procéder les nouvelles formes de la solidarité, les nouveaux modes d’être-ensemble.

Encore une fois soulignons bien la distinction que nous faisons entre espace public et espace privé, plus généralement entre ce que nous appelons relations sociales verticalisées (hiérarchisées) et relations horizontalisées. Nous reconnaissons que l’argent est le fondement du lien qui unit un salarié à son employeur, un sportif à son club, et qu’à partir de ce premier lien verticalisé peut s’agréger (presque toujours) des liens plus personnels, plus horizontaux. Mais dans le cas présent, ce que nous critiquons c’est l’inclinaison qui conduit à faire de l’argent le préalable aux formes de relations sociales traditionnellement et juridiquement désintéressées : celles de l’espace public, celles qui unissent les individus entre eux au sein de la Communauté nationale, au nom de la citoyenneté morale.

En octroyant une récompense financière à la dénonciation, au témoignage, l’Etat légitime dans le même temps la pratique de l’intéressement personnel au service du bien-être de la collectivité. En faisant de l’argent un vecteur essentiel du vivre-ensemble, il instrumentalise et « dénaturalise » toute forme de relation à l’autre. L’argent gagne encore un peu plus en valeur : non pas en valeur de réussite ou de mérite personnel (celle-ci n’est pas questionnée ici, mais indirectement elle en sort renforcée encore davantage), mais en valeur éthique, en valeur morale : l’argent sert le vivre-ensemble, il assure la pérennisation du lien social en renforçant la cohésion sociale. Si l’argent facilitait - un peu - jusqu’ici l’intégration sociale (suis-je intégré si je ne travaille pas, ne consomme pas ?), il permet désormais d’assurer le maintien de l’ordre social. Régulation sociale et intégration sociale dirait Durkheim, les deux mamelles de la solidarité. Plus qu’une simple valeur au même titre que les autres, l’argent devient La Valeur ultime, dominante au-dessus de la mêlée. Non plus valeur, mais supravaleur, méta-valeur même, comme il existe le métalangage.

Valeur de réussite personnelle, d’épanouissement, mais également valeur morale de solidarité : l’argent aurait donc ce pouvoir si euphorisant de satisfaire à la fois les satisfactions individuelles, de maximiser son profit tout en servant dans le même temps la collectivité et la solidarité.

Sublime surprise ! L’idéologie ultra-libérale et l’homo oeconomicus des abstractions conceptuelles peuvent se relever fièrement. La main invisible, qui à force de l’être semblait définitivement absente, fait son retour sur tapis rouge, servi par notre président lui-même : et cette fois-ci elle n’a plus à se cacher, elle peut se montrer, s’exposer fièrement et dignement car elle la Justice sociale même, la garante de la pérennité du social !


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12 réactions à cet article    


  • tvargentine.com lerma 11 décembre 2007 11:57

    Votre article est à l’image des idées que vous defendez au MODEM : N’IMPORTE QUOI

    Il est normal que pour lutter contre les petites mafias locales la sécurité des personnes qui témoignent soient protégées et assurées.

    Cette forme que préconise le gouvernement est une bonne chose tout simplement.


    • Saï 11 décembre 2007 12:08

      Au risque d’être désagréable, c’est de la branlette intellectuelle. Toujours tout remettre en question sous le sacro-saint angle de la compassion sociale c’est bien, mais quand ça devient un facteur d’immobilisme, se pose la question du bien-fondé des attitudes angélistes face au besoin de stabilité sociale.

      Il y a des fauteurs de troubles qui se protègent par la peur qu’ils suscitent auprès de ceux qui en savent assez long pour les dénoncer. Les renseignements pour leur interpellation sont très difficiles à obtenir. Face à cette situation, le maintien d’un état de droit doit primer. Intérêts collectifs supérieurs aux intérêts individuels, etc.

      Je ne défends pas ce système. Comme vous, je le trouve regrettable. La seule différence est qu’il s’agit d’une solution pragmatique à un problème concret, et que le léger gain d’influence potentiel du facteur argent, qui est déjà roi dans notre société, ne pèse pas bien lourd face à la nécessité d’assurer aux citoyens des quartiers difficiles une vie normale et non marquée par la crainte de représailles. Les solutions manquent. Le besoin d’efficacité urge. Et certains en banlieue se moquent pas mal des implications socio-anthropologiques de cette légère modification du rapport à l’argent. Ils ont d’autres priorités en tête.


      • deusexmachina 11 décembre 2007 17:36

        Sur le fond, je suis d’accord avec vous. Dans ce cas précis, si cela permet d’arrêter quelques fauteurs de trouble, les témoignages sont bons à prendre. en même temps, je ne vois pas en quoi recevoir une somme d’argent importante peut faire délier des langues qui ont peur. cela n’empêche pas les représailles (à moins qu’il n’y ait pas vraiment danger...). Mais je m’interrogeais simplement sur la pertinence de ce genre de principe, s’il venait à se « démocratiser » et sur les dérives éventuelles qui le sous-tendent. c’est une mesure qu’il ne faut à mon sens surtout pas généraliser, sauf à vouloir faire de la solidarité un moyen pour s’enrichir plus qu’un fondement de la citoyenneté.


      • Saï 11 décembre 2007 17:57

        Vous ne voyez pas l’influence de l’argent sur le déliement des langues ? Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui le voient, eux. C’est triste, mais l’appât du gain incite à prendre des risques.

        Une société de la délation est une société de la défiance, qui ne peut reposer sur des valeurs démocratiques saines. Il est donc nécessaire de prévenir les dérives, en effet, ce qui ne peut reposer que sur le rétablissement du niveau de confiance. Cette confiance ne viendra que si les gens sentent que les choses bougent et qu’on assure davantage leur sécurité. C’est un cercle vicieux, car on veut rétablir la confiance en utilisant un principe de défiance. Vous pointez du doigt cette contradiction.

        Mais à mon sens, si l’avertissement éthique s’impose, le règlement concret de la situation doit être privilégié au regard de son degré de pourrissement. Je pense que le débat sur l’utilisation de la délation comme moyen a aussi été considéré et soupesé en milieu décisionnel. En tant que citoyens notre devoir est de rester vigilants quant à son emploi, mais pas d’en faire une stigmatisation de principe. Dans ce cas précis, son application me paraît tolérable. A condition en effet de ne pas en faire un précédent justifiant des dérives anti-républicaines.

        Un exercice d’équilibriste, en fait, et sûrement pas un réconfort pour le moral, je vous le concède.


      • L.S.B 11 décembre 2007 12:54

        Monnayer un témoignage, c’est encourager, plus tard, une délation pour de la monnaie et donc enlever toute valeur morale à la citoyenneté. Demain il y aura des indicateurs, délateurs professionnels à qui on demandera de faire des heures supplémentaires pour gagner plus...


        • Tzecoatl Tzecoatl 11 décembre 2007 14:18

          Si la société peut engendrer de telles attitudes contre les forces de l’ordre, elle peut aussi de surcroît générer ce genre de phénomènes de société dans le but de se rémunérer.

          Ce procédé est donc dangeureux et est une fois de plus de l’ordre du deux poids deux mesures.


          • MagicBuster 11 décembre 2007 16:14

            @Seb59

            L’auteur est un enseignant, -10.000 emploi d’année prochaine. L’article permet juste de mettre la responsabilité de l’Etat devant la réalité que tout le monde connait mieux maintenant.

            Au lieu de proposer des solutions, celui qui n’est pas mon président, empire des situations déjà inquiétantes.

            La corruption de témoin(s) n’a jamais été une bonne chose en terme de justice.


            • Nobody knows me Nobody knows me 12 décembre 2007 09:25

              Pardon d’être complètement hors sujet mais je ne suis pas du tout d’accord avec ça :

              La critique n’a d’interet que si on propose des solutions alternatives.

              Autrement dit : « Si t’as pas mieux, ferme ta gueule et subis ! »

              A deux pas du totalitarisme à mon goùt. Quant au paiement des témoins, on sait très bien comment ça va finir. Connaissant l’Homme et son avidité, la dérive sera forcément là. Vous savez, comme quand on dit « le chômage, la sécu, les gens en abusent »...

              De plus, ça me fait bien rire cette mesure, quand je pense à notre roi qui s’indigne des dénonciations de fraudes fiscales anonymes (envers ses proches j’imagine). Encore une fois, l’hôpital se fout de la charité.

              Bref, on tourne en rond.


            • moebius 11 décembre 2007 22:13

              contrairement a ce qui se dit l’argent a une odeur. Ca sent la merde


              • moebius 11 décembre 2007 22:17

                ..vous sentez pas cette odeur ?


              • luklamainfroide 12 décembre 2007 10:55

                Témmoiniage contre monnaie sonnante et trébuchante ,la délation rétribuée quel progrés social !Voila à quel perversion mène la capitalisme les goulags de staline ne sont pas loin assurément ,bientot on demandera aux petits enfants de dénoncer leurs parents contre des bons points .La délinquence dans les banlieux est un des sympptome d’une grave maladie dont soufre le monde actuèle ,quand l’humain est subordoner a l’économique il ne peut en résuter rien de bon .Ils nous faut réaprendre la liberté et jetter par dessut son épaule ce concepte désastreux qui dit que sans économie de marché il n’est point de salut !


                • stephanemot stephanemot 12 décembre 2007 13:28

                  c’est cohérent avec le programme présidentiel : balancer plus pour gagner plus.

                  dis-moi combien tu gagnes, je te dirais qui tu hais...

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