Ridiculisés par Romain Gary en 1975, les prix littéraires ont la vie dure
La saison automnale des prix littéraires est de retour aussi sûrement que les arbres perdent leurs feuilles en automne. Ce sont des moeurs curieuses. Les prix ont la vie dure.

Car le bon sens, censé, selon Descartes, être la chose du monde la mieux partagée, peine à trouver la moindre légitimité à ces concours fantasques : élire un ouvrage parmi d’autres comme le meilleur, cela peut-il avoir un sens ?
Un concours insensé
On s’en veut de devoir rappeler ces évidences. Tous ces livres, mis artificiellement en compétition, n’ont-ils pas leur charme propre à un titre ou à un autre ? Chaque livre répond à des critères originaux de qualité qui ne peuvent pas être mesurés à ceux des autres et réciproquement puisqu’ils sont différents. En termes sportifs, on dirait qu’ils ne courent pas dans les mêmes catégories : fait-on concourir dans la même course un sprinter et un marathonien ? De même, en gastronomie, faut-il préférer les pommes de terre ou les aubergines ? Ça dépend de l’usage qu’on veut en faire : pour la purée les premières s’imposent, pour la ratatouille ce sont les secondes. Et qu’est-ce qui est le meilleur, la purée ou la ratatouille ? Les deux, mon colonel, même si l’enfant commence par ne jurer que par la première et qu’une formation du goût le tournera plus tard vers la seconde.
L’emprise de l’argument d’autorité
Il faut donc trouver ailleurs que dans un palmarès d’excellence, aussi stupide qu’invalide, cette obstination mise à vouloir choisir le meilleur livre comme le meilleur film, qu’on couronne d’un « prix Goncourt » ou d’un « prix Renaudot », d’une « Palme d’or » ou d’un « Oscar ». Il s’agit, on le sait, d’une pure opération de stratégie commerciale jouant sur la naïveté et le snobisme d’un public assez large pour être une source de profits sans pareille. Cette stratégie use à cette fin de deux leurres principaux :
- Le premier est le leurre de l’argument d’autorité. De tous les réflexes socio-culturels dont une éducation équipe l’individu appelé à vivre en société, on l’a plusieurs fois évoqué sur AGORAVOX, la soumission aveugle à l’autorité est le plus assidûment inculqué. Les expériences conduites par Stanley Milgram à l’université de Yale entre 1960 et 1963 et relatées dans son ouvrage, Soumission à l’autorité (Calmann-lévy, 1974), ont montré l’emprise de l’autorité sur l’individu, capable de torturer et d’aller jusqu’au meurtre sur l’ordre d’une autorité reconnue comme légitime.
Dans le domaine des arts, l’éducation scolaire n’est fondée quasiment que sur l’argument d’autorité : l’école laïque a fait sien le traitement de texte religieux. « L’exégèse » et « la glose » ont été simplement rebaptisées « explication de texte » et « dissertation ». Sans doute les prophètes ont-ils été remplacés par les poètes. Mais la même attitude de vénération est exigée devant l’autorité de leur parole.
On comprend qu’un jury - comme celui du prix Goncourt - cherche à profiter de l’aubaine de cette éducation, en usurpant un magistère, surtout quand le temps - depuis 1903 - lui confère la patine d’une tradition : celle-ci tire son autorité de sa seule ancienneté, supposée n’avoir pu adopter à l’épreuve du temps que des recettes éprouvées. Le potache comme le snob sont donc mûrs à souhait pour entendre décréter arbitrairement que tel livre est supérieur aux autres.
L’emprise de la pression du groupe
Le grand nombre de ces fidèles prêts à boire la parole de l’oracle constitue à son tour un second leurre efficace, le leurre de la pression du groupe. Très utilisé par les stratèges publicitaires, il a été déjà aussi mentionné sur AGORAVOX. Les travaux de Solomon Asch dans les années 1953-1955 à l’université de Pennsylvanie ont montré que nul ne sort indemne d’une confrontation avec un groupe qui avance une opinion, si absurde soit-elle. Deux segments peuvent bien mesurer l’un 10 cm et l’autre 30 cm : 36,8 % des sujets sont capables de se rallier au point de vue du groupe qui estime péremptoirement que ces deux segments sont égaux ! Les autres sujets, de leur côté, sont rongés par un doute profond et délétère sur la validité de leur propre perception, alors qu’elle est rigoureusement exacte.
L’ accord de l’individu avec le groupe est sécurisant car le point de vue d’une majorité devient la norme dont on ne peut s’écarter sans être « anormal ». On se jette donc en foule dans les librairies et les supermarchés sur les piles de livres barrés de la précieuse écharpe d’un prix. Paradoxalement, « la distinction culturelle » est à ce prix, celui du conformisme. On n’est pas toutefois obligé de lire le livre ; il suffit de l’avoir à la main et d’être vu, ou de le laisser traîner chez soi bien en vue sur une tablette à portée du canapé : « Ah ! vous avez le dernier Goncourt ? » s’exclameront les visiteurs avant de passer à autre chose.
La démonstration impitoyable de Romain Gary en 1975
Cette double emprise de l’argument d’autorité et de la pression du groupe sur le potache qu’on reste tous peu ou prou, assure au livre primé des ventes sans commune mesure avec les autres. Quoi de plus logique que cet espoir de profits ait conduit tout naturellement les maisons d’édition à guigner activement les prix ? Le trio parisien Gallimard - Grasset - Le Seuil, brocardé sous le sobriquet de « GalliGrasSeuil », a ainsi trusté les prix Goncourt depuis 60 ans : 70 % des lauréats sont sortis de leurs maisons.
Pourtant, l’Histoire devrait inviter à la prudence. Romain Gary en 1975 a ridiculisé cette manie des prix d’une manière telle qu’elle n’aurait pas dû s’en relever. Maltraité injustement par la critique parisienne qui le présentait comme « un auteur fini », il a pris un pseudonyme pour écrire quatre ouvrages. L’un d’eux, La Vie devant soi, au Mercure de France, signé Émile Ajar, a obtenu le prix Goncourt en 1975. Les critiques n’ont donc même pas été fichus de reconnaître la voix de Romain Gary sous celle d’Émile Ajar. C’est dire le sérieux de ces gens ou leur parti-pris. Gary est donc le seul écrivain à avoir eu deux fois le prix Goncourt qui ne peut être décerné qu’une seul fois ! Il a laissé un opuscule posthume de 43 pages, Vie et mort d’Émile Ajar (Gallimard, 1981), où il raconte le stratagème qu’il a monté et auquel le microcosme de la critique et de l’édition s’est fait prendre. Pour la confusion de ces prétendus experts, il souligne que deux jeunes femmes, l’une journaliste, l’autre professeur, avaient, elles, su établir des relations étroites entre les ouvrages de R. Gary et d’É. Ajar, allant jusqu’à y retrouver les mêmes formules ! Gary ne mâche alors pas ses mots : « D’autres que moi ont parlé de la "terreur dans les lettres", écrit-il, des coteries et des cliques à claques, copinages, renvois d’ascenseur, dettes remboursées ou comptes réglés... Ce qui est en cause, en réalité, ce n’est pas la critique, c’est le parisianisme. » Et il termine par ces mots. « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci ! »
Cela aurait dû suffire à ruiner le crédit que l’on s’obstine encore à reconnaître aux prix littéraires ou cinématographiques. Il n’en est rien. « Le temps (qui passe) sur les mémoires » et la santé de fer qu’affichent potaches et snobs promettent encore aux prix de tous poils un grand avenir.
Paul Villach
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