Sieyès, ou les racines du système représentatif
Lorsque les révolutionnaires français de juillet 1789 entreprirent d’abattre le pouvoir monarchique, c’était dans le but d’installer le pouvoir du peuple. Mais, très rapidement, le cours de l’histoire a suivi une trajectoire différente de celle initiée par les acteurs des mouvements populaires de cette époque. Cette révolution détournée constitue encore aujourd’hui, ne l’oublions pas, la « référence suprême » célébrée par une fête nationale censée réunir la nation toute entière dans une même harmonie démocratique.
En effet, dès le 7 septembre 1789, c’est à dire à peine deux mois après la prise de la Bastille, Emmanuel-Joseph Sieyès tenait devant la toute jeune assemblée nationale, des propos qui allaient sceller la fin des aspirations réellement démocratiques de la révolution.
Car Emmanuel-Joseph Sieyès est le véritable théoricien du travestissement de la démocratie en oligocratie, par le truchement du terme trompeur de démocratie représentative. Son génie, qui reste encore aujourd’hui inégalé dans le domaine de la manipulation institutionnelle, fut de poser et de décrire avec une limpidité éclatante les fondements de la démocratie, tout en expliquant simultanément les artifices techniques pour pouvoir s’en détourner sans que le peuple ne s’en rende compte.
Lisons-le, tout simplement :
Sur la source de la Loi
« La seule définition raisonnable qu'on puisse donner de la Loi, est de l'appeler l'expression de la volonté des Gouvernés. Les Gouvernants ne peuvent s'en emparer, tout ou en partie, sans approcher plus ou moins du despotisme. »
Traduit en termes clairs, cela signifie qu’un système dans lequel les gouvernant font eux-même la loi s’approche de la tyrannie. C’est ni plus ni moins le cas du système actuel dans lequel c’est l’exécutif qui établit lui même la quasi totalité des règles coercitives.
Sur la séparation des pouvoirs
« Les volontés individuelles peuvent seules entrer, comme éléments, dans la volonté générale ; l'exécution de la Loi est postérieure à sa formation ; le Pouvoir exécutif & tout ce qui lui appartient n'est censé exister qu'après la Loi toute formée. Auparavant, toutes les volontés individuelles ont été consultées, ou plutôt, ont concouru à la confection de la Loi. Donc il n'existe plus rien qui doive être appelé à y concourir. Tout ce qui peut y être s'y trouve déjà. Rien ne lui manque : il ne pouvait y avoir que des volontés ; elles y sont toutes. Si donc l'exercice du Pouvoir exécutif donne une expérience, procure des lumières qui peuvent être utiles au Législateur, on peut bien écouter ses conseils et l'inviter à donner son avis ; mais cet avis est autre chose qu'une volonté. Il ne doit point, je le répète, entrer dans la formation de la Loi, comme partie intégrante ; en un mot, si le pouvoir exécutif peut conseiller la Loi, il ne doit point contribuer à la faire…… Il est certain, & nous l'avons aussi prouvé, que le Pouvoir exécutif n'a aucune espèce de droit à la formation de la Loi …… l'histoire nous apprend à redouter les attentats du Pouvoir exécutif sur les Corps législatifs bien plus que ceux du Pouvoir législatif sur les dépositaires de l'exécution. »
Là encore, c’est encore une condamnation sans appel d’un système permettant à l’exécutif d’élaborer lui-même la loi.
Sur le mode de représentation
« Le sujet qui vous occupe tient certainement, tient essentiellement au système de représentation que vous voudrez adopter. Vous ne pouvez en fonder les bases que dans les Municipalités ; Il est plus pressant encore de connaître quel degré d'influence vous voulez donner à ces Assemblées commettantes sur les Députés Nationaux. … S’'il ne faut qu'énoncer un vœu déjà formé par le Peuple dans les Bailliages (# circonscriptions) ou dans les Municipalités, qu'est-il nécessaire, pour un énoncé qui ne peut varier, de former deux ou trois Chambres ? Qu'est-il nécessaire de les rendre permanentes ? Des Porteurs de votes, ou bien, en se servant d'une expression déjà connue, des Courriers politiques n'ont pas besoin d'être permanents. II faut donc que vous déterminiez le système de représentation, & les droits que vous voulez y attacher dans tous ses degrés. »
Ce texte conteste par avance la valeur du vote d’un représentant qui serait guidé par son électorat, il annonce déjà le « rejet du mandat impératif » que nous retrouverons plus loin.
Sur la manière de voir le Citoyen
« Les Peuples Européens modernes ressemblent bien peu aux Peuples anciens. II ne s'agit parmi nous que de Commerce, d'Agriculture, de Fabriques, etc…. Le désir des richesses semble ne faire de tous les Etats de l'Europe que de vastes Ateliers : on y songe bien plus à la consommation & à la production qu'au bonheur. Aussi les systèmes politiques, aujourd'hui, sont exclusivement fondés sur le travail et les facultés productives de l'homme sont tout ! A peine sait-on mettre à profit les facultés morales, qui pourraient cependant devenir la source la plus féconde des plus véritables jouissances. »
« Nous sommes donc forcés de ne voir, dans la plus grande partie des hommes, que des machines de travail. Cependant vous ne pouvez pas refuser la qualité de Citoyen & les droits du civisme, à cette multitude sans instruction, qu'un travail forcé absorbe en entier. Puisqu'ils doivent obéir à la Loi tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal. »
Sieyès énonce ici l’axiome fondamental de la démocratie, à savoir que le citoyen devrait concourir à faire la Loi, mais il esquisse simultanément un argument pour l’en écarter : « le citoyen est ignare et trop occupé à travailler ». Le génial manipulateur commence à montrer son vrai visage ……
Sur le choix du système de gouvernement
« Il peut s'exercer de deux manières. La première manière est que les Citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d'entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l'exercice. C'est pour l’utilité commune qu'ils se nomment des Représentants bien plus capables qu'eux-mêmes de connaître l'intérêt général, & d'interpréter à cet égard leur propre volonté. L'autre manière d'exercer son Droit à la formation de la Loi, est de concourir soi même immédiatement à la faire. Le concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le Gouvernement représentatif. »
« La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme. Le choix entre ces deux méthodes de faire la Loi, n'est pas douteux parmi nous. D'abord, la très grande pluralité de nos Concitoyens n'a ni assez d'instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s'occuper directement des Lois qui doivent gouverner la France ; leur avis est donc de se nommer des Représentants ; & puisque c'est l'avis du grand nombre, les hommes éclairés doivent s'y soumettre comme les autres. »
« Quand une société est formée, on sait que l'avis de la pluralité fait Loi pour tous. Ce raisonnement, qui est bon pour les plus petites Municipalités, devient irrésistible, quand on songe qu’il s'agit ici des Lois qui doivent gouverner vingt-six millions d'hommes ; car je soutiens toujours que la France n'est point, ne peut pas être une Démocratie. »
« Puisqu'il est évident que cinq à six millions de Citoyens actifs, répartis sur plus de vingt-cinq mille lieues quarrées (100.000 km²) ne peuvent point s’assembler ; il est certain qu'ils ne peuvent aspirer qu'à une Législature par représentation. »
« Donc les Citoyens qui se nomment des Représentants, renoncent & doivent renoncer à faire eux-mêmes immédiatement la Loi : donc ils n'ont pas de volonté particulière à imposer. Toute influence, tout pouvoir leur appartiennent sur la personne de leurs mandataires ; mais c'est tout. S'ils dictaient des volontés ce ne serait plus cet état représentatif, ce serait un état démocratique. »
Sieyès abat ici clairement ses cartes ! Le mécanisme de travestissement d’un état démocratique par ce qu’il nomme déjà un état représentatif est parfaitement expliqué. Deux mois seulement après la révolution de juillet, les aspirations démocratiques du peuple sont définitivement enterrées. Cela se passe de commentaires !
Sur le mandat impératif
« On a souvent observé dans cette Assemblée, que les Bailliages (# circonscriptions) n'avaient pas le droit de donner des Mandats impératifs ….. Relativement à la Loi, les Assemblées commettantes n’ont que le droit de commettre. Hors de là , il ne peut y avoir entre les Députés & les Députants directs, que des mémoires, des conseils. Un Député, avons nous dit, est nommé par un Bailliage, au nom de la totalité des Bailliages ; un Député l’est de la Nation entière ; tous les Citoyens sont ses Commettants : or , puisque dans une Assemblée Bailliagère, vous ne voudriez pas que celui qui vient d'être élu, se chargeât du vœu du petit nombre contre le vœu de la majorité, vous ne devez pas vouloir, à plus forte raison , qu'un Député de tous les Citoyens du Royaume écoute le vœu des seuls Habitants d'un Bailliage ou d'une Municipalité, contre la volonté de la Nation entière. Ainsi, il n'y a, il ne peut y avoir, pour un Député, de Mandat impératif, ou même de vœu positif, que le vœu National. Le Député d'un Bailliage est immédiatement choisi par son bailliage, mais immédiatement il est élu par la totalité des Bailliages. Voilà pourquoi tout Député est Représentant de la Nation entière. Sans cela, il y aurait parmi les Députés une inégalité politique que rien ne pourrait justifier et la Minorité pourrait faire la loi à la Majorité »
Il ne se doit aux Conseils de ses Commettants directs, qu'autant que ce Vœu sera conforme au vœu national. Ce vœu, où peut-il être ? Où peut on le reconnaître ? si ce n'est dans l'Assemblée Nationale elle-même ? Ce n'est pas en compulsant les cahiers particuliers, s'il y en a, qu'il découvrira le vœu de ses Commettants. II ne s'agit pas ici de recenser un scrutin démocratique, mais de proposer, d'écouter, de se concerter, de modifier son avis , enfin , de former en commun une volonté commune. Disons-le tout à fait : cette manière de former une volonté en commun serait absurde. Quand on se réunit, c'est pour délibérer, c'est pour connaître les avis les uns de autres, pour profiter des lumières réciproques, pour confronter les volontés particulières, pour les modifier, pour les concilier, enfin pour obtenir un résultat commun à la pluralité. Il est donc incontestable que les Députés sont à l'Assemblée Nationale, non pas pour y annoncer le vœu déjà formé de leurs Commettants directs, mais pour y délibérer et y voter librement d'après leur avis actuel, éclairé de toutes les lumières que l’Assemblée peut fournir à chacun. II est donc inutile qu'il y ait une décision dans les Bailliages ou dans les Municipalités , ou dans chaque maison de Ville ou Village ; car les idées que je combats ne mènent à rien moins qu'à cette espèce de Chartreuse politique.
« Ces sortes de prétentions seraient plus que démocratiques. La décision n'appartient & ne peut appartenir qu'à la Nation assemblée. Le Peuple ou la Nation ne peut avoir qu'une voix, celle de la législature nationale. Le Peuple, je le répète, dans un pays qui n'est pas une démocratie (& la France ne saurait l'être ) le Peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses Représentants. »
Ces extraits des discours de Sieyès pourront paraître quelque peu long au lecteur de cet ouvrage, mais il n’en sont pas moins indispensables pour bien comprendre les conditions dans lesquelles la démocratie dite « représentative » s’est installée dans le lit tout juste bordé de la démocratie « tout court ». Quant à l’auteur de ces paroles et au porteur de ces idées nouvelles qui allaient dessiner la trame de tous les systèmes sociopolitiques des temps à venir et jusques aux nôtres, ce n’était pas n’importe qui !
Emmanuel-Joseph Sieyès, dit « l’abbé Sieyès », devint célèbre dès 1788 pour son Essai sur les privilèges, mais c'est surtout son Qu'est-ce que le Tiers Etat de 1789, véritable texte fondateur de la Révolution française, qui assura son immense popularité par le grand retentissement qu’il obtint.
C’est ainsi que Sieyès prit une part active à la Révolution française jusqu'à sa fin, par sa participation au coup d'État du 18 brumaire. En 1789, élu député du tiers état aux États généraux, il joua un rôle de premier plan dans les rangs du parti patriote du printemps à l'automne 1789, le 17 juin il proposa la transformation de la Chambre du Tiers Etat en assemblée nationale, le 20 juin il rédigea le serment du Jeu de paume, puis il travailla activement à la rédaction de la Constitution, dont il fixait déjà les grandes lignes dans son fameux discours du 7 septembre, duquel sont issus les extraits cités plus haut.
Pendant la préparation de la constitution de l'an III, le 20 juillet 1795 (2 thermidor), il prononça un discours resté célèbre, au cours duquel il proposait la mise en place d'un jury constitutionnaire, premier projet d'un contrôle étendu de la constitutionnalité des actes des organes de l'État. En 1797 sous le Directoire, il fut président du conseil des Cinq-Cents, puis nommé lui même Directeur début 1799. Il organisa le coup d'État du 18 brumaire (9 novembre 1799), à la suite duquel il démissionna de son poste de directeur, pour prendre le premier poste de consul sous la houlette de Bonaparte.
Nous voyons donc que Sieyès aura accompagné tout cette période révolutionnaire au plus haut niveau, et bien que resté dans une ombre relative par rapport à des personnages tels que Robespierre, Danton, Saint-Just ou Bonaparte, il fut le véritable artisan des procédures de la nouvelle organisation sociale, à la différence de ces autres célébrités trop complètement occupées à traiter les rudes affaires courantes du moment.
Les écrits de Sieyès revêtent une importance capitale pour la compréhension de notre système politique actuel, et ceci pour trois raisons principales :
- La première raison tient dans le fait qu’ils énoncent de la façon la plus claire qui soit les différences fondamentales existant entre la « vraie » démocratie et la démocratie qu’il nomme « représentative », et ce précisément à une époque où la société française cherchait à se doter d’une organisation nouvelle pour remplacer la monocratie.
- La deuxième raison réside dans une vigoureuse argumentation en faveur de l’option représentative incluant une déclinaison exhaustive des avantages de cette option par rapport à la démocratie pure. Ce choix sans équivoque est par ailleurs scellé par sa célèbre formule : La France ne saurait être une démocratie.
- La troisième raison enfin, c’est qu’il n’y aurait pas une ligne de ces écrits à modifier pour décrire le régime actuel. Autrement dit, c’est le même raisonnement qui est aujourd’hui utilisé par les tenants de la démocratie représentative pour dénigrer la vraie démocratie, c’est à dire le pouvoir du peuple, c’est à dire encore, la « démocratie directe ».
( Extrait du livre "Vers la démocratie directe" )
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