Silence, la puissance des introvertis
Le travail en groupe est plébiscité un peu partout comme LA manière de générer de l’innovation : l’échange, le débat, le brainstorming sont plus efficaces que laisser les gens tout seuls dans leur coin. Vrai ? Bof.
Selon Susan Cain et son ouvrage “Quiet : The Power of Introverts” (Silence : la puissance des introvertis), le travail de groupe en général est surtout favorable aux extravertis et pas du tout aux introvertis. Or la population est composée de 30% à 50% d’introvertis, qui se révèlent terriblement inefficaces dans des systèmes basés sur l’argumentation et la confrontation publique. Nous avons sans doute tous l’expérience de travaux en groupes, réunions, brainstormings que ce soit dans des cadres professionnels ou bénévoles, voir familiaux. Selon que nous sommes plutôt extravertis (donc à l’aise dans ce type d’environnement et capables de “mener les débats”) ou plutôt introvertis (donc le plus souvent avec une grande difficulté à défendre une opinion différente de celle en apparence majoritaire) l’expérience du groupe sera très différente.
Or la société valorise grandement la posture extravertie : il est “bien” d’être confiant, assertif, confortable sous les feux de la rampe. Les leaders, ceux qui comptent, ceux qui son visibles sont ceux et celles qui sont confortables avec les interactions fortes, et ils / elles imposent naturellement le modèle organisationnel qui leu convient le mieux, dans lequel ils / elles peuvent briller. On imagine mal un avocat de renom introverti. Nous apprenons tous que le travail de groupe est bien plus productif, bien plus créatif que le travail du solitaire dans son coin – mais c’est faux, du moins pour cette vaste proportion d’introvertis qui sont nettement plus créatifs et productifs seuls dans leur coin, justement. Pourtant les exemples de grands penseurs qui travaillaient seuls ne manquent pas : Descartes, Darwin, Einstein… Beaucoup d’introvertis ne se rendent pas vraiment compte du décalage entre leur potentiel et ce qu’ils / elles produisent dans un cadre fait par et pour les extrovertis, vu que la plupart d’entre nous (je m’associe au club des introvertis) ont dû apprendre à nous adapter et à faire “comme si” nous étions effectivement confortables avec ces méthodes.
Susan Cain analyse de nombreux cas et en tire un certain nombre de remarques : “Quand nous travaillons en groupe, il devient difficile de savoir ce que nous pensons réellement. Nous sommes de tels animaux sociaux que nous adhérons instinctivement aux opinions d’autrui, souvent sans nous en rendre compte. Et lorsque nous sommes en désaccord conscient, nous en payons un prix psychologique. En effet le neurologue Gregory Berns, de la Emory University, a démontré que ceux qui ne se conforment pas à l’opinion majoritaire montrent une activation accentuée de l’amygdale associée au sentiment de rejet social, ce qu’il appelle la “douleur de l’indépendance”".
Une autre fausse image des introvertis est qu’ils/elles ne font pas de bons leaders, justement. D’après une étude du professeur de management à Wharton, Adam Grant, les introvertis sont capables d’atteindre les mêmes objectifs que les extravertis mais avec un style différent : l’introvertis aura tendance à laisser faire ses subordonnés s’il a confidence en eux, sans chercher à imposer sa marque, et leur motivation sera moins associée à leur ego mais plutôt à l’idée d’un objectif beaucoup plus large. Gandhi, Roosevelt étaient des introvertis, tout comme Larry Page (Google) aujourd’hui : des leaders avec une vision “transformative” de leur entreprise ou de la société.
Il est amusant de constater que cette distinction entre extravertis et introvertis existe également dans le règne animal, même chez les mouches ! Pour le biologiste David Sloan Wilson, il est possible que ces deux types représentent en fait deux stratégies de survie différentes : l’animal introverti vit discrètement et se fait moins remarquer par les prédateurs que l’extraverti, mais en contrepartie ce dernier est plus efficace à l’exploration et la recherche de nouvelles sources de nourriture. L’analogie existe au niveau des humains, les extravertis allant naturellement de l’avant alors que les introvertis réfléchissent, se tâtent, supputent et observent avant de décider d’agir ou pas. Pour Cain, il est totalement contre-productif d’imposer des méthodes “extraverties” à des introvertis, et bien plus efficace de laisser ces derniers s’organiser naturellement avec un accès facile au calme et à la solitude créative.
On peut penser que le travail en groupe et l’argumentation “publique” reste néanmoins une méthode très efficace pour arriver à une “bonne” solution, la plus rationnelle au vu des élément dont dispose le groupe. Sinon comment avancer si les gens ne se parlent pas et ne confrontent pas leurs opinions ? Je pense que c’est vrai mais qu’il est important de faire deux choses : d’abord voir la nature “rationnelle” de l’argumentation pour ce qu’elle est, c’est-à-dire que notre faculté de raisonnement ne vise pas à la recherche d’une quelconque vérité, mais qu’elle est un produit de notre évolution visant à nous permettre de mieux argumenter afin faire gagner notre propre point de vue (voir ce billet sur la Théorie Argumentative du Raisonnement pour plus d’information), ce qui n’est pas tout à fait la même chose que la recherche objective de la “meilleure” solution. Ensuite adopter une méthode de travail qui permette d’éliminer, le plus possible, ce sentiment de “douleur de l’indépendance”. Garantir l’accès équitable à la parole de tous les participants est un premier pas, car sinon les extravertis s’expriment 99% du temps et les autres, 1% les bons jours. On peut aller plus loin en proposant par exemple d’adopter l’approche Sociocratique au sein de l’organisation.
Je terminerai en citant Cain à nouveau : “Dans notre culture, les escargots ne sont pas considérés comme des très vaillants animaux – nous exhortons constamment les gens à “sortir de leur coquille” – mais il y a beaucoup à dire sur l’intérêt d’amener sa maison avec soi partout où l’on va”.
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