Thomas Piketty : quand le travail de production disparaît au profit de la démocratie méritocratique
Il s’avère qu’en lisant Thomas Piketty avec la plus grande attention - c’est-à-dire le crayon à la main - et en profitant, pour montrer la faiblesse de la compréhension qu’il en a, des références qu’il fait aux travaux de David Ricardo et de Karl Marx, un panorama inattendu et révélateur s’offre soudainement à notre perception.
Les années que je dirai "bolcheviques" et qui s’étendent de la Révolution de 1917 à la mort de Joseph Staline (mars 1953) ont produit, tout spécialement en France, l’apparition d’une classe moyenne salariée qui a offert au capital un rééquilibrage qu’il lui était urgent de trouver, sauf à basculer très vite, à son tour, dans la Révolution…
À mots couverts, tout est chez Thomas Piketty, avec la force de cette comptabilité qu’il a su établir et qui, au détour de ses recherches, suscite en lui une frayeur certaine devant le retour, bien engagé déjà, des inégalités d’avant 1914 - aussi peu supportables que possible pour quelque peuple que ce soit -, et le souci de trouver, dans les meilleurs délais, l’antidote dont certains esprits pourraient imaginer qu'il sera à la semblance de celui de 1917…
Nous voici donc, avec Thomas Piketty, à la croisée des chemins… Il nous y aura conduit(e)s par d’étranges lacets : ceux que suivait le Petit Poucet l’étaient sans doute aussi, et propices à quelques frissons… Mais, depuis, nous avons bien sûr grandi un peu.
J’étais arrivé aux environs de la six-centième page de son livre : Les hauts revenus en France au XXe siècle (2001), lorsque m’est venu sous la main son ouvrage de 2013 : "Le capital au XXIe siècle", où j’apprends que l’année de naissance de l’auteur correspond approximativement au moment où j’en étais moi-même à franchir, pour l’une des toutes premières fois, le seuil de la Faculté de droit de Nancy : j’allais m’y régaler des cours du constitutionnaliste François Borella.
L’année suivante, à l'occasion d’une épreuve orale, j’aurais l’occasion de me trouver dans un redoutable face-à-face avec Alain Buzelay, notre professeur d’économie politique : sans doute, en cette fin d’année universitaire, n’avais-je pas assisté à plus de cours de lui que notre main ne compte de doigts...
Un an encore, et je me détournais de cet univers estudiantin qui n’était destiné, par les quelques résultats que j’ai pu tout de même y glaner, qu’à me permettre, en respectant les exigences administratives minimales, de conserver, à quatre-vingts kilomètres de là et pendant six ans, mon poste de surveillant au lycée Jules Ferry de Saint-Dié (Vosges).
Pour moi, les cours d’Alain Buzelay ont connu leur point tournant lorsque le hasard a bien voulu me permettre de l’entendre poser le problème de la valeur tel qu’il se présente chez Marx : affaire réglée en dix minutes peut-être... Il n’y avait rien à chercher de ce côté-là.
Et c’est en lisant Thomas Piketty, que je viens de retrouver ce souvenir très lointain d’un Buzelay qui s’appuyait, de fait, sur ce qui paraît constituer l’essentiel de l’analyse économique de Kuznets et de la fameuse courbe qui va avec. Il s’agit, en quelque sorte, d’une affaire de pionniers. Voici ce qu’en écrit Thomas Piketty :
« L’idée serait que les inégalités s’accroissent au cours des premières phases de l’industrialisation (seule une minorité est à même de bénéficier des nouvelles richesses apportées par l’industrialisation), avant de se mettre spontanément à diminuer lors des phases avancées du développement (une fraction de plus en plus importante de la population rejoint les secteurs les plus porteurs, d’où une réduction spontanée des inégalités). » (Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil 2013, page 35.)
À propos de cette joyeuse perspective de ceux qui auraient à courir aussi vite que possible sur les talons des pionniers qui raflent toujours les gros lots, il semble que Zénon d’Elée ait par avance dit tout ce qu’il fallait en dire : c’est pas gagné d’avance.
Michel J. Cuny
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