Un juge poignardé à Metz : à qui la faute ?
Le 5 juin 2007, au tribunal de Metz, une mère de famille a grièvement blessé de trois coups de couteau le juge qui lui refusait la garde de son enfant. Cette tentative d’assassinat a aussitôt suscité une indignation légitime. Avec raison, le président de la République l’a jugée « inqualifiable ». Les magistrats ont manifesté leur juste colère. Un plan d’urgence de sécurisation des tribunaux doit être opérationnel dans le mois, a tout de suite promis la Garde des Sceaux. Suffira-t-il à éviter de nouvelles tragédies ?
Si un tel crime appelle évidemment la plus ferme des condamnations, il n’en suscite pas moins l’interrogation sur les raisons de sa survenue. Dans le cas d’espèce, sous toutes réserves dans l’attente des résultats de l’enquête, on ne peut écarter chez l’auteur soupçonné la révolte et le désespoir. La décision d’un juge peut, en effet, les provoquer. Si c’est par suite d’une juste appréciation des faits et de la loi, le condamné ne peut que s’en prendre à lui-même.
L’exemplarité de l’affaire d’Outreau
Mais tous ces juges qui ont exprimé spontanément leur colère à bon droit, sont-ils conscients des responsabilités qu’ils prennent quand il arrive que leur appréciation des faits et de la loi est injuste et qu’ils le savent, en se cachant, par exemple, derrière un souci d’ « opportunité » ? Est-ce si rare ? Dernier rempart du contrat démocratique, les juges prennent alors le parti de le ruiner et des êtres fragiles, n’ayant plus rien à perdre, peuvent commettre l’irréparable.
Chacun a en tête le naufrage de la justice à Outreau. On le sait, ce n’est pas un seul magistrat qui a été en cause, mais une institution avec tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont été appelés à suivre le dossier, requérir ou confirmer les poursuites contre des innocents incarcérés jusqu’à trois ans pour rien. Une commission parlementaire en 2006 a radiographié l’affaire d’une façon inédite et formulé des propositions de réforme pour qu’ « un second Outreau » ne puisse se produire. Qu’en est-il advenu ?
Des jugements non motivés
Ce dérèglement de la justice, malheureusement, n’est pas propre à Outreau : on l’observe dans des affaires qui, sans doute, ne mettent pas en cause la liberté physique des citoyens, mais n’en attentent pas moins à leur dignité dans les relations qu’ils entretiennent avec le pouvoir administratif, par exemple. En un temps où les contre-pouvoirs sont démantelés, l’individu se retrouve seul devant un pouvoir tenté d’en abuser. Certains exemples montrent qu’il ne s’en prive pas. Le harcèlement moral - qui l’ignore ? - est devenu une technique de management cynique pour écarter toute personne qui ne plaît plus ou dérange. Une belle loi a été promulguée pour l’interdire. Mais apparemment son application se révèle quasiment impossible : soit « les agissements répétés » qui constituent le délit ne sont pas prouvés parce qu’ils ne laissent pas de traces matérielles, soit les preuves apportées peuvent être ignorées par le juge à sa convenance. Et comme dans nombre de cas, il peut se permettre de ne rien motiver du tout : « la loi n’a pas été méconnue », se contente-t-il d’écrire. Au suivant !
Les juges ignorent-ils que parmi les plaignants certains ne sont pas tout à fait ignares ? Ils savent établir des faits avec preuves ou faisceau de présomptions sérieuses et concordantes ; ils ont même fait un peu de droit ou connaissent quelques références de jurisprudence ; et, sauf le respect dû à l’autorité de la chose jugée, une robe de magistrat n’a pas le pouvoir de métamorphoser un mensonge en vérité.
La dénégation des faits
Or, il arrive que la justice nie les faits. Elle les minimise, par exemple, dans un euphémisme, pour ne pas les qualifier et ne pas les juger. Des propos diffamatoires deviennent « des excès de plume » ou « une absence d’objectivité ». Une calomnie devient « une blessure d’amour-propre (que) la Justice n’a pas vocation à panser ». Une lettre secrète de dénigrement, à l’insu de la victime, est jugée exempte d’ « intention déloyale ». Un inspecteur, de son côté, peut avoir exigé d’un directeur d’école, convoqué expressément dans son bureau, qu’il signe une lettre dactylographiée pré-rédigée et la démonstration en être faite à l’audience : le juge a tout loisir d’estimer qu’il ne s’agit pas de subornation de témoin de la part de l’inspecteur, mais d’un simple changement d’avis du directeur ! Quelle confiance inspirent de tels tours de passe-passe ?
La jurisprudence méprisée
Un tribunal sait aussi s’asseoir avec superbe sur une jurisprudence plus que centenaire en matière de « faute de service » ou de « faute personnelle détachable du service » : le 13 mars dernier, la cour d’appel de Paris a ainsi pris le contre-pied du tribunal de première instance pour reconnaître que les prévenus des « écoutes de l’Élysée » avaient, malgré les ordres présidentiels reçus, commis non « une faute de service » mais « une faute personnelle à l’occasion du service » envers les parties civiles dont ils avaient violé l’intimité de la vie privée, et qu’ils leur devaient par conséquent des réparations. Comment est-il possible que deux tribunaux puissent s’opposer à ce point, sans qu’on soupçonne une complaisance de la part du premier ?
Une lenteur insoutenable
Le résultat, ce sont des appels et des procédures interminables ! Comme il l’a rappelé dans un article récent sur Agoravox, ça fait 24 ans que le lieutenant-colonel Jean-Michel Beau, une des victimes des « écoutes téléphoniques de l’Élysée », attendait réparation dans cette affaire connexe à celle des « Irlandais de Vincennes ». Mais la justice n’a pas dit son dernier mot, puisque les condamnés se sont tous pourvus devant la Cour de cassation ! Et celle-ci peut tout remettre en cause, bien que les « fautes personnelles » soient évidentes si l’on est attaché à l’exigence de responsabilité du fonctionnaire exécutant.
La partialité affichée
Une cour d’appel peut, en outre, afficher sans complexes sa partialité dans un arrêt par un historique tronqué des faits, et donc malhonnête, et par l’adoption, avant tout examen, de la thèse de l’autorité poursuivie : il lui suffit d’évoquer en deux lignes un passé de conflits entre un professeur et son administration, en omettant de dire que c’est le professeur qui en était la victime puisque ses deux administrateurs agresseurs ont été à chaque fois condamnés par la justice. En passant, on voit que la cour se moque bien de l’autorité de la chose jugée. Quant à la divulgation d’une lettre secrète de dénigrement, elle peut la qualifier de simple "fait maladroit", ce qui suppose a contrario que l’adresse en matière de dénigrement, selon la cour, consiste à le garder soigneusement secret. Les turpitudes doivent se commettre dans l’ombre. Est-ce pareille morale que l’on attend d’une cour d’appel ?
Le tri par l’argent
Et pour décourager le plaignant modeste, rien de tel que de le débouter en première instance et en appel ! Pour aller devant la Cour de cassation ou le Conseil d’État, il faut obligatoirement en passer par le petit cercle fermé des avocats agréés devant ces cours suprêmes et dont les honoraires sont, on s’en doute, à la hauteur de leur sommet. C’est quand même extraordinaire d’avoir obligé, par exemple, un plaignant à se pourvoir obligatoirement devant le Conseil d’État au cas où, après l’avis de la Commission d’accès aux documents administratifs et un jugement du tribunal administratif, la communication du document demandé n’est toujours pas autorisée. Pour l’obtenir, rien à faire, il faut payer les honoraires d’un coûteux avocat agréé. Ça fait cher de la feuille de papier et dissuade de s’entêter le plaignant modeste, soit 80 % des citoyens français ! En fait, c’est l’étranglement par l’argent !
La défense des privilèges de l’autorité
Une réflexion sur l’état de la justice en France ne peut faire non plus l’impasse sur les effets dévastateurs qu’a produits sur l’appareil juridictionnel tant judiciaire qu’administratif, après « l’affaire des Irlandais de Vincennes » et « les écoutes de l’Élysée » sous la présidence de F. Mitterrand, la stratégie politique mise en place pour protéger l’ancien président de la République J. Chirac contre les procédures qui l’assiégeaient. Juges intimidés ou poussés à la faute de procédure, nominations d’amis politiques à des postes clés de la magistrature, lampistes poursuivis, dix ans d’inéligibilité réduits à une petite année d’un coup de baguette magique entre le premier jugement et l’arrêt d’appel ! Pas besoin de dessin ni d’instructions écrites ! Quel message ont entendu les magistrats, du haut en bas de l’appareil juridictionnel, sinon que priorité était donnée à la défense coûte que coûte des privilèges des représentants de l’autorité sur l’égalité devant la loi ?
Or en démocratie, faut-il rappeler au risque de se faire traiter de procédurier par les partisans de « la loi de la jungle », la justice est la seule voie ouverte à un citoyen pour obtenir réparation d’un préjudice. Les juges ont-ils conscience de l’attente de celui qui se tourne vers eux, le plus souvent, à reculons, car une procédure est si longue, si coûteuse et si incertaine ?
Chaque fois qu’ils déçoivent cette attente par un manquement manifeste aux devoirs de justice et d’équité, ils ouvrent les vannes du ressentiment, de la révolte, de la défiance envers le régime démocratique. Les plus frustes peuvent alors concevoir la folie de se faire justice eux-mêmes. Quant aux autres, ils n’en pensent pas moins : les tyrannies finissent par naître de ces rancoeurs macérées. On ne se lève pas pour défendre un régime que l’on perçoit comme foncièrement injuste. À qui la faute ? Paul Villach
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