Un looping a deux cents
Il y a des situations inconnues et expériences que l’on a pas vécues où mènent les enseignements bâclés ou absents et les mauvaises habitudes non vaincues. La vitesse en voiture par exemple peut mener à l’accident dont on peut être le témoin tous les jours, et même plusieurs fois. A chaque fois, l’on se projette à la place de la personne allongée sur le bitume, écrasée dans la tôle froissée ou debout sous une couverture sur le trottoir. Ce dernier, qui a l’air entièrement remis, connaitra un traumatisme mental invisible que le psychologue lui conseillera d’exprimer oralement pour s’en libérer. C’est souvent devant témoins au cours d’un repas qu’il va s’épancher sur l’évènement ne serait ce que pour nous prévenir des dégâts, et même si l’on s’en sort physiquement indemne. C’est l’analyse de quelques centièmes de secondes non digérés qui perdure dans le moulin mental du témoin tant qu’il n’a pas défini quelle erreur l’a entrainé dans ce choc indélébile. C’est l’impuissance à revenir en arrière pour modifier le temps qui provoque le sentiment d’humilité ou plutôt d’humiliation. Se projeter soi même dans la souffrance des autres peut servir à assimiler des expériences non vécues, à comprendre les conséquences invisibles et à imaginer le déroulement des centièmes de secondes si bien remplis en détails semblant anodins au vu parfois des conséquences.

Contexte : la fête bat son plein mais personne ne me retient et puis je n’ai rien à faire dans ces rendez vous d’affaire autour du Champagne où les uns racontent leurs dernières vacances au Brésil et d’autres organisent les prochaines aux Maldives. Je n’ai qu’une envie, aller fumer ma clope dehors avec cette fille, mais elle aussi se refuse. Je sors donc seul et visite le parking voir s’il n’y a pas une voiture ouverte où me réfugier contre ce gel, et en effet, une belle 406 invite à la pause et même à la balade puisqu’il y a les clés dessus. L’idée ne fait qu’un tour dans ma tête et ce n’est pas les deux apéritifs et coupes de Champagne qui vont me retenir. Au contraire, j’ai besoin d’escapade, d’aventure, d’adrénaline et vais m’en donner. Je démarre, sors du parc et suis tranquillement les cinq kilomètres sur cette route qui longe la rivière jusqu’au carrefour où je prends à droite vers cette nationale tout droite sur quinze kilomètres, et mets le pied et le chauffage à fond. Je suis seul dans la nuit prêt à défier le grand noir et ce cordon de billard absolument rectiligne jusqu’à Gien.
Les bras tendus, les mains agrippées au volant, deux minutes après le compteur affiche cent quatre vingt. Mes yeux fixent ce point autour duquel poussent des platanes qui deviennent centenaires en dix secondes et défilent de part et d’autre de mon champs visuel. Enfin, façon de parler parce que celui ci s’est nettement rétréci et tout s’embrouille au delà d’un premier cercle restreint. Afin de me griser un peu plus, j’ouvre légèrement ma vitre et le vent siffle immédiatement me donnant un coup de fouet d’air gelé. Ce flux semble sortir d’un avion à réaction crachant le l’azote liquide que je suivrais de près. Ce grand écran, dans lequel je m’incruste avec la plus grande attention et dont je ne dois pas dévier d’un mètre sous peine de mise en touche immédiate, me fascine. Ce point brillant que fixent mes yeux se fait tout petit mais mobilise chaque organe enchainé sur ce fil invisible et annonce le premier carrefour approchant. J’éteins une seconde les phares pour bien voir qu’aucun faisceau n’en approche me permettant ou non, de le franchir à fond, mais en rallumant, mes yeux sont à la recherche de ce point libre à suivre à tout prix et suis perturbé par ......là, en un petit centième de seconde, un afflux de questions s’engagent et se bousculent dans mon esprit qui vient de se projeter bien plus vite que le véhicule entre mes mains, dans l’analyse d’urgence. En effet, à la vitesse où je roule, chaque question résolue nécessite une nouvelle analyse un centième plus tard, pour vérification de la donnée et l’assurance de résultat positif et rassurant. Chaque panneau ou point réfléchissant se doit d’être défini selon sa position et traduit l’information qu’il véhicule. C’est le mouvement qui en établit la position exacte, ou plus exactement la différence de position entre deux analyses. Le feu vert cérébral ne s’enclenche que quand toutes les questions ont été résolues, mais il reste un point mal défini qui ne bouge pas, bien en face de mon champs visuel, et qui suffit à me pétrifier. En effet, ce point pas clair que je vais atteindre dans une demi seconde se révèle être une flèche contenue dans un panneau carré et dirigée vers la droite. Elle est si sale, arrosée régulièrement par la boue projetée des véhicules en temps de pluie que j’ai mis six secondes et deux cent mètres à la discerner. La conclusion immédiate de mon analyse cérébrale se traduit par un coup de volant à droite qui ne suffira pourtant pas pour éviter l’obstacle. En effet, j’avais perdu de vue que le carrefour était récemment modifié, jetant un terre plein central et détournant ma voie vers la droite pour libérer les usagers voulant le traverser vers la gauche.
Les chocs des deux jantes gauche ont lieu en deux centièmes de seconde consécutifs et le grand écran de mon pare brise bascule comme à l’amorce d’une vague. Lent à réagir au mouvement, mon crane éclate la vitre latérale légèrement ouverte qui se pulvérise dans le choc mais dont les morceaux s’envolent façon puzzle. Une seconde après, trente mètres plus loin, je suis toujours en vol et mes phares éclairent la route comme si elle était un mur que je longeais, cette impression serait presque rassurante si le mur n’avait pas tendance à tomber vers moi. Mais une autre seconde plus tard, je ne vois plus que ce mur qui se rapproche et se précise d’autant que mes phares le frisent. Je suis à l’envers, suspendu aux sangles de la ceinture et ajoutée à cette impression très étrange d’avoir décollé sans billet, je suis contraint de constater que je vais me cogner contre ce plafond. Je jette un dernier regard sur ce film qui défile et ferme les yeux tout en me figeant sur moi même.
Jusqu’à présent, rien d’angoissant tant que je restais spectateur des évènements, mais depuis le choc du toit contre la route, suivi du cri strident de la glissade vers l’inconnu, je n’ai plus aucune idée de ce qui m’attend. Je viens d’ailleurs de changer de dimension et le temps est autrement assimilé. La lumière qui me parvient à travers le pare brise vitraillé déforme complètement la réalité et le spectacle ne me renseigne nullement sur le déroulement en cours. Je n’ai plus aucun repère visuel et l’acoustique n’annonce pas vraiment l’évolution, et pourtant, la partie la plus longue ne fait que commencer parce que, si j’ai franchi soixante dix mètres en vol en deux secondes, il me reste cent trente mètres à glisser vers je ne sais quel obstacle en dix secondes interminables.
Le léger coup de volant exercé juste avant l’impact me garantit peut-être d’échapper à la seconde partie du terre plein central qui commence juste après le croisement. Dans la position où je me trouve, me faire décapiter par une borne de trottoir en béton me traverse l’esprit à cent reprises sachant que le sommet de mon crane touche la garniture du plafonnier que trois centimètres séparent du bitume de la route qui défile encore à vingt mètres seconde. Pendant ces dix secondes, ma vie s’est déroulée sous mes yeux en un éclair comme un immense code barre des zones noires, comme autant de questions irrésolues et paroles non dites, et blanches comme ces instants de bonheur profond ou de paix limpide. Cet enchainement de tout mon ADN vital en un temps record n’est pas sans me rappeler que mon dernier instant est peut-être arrivé, où j’ai passé en revue chacun de mes amis, proches et inconnus rencontrés, et l’humeur de chacun de nos derniers rapports. Dans ce moment étrange, l’ensemble de mon inconscient contenu au quotidien derrière le masque du paraître, ressurgit à la lumière comme la partie cachée d’un immense iceberg dont je n’avais conscience que de la petite pointe.
A chaque centième de seconde de glissade je me repose la question de savoir où cela va-t-il finir, si cela va-t-il vraiment finir et si j’en verrai la fin. C’est l’accumulation des questions sans réponses qui constituent la teneur tout à fait particulière de cet instant vécu et la matière à dérouler dans le suivi psychologique à venir. Tant que la scène dure, elle déclenche le moulin cérébral dans une course folle de questions vitales auxquelles il faudra une à une apporter la réponse pour calmer ce flot traumatique. Et même au moment où enfin tout s’arrête, bien d’autres questions s’engagent pour reprendre rapidement contact avec la situation réelle et prendre dans l’immédiat la bonne voie vers la survie assurée, c’est à dire, sortir de cet enfer mécanique.
Là, hébété, debout sur le bas côté, les phares d’une voiture arrivant en face me sortent de ma torpeur. Je traverse illico la pointe du terre plein central et écarte les bras en direction des phares qui me voient. La voiture s’arrête à ma hauteur, je me penche à la vitre et vais pour demander... quand je me rends compte que c’est moi qui suis au volant...
En effet, étant le premier arrivé sur le lieu de cet accident, j’ai été le témoin privilégié de l’émoi ressenti par cette personne que j’ai ramenée à bon port. Son émoi était si vif et communicatif qu’avec le peu qu’il m’ait dit, j’ai pu reconstituer ce film.
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