Une sémantique pour les chiens, les rats, les veaux…
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Le rêve démocratique s’est envolé et ceux qui déplorent cette situation ne savent même pas ce qu’est la démocratie. Bref, un démocrate a pour principe de reconnaître la légitimité de chaque citoyen à prendre partie de la vie politique, que ce soit en décidant, en délibérant, en s’informant, en analysant les choses publiques et la vie politique. La démocratie ne se résume pas à des élections. C’est une attitude de la conscience et de la pensée. Un investissement de la responsabilité. Ce qui suppose des citoyens éclairés. On ne peut pas concevoir une démocratie dans un monde de borgnes. Quoique, borgnes, peut-être mais surtout sourds. Une surdité non pas acoustique mais intellectuelle. Une surdité de l’entendement. Des individus qui n’entendent plus rien à force d’écouter les orateurs au verbe puissant et manipulateur. Déjà, quelques-uns tournent leur regard vers le livre de Klemperer sur la destruction de la sémantique germanique et la novlangue employée par les nazis. C’est une bonne direction. D’autres verront aussi quelques pistes à explorer du côté de la novlangue contemporaine employée dans divers contextes. Celui des éducateurs, avec les apprenants et les scripteurs, celui des managers avec l’usage du globish et de toute la rhétorique anglo-libérale en usage pour enrôler les acteurs dans les rouages de la machine productrice de profit. Les chefs de la politique usent également d’une rhétorique à base de novlangue politicienne pauvre de sens mais suffisamment percutante pour exciter les cerveaux des « chiens », des « rats » et des « veaux » que sont devenus les humains.
On y va de quelques exemples. Licenciement boursier, ce mot n’a aucun sens ou s’il en a, il pèche par un simplisme trompeur et manipulateur, laissant entendre que la bourse est le seul élément présent dans le processus. Allez, d’autres mots, qui font peur ou qui permettent de former une meute de masses citoyennes. Préférence nationale, rigueur, austérité, récession, printemps, axe du mal, droits de l’homme, scandale, peuple souverain, normes, précaution, alerte, gisement d’emploi, flexisécurité, modèle allemand, plan sociaux, TVA sociale, choc de… (Compétitivité, confiance, moralité, transparence, ticket chic et ticket choc). Pas mal, après le choc des civilisations. Et ces Français qui attendent et son choqués, sans compter le choc climatique. Qui impose le développement durable, autre gadget de la novlangue politicienne déclinée en couleur verte. L’écopartage dans les écoquartiers avec l’écorévolution et le mot magique prononcé par sœur Duflot, la nonne de l’écologisme chic : transition énergétique. Tous réunis derrière la transition énergétique, c’est chic et c’est le salut pour nos sociétés en crise. Mais le capitaine de pédalo, c’est choc. Sacré Jean-Luc, le croisé des nouveaux gueux partis à la reconquête du tombeau de Jaurès et ses incantations magiques inscrites dans la mystique de Robespierre. Pacte républicain, pacte écologique, pacte social, impact sur les masses. Pactes et chocs, quelle salade, cette novlangue pour citoyens légumisés.
Les questions de langage ne sont pas un point de détail. Elles sont même déterminantes pour comprendre les sociétés et l’articulation des rouages culturels, cultuels (le religieux mais aussi les croyances idéologiques virant parfois à l’obsession) ainsi que, last but not least, les rapports de pouvoir, d’autorité, de soumission, d’asservissement. Michel Serres avait un peu anticipé la place des communications en publiant les cinq volumes intitulés Hermès. En fait, c’est le code sémantique qui importe. La communication a un pouvoir d’efficience en inculquant aux hommes une manière de penser et des signaux pour agir. Le code et ses instructions sont à l’origine de la vie et de l’organisation cellulaire. Un ensemble de molécules ont pris le contrôle des autres et les ont placées comme éléments au sein d’une finalité systémique. Les écrivains et les orateurs ont aussi pris le contrôle des sociétés qui se sont organisées sous la forme lettrée dès lors que le langage s’est structuré et hiérarchisé au sein des castes dirigeantes ou des esprits influents. Il y a la langue de la liberté et celle de l’esclavage. La langue qui ouvre vers l’universel et la langue qui ramène à l’état d’animalité… affaire à suivre.
Dans nos sociétés hyper moderne, l’usage des mots permet de canaliser les individus dans des comportements similaires à ceux de l’animal. Avec la rhétorique du mérite, de l’individualisme, du parcours professionnel, du bilan de compétence, du parcours de santé, on incline les hommes vers le caractère du rat. Un labyrinthe et un bout de fromage et c’est l’éloge du mérite, de celui qui a sué pour arriver au bout du parcours. D’autres sémantiques tendent à faire de l’homme un veau capable d’accepter son sort et de rester dans son enclos sans gémir. On arrive ainsi à baisser la fiscalité pour les plus aisés en arguant que ces gens là créent des richesses. Le numéro de prestidigitation est parfait. Sauf que c’est l’impôt sur le revenu dont il est question et qu’avoir un revenu, c’est capter les richesses. Mais les citoyens sont un peu bêtes, ils préfèrent les numéros d’illusion à la vérité. D’autres injonctions participent à la sémantique des veaux. Précaution, norme, insécurité, réchauffement climatique. De quoi faire des juteux profits verts en ponctionnant les contribuables pour faire des éco lycées trois fois plus coûteux. Enfin, la sémantique des chiens est aussi un élément dominant dans nos sociétés. Notez bien que le pouvoir en place use des deux sémantiques essentielles, celle des « rats » pour manipuler les gens et les mouvoir au sein du système où ils sont corvéables, disponibles pour travailler, opérer, souscrire divers contrats et offrir leur corps malade au système de santé alors que les parents aident leur progéniture en en faisant des rats qu’on tente de placer dans les meilleurs établissement et qu’on aide au prix de cours complémentaires assez coûteux ; et celle des « veaux », pour canaliser les gens et les calmer, les faire accepter un système parfois absurde et surtout qui produit du mal-être parce qu’il est dévoyé. La sémantique des chiens est employée par ceux qui n’acceptent pas ce système et surtout n’acceptent pas d’être mis à l’écart du pouvoir. On trouvera cette sémantique dans les discours des deux fronts, celui de gauche et l’autre qui se veut national. La sémantique des chiens propose des os à ronger et désigne des coupables. Les banquiers pour l’un, les immigrés pour l’autre, et l’Europe également, avec pour le front national une aversion pour l’euro. Le propre de la sémantique des chiens est de les faire sortir dans la rue et d’orchestrer la bronca et les sifflets. A noter que l’opposition républicaine use aussi de cette sémantique des chiens, mais le plus souvent comme supplément verbal pour servir les combats électoraux.
Après, il reste d’autres sémantiques, la poésie, ce miel lettré dont se délecte l’ours dans son jardin d’Epicure. Car cette société incite à devenir solitaire au risque d’être un ours pour ses semblables. On trouvera aussi quelques chacals et autres vautours. Le tigre, il n’y en a plus dans nos sociétés, sauf des tigres de papier. L’âne est tout de même un type assez répandu, dont le propre est d’être fâché avec la sémantique mais l’« ânitude » est relative. Je connais des ânes à l’université, relativement à l’esprit savant. Et le philosophe, je le verrais comme un aigle, avec une pensée si agile qu’elle peut aller aux confins de l’univers, depuis les origines de la vie jusqu’au divin. L’aigle embrasse tout mais il a une vue perçante et peut capter les singularités minuscules et les détails qui font sens dans son interprétation du monde. Un vol en piqué et le particulier est capté dans son essence puis son concept.
Après « les mots et les choses » de Foucault, un livre à écrire, « les mots et les bêtes ». Je viens de relire mes élucubrations sur la sémantique bestiale et dois vous faire une confidence, je me sens un peu cabot. Il est grand temps que je décolle à nouveau avec les ailes de la pensée.
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