Vive les esprits forts !
Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, a déploré que la délinquance ait cessé de baisser au premier semestre 2009 et a adressé une mise en garde aux préfets. Le plus préoccupant, à mon sens, concerne l’augmentation de 4% des violences "non crapuleuses", donc gratuites (Le Figaro). Dans la vie quotidienne, rares sont ceux qui, à un moment ou à un autre, n’ont pas ressenti ce risque nouveau de l’imprévisibilité susceptible de devenir agressive, devant certaines personnalités capables de s’adonner au pire sans l’ombre d’une motivation autre que la pulsion les animant. La société devient peu ou prou un champ de mines.
Ce constat chiffré n’est pas sans rapport avec une page du Monde des Livres consacrée à un philosophe, Ruwen Ogien. Celui-ci, auteur de "La Vie, la Mort, l’Etat", propose une morale minimaliste excluant les devoirs envers soi-même et dont le seul principe, qu’il qualifie lui-même de "pauvre", est le suivant : "ne pas nuire aux autres, rien de plus". Il ajoute que "de ce point de vue, les torts qu’on se cause à soi-même, qu’on cause aux choses abstraites ou à des adultes consentants n’ont pas d’importance morale". On voit bien ce qu’une telle éthique, même réduite au plus élémentaire, pourrait avoir de décisif pour dissuader de l’offense à autrui les tempéraments n’ayant pas besoin de justifier leurs actes.
A écouter Ruwen Ogien, on est pris par un grand vent salubre et provocant. Il y a quelque chose de revigorant dans ces pensées sociales radicales qui n’hésitent pas, pour nous désengluer de la gangue d’une morale publique devenue ingérable à force de complexité, à trancher dans le vif et à battre en brèche ce qui n’avait jamais vraiment été discuté jusqu’à maintenant : l’assimilation entre soi-même et autrui, la nécessité de ne pas se permettre ce qu’on interdit aux autres, l’obligation de sauvegarder son être, son corps, sa santé et de respecter des valeurs générales ayant une incidence sur ses choix de vie de la même manière qu’on impose des prescriptions à autrui. C’est ce téléscopage entre les droits et les devoirs pour soi et ceux à appliquer aux autres que Ruwen Ogien cherche à réduire à néant en mettant en évidence le seul impératif qui lui semble adapté à notre existence collective d’aujourd’hui : ne pas porter atteinte à d’autres que soi en se laissant la plus grande autonomie et liberté possible. Tout ce qui ne relève que de soi est permis. C’est bien d’un grand "décapage" qu’il s’agit et qui incite ce philosophe à dénier l’identité "du suicide et du meurtre, de l’automutilation et de la torture, de l’absence de souci de sa propre perfection et de l’abaissement délibéré d’autrui".
Favorable aux mères porteuses et à l’euthanasie, défenseur de toutes les inventions que la modernité est susceptible de secréter dans l’espace intime et individuel, Ruwen Ogien ne peut être rejeté d’un revers de l’esprit. Certes, si on perçoit ce qu’une telle éthique sociale apporte de salvateur pour une humanité de plus en plus égarée dans d’insolubles contradictions, on a le droit de s’interroger sur le type de monde que cette philosophie appliquée à la lettre ferait surgir dans la mesure où la distinction nette et intangible entre soi et autrui est infiniment rare. Ne ferait-on pas apparaître une société de l’abandon et de l’indifférence, la théorisation d’un "chacun pour soi", avec la bonne conscience en plus, qui ne serait guère tempérée par une abstention positive à l’égard d’autrui ?
Quelles que soient les réserves que, dans l’instant, on croit pouvoir opposer à cette vision si neuve, je sens que le signe le plus éclatant de la force de celle-ci consiste précisément dans le fait qu’elle vous contraint à différer votre réponse, à faire halte pour réfléchir, à appréhender lucidement les bouleversements qu’elle opère dans l’ordre des idées et dans la conception de l’existence collective, à retenir son opinion et à admirer l’esprit de subversion. Le grand philosophe est celui qui projette un brûlot dans le champ intellectuel et qui ne laisse pas d’autre choix que de s’enfouir sous les couvertures classiques et tièdes ou de se colleter avec cette flamme inconnue qui vient surprendre, stimuler ou indigner.
Un autre esprit fort, pour me faire mieux comprendre, est comparable à Ruwen Ogien. Raoul Vaneigem, pour la liberté d’expression, a déstabilisé d’une manière aussi bienfaisante le ronron conformiste et l’hémiplégie des bonnes consciences en affirmant que les écrits et les paroles devaient demeurer intouchables mais que seuls les actes transgressifs suscités par les uns et par les autres appelaient la judiciarisation et la sanction. Comme Ruwen Ogien, dans un univers qui n’en finissait de cultiver le doute et l’incertitude, ce situationniste d’origine a ouvert une piste sans frémir ni trembler et on est obligé de compter avec elle.
Je ne sais si les violences gratuites diminueront grâce à Ruwen Ogien. A ce sujet j’ai plus que jamais besoin de mes lecteurs qui enrichiront un point de vue qui ne sait vers quelle conclusion se tourner. L’indécision est un luxe de l’intelligence. Mais demeure qu’avec provocation Ogien a énoncé un principe qui, aussi minimal qu’il soit, aujourd’hui fait sens : ne pas nuire aux autres, rien de plus.
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