Vous avez dit gouvernance ?
La notion de « gouvernance » m’a toujours intrigué, du moins depuis son émergence, son succès et sa généralisation dans le domaine des affaires et son extension dans la sphère politique nationale, européenne, mondiale. L’inflation de cette notion pose problème. Est-ce un concept novateur ou une nouvelle invention de la novlangue néolibérale ?
Comme un certain nombre de termes français anciens (il est utilisé au XIIIe siècle comme équivalent de gouvernement - l’art et la manière de gouverner), il passe en anglais (governance) au siècle suivant avec la même signification. Puis il tombe en désuétude. Ce terme fleurit vers la fin des années 80 : c’est la Banque mondiale qui généralise son emploi puis le Fonds monétaire international (FMI) et le Programme des Nations unies pour le développement. Il migre parallèlement dans le domaine de la gestion d’entreprise (associé à management), puis de l’administration, de l’Etat, dans le vocabulaire de base des administrations bruxelloises (1).
En fait, cette notion émerge un peu plus tôt. Elle "est apparue il y a plus d’un demi-siècle chez les économistes américains. Ronald Coase, jeune économiste, publie en 1937 un article, The Nature of the Firm, dans lequel il explique que la firme émerge car ses modes de coordination interne permettent de réduire les coûts de transaction que génère le marché ; la firme s’avère plus efficace que le marché pour organiser certains échanges. Cette théorie, redécouverte dans les années 70 par les économistes institutionnalistes, et en particulier par Olivier Williamson, débouche sur des travaux qui définissent la gouvernance comme les dispositifs mis en oeuvre par la firme pour mener des coordinations efficaces qui relèvent de deux registres : protocoles internes lorsque la firme est intégrée (hiérarchie) ou contrats, partenariat, usage de normes lorsqu’elle s’ouvre à des sous-traitants. Le terme corporate governance, qu’on peut traduire par gouvernance d’entreprises, va ensuite être utilisé dans les milieux d’affaires américains tout au long des années 80. » (MC Smouts)
Dans les années 80, c’est la pensée politique anglaise qui s’empare de cette notion pour repenser une séries de réformes des pouvoirs locaux, jugés inefficaces et dispendieux. Puis elle est devenue, dans les années Blair, l’outil commode pour désigner une pratique de gestion politique courante, dont on a déjà décrit les modes de fonctionnement par ailleurs (2).
Il existe des notions comme celle-ci qui deviennent si communes qu’on a oublié dans quels contextes elles sont nées, comment elles se sont forgées, à quels titres on les a utilisées, à quels contextes idéologiques elles se réfèrent. Car les mots, dans ces domaines, sont loin d’être innocents, neutres, purement « techniques ». De telles notions sont porteuses de vision du monde et de rapports sociaux, d’options politiques implicites. Qu’on songe à celles qui sont devenues si courantes qu’on ne les remarque même plus, qu’on ne les interroge plus, comme « demandeurs d’emploi », « modernisation », « ouverture du capital », etc., qui véhiculent des points de vue économiques très particuliers...
Si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que la notion de gouvernance sous-entend le plus souvent une remise en question, celle de « revoir l’ensemble des règles, des procédures et des pratiques qui affectent la façon dont les pouvoirs sont exercés ». Elle implique une contestation des formes traditionnelles et constitutionnelles de la démocratie représentative et induit parfois un glissement vers des formes de privatisation de la décision publique. Elle paraît donc en phase avec le développement des formes de gestion néolibérales en cours depuis les années 80. Elle permet de repenser le rôle de la « société civile » dans le fonctionnement de la politique, de mettre la logique des intérêts particuliers au cœur de la gestion étatique, et d’affaiblir le pouvoir politique, les notions de souveraineté et de citoyenneté, de ramener la gestion des hommes à celles des choses, de donner la priorité au court terme sur le long terme, d’installer la logique de l’entreprise au cœur même du politique. Elle consacre, comme le blairisme le montre avec clarté, une intrumentalisation du politique au service d’une libéralisation, qui limite le rôle du gouvernement et du parlement, qui fait entrer des acteurs non-gouvernementaux dans le processus de décision politique, qui vise à privatiser les services publics par l’installation d’une déréglementation purement « économiste ».
La « bonne gouvernance », explique Marie-Claude Smouts, directrice de recherche au CNRS, c’est « un outil idéologique pour une politique de l’Etat minimum ». Un Etat où, selon Ali Kazancigil, directeur de la division des sciences sociales, de la recherche et des politiques à l’Unesco, « l’administration publique a pour mission, non plus de servir l’ensemble de la société, mais de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des clients-consommateurs, au risque d’aggraver les inégalités entre les citoyens et entre les régions du pays ». En bref, l’habillage institutionnel des plans d’ajustement structurel et du « consensus de Washington ». Dans un autre domaine, celui de l’entreprise, la corporate governance, ou « gouvernement d’entreprise », est la nouvelle dénomination de la dictature des actionnaires, qui aboutit aux licenciements de convenance boursière dans des firmes pourtant prospères comme la division LU de Danone ».
« Une addition d’intérêts privés, même légitimes, ne fait pas l’intérêt général, d’autant que certains de ces intérêts sont plus égaux que les autres : entre la Table ronde des industriels européens (ERT), qui a ses entrées dans les principales directions générales de la Commission et qui, parfois, rédige même leurs projets de directives, et une association ou un syndicat que l’on écoutera poliment, la balance n’est évidemment pas égale.
Le peuple, compris comme l’ensemble des citoyens, est le grand absent. Le grand paradoxe de la gouvernance est qu’on nous propose d’élargir la démocratie à la société civile, alors que celle-ci est précisément cet ensemble de relations dans lequel les individus ne sont pas des citoyens, mais de simples vecteurs d’intérêts particuliers. On n’est citoyen que comme membre du peuple souverain. Les prérogatives qui placent la loi, expression de la volonté du souverain, au-dessus de l’intérêt privé, sont la seule garantie contre l’inégalité et contre la domination des plus faibles par les plus forts. »
CONCLUSIONS :
L’usage de la notion de gouvernance est donc très ambivalent ; elle peut avoir un aspect purement gestionnaire ou un aspect plus politique.
« La gouvernance met l’accent sur plusieurs types de transformation des modalités de l’action publique :
-1) la gouvernance constitue, pour certains,
un instrument au service de la poursuite de la libéralisation des sociétés dans
la mesure où elle consiste à limiter le rôle des gouvernements et à faire
entrer dans le processus de décision des acteurs non-gouvernementaux en
privatisant les entreprises et certains services publics, en dérégulant et en
déréglementant. Les tenants d’une approche "économiciste",
gestionnaire de la gouvernance, dissimulent fréquemment leurs intentions qui ne
sont autres que l’extension du marché capitaliste ;
-2) pour d’autres, principalement ceux qui développent une approche en termes de pouvoir, la gouvernance est perçue comme une voie ouverte à la démocratisation du fonctionnement étatique, à la mobilisation civique et aux initiatives locales et citoyennes.
En limitant la gouvernance à une approche utilitaire, gestionnaire, on passe sous silence l’analyse des intérêts socio-politiques, des rapports de pouvoir et d’hégémonie, des conflits politiques qui marquent l’évolution des relations internationales. Les questions liées à la souveraineté, telles que "qui est en droit de commander ?", "selon quelles modalités ?", "dans le cadre de quelle structure de participation politique ?", sont évincées au profit de questions ayant trait aux modes de régulation en tant que tels. Les questions relatives aux Etats qui ne participent pas au processus, à la coordination entre les différents sous-systèmes fonctionnels et à la finalité de la gouvernance ne sont pas posées. Or, ces questions peuvent remettre en cause la notion de gouvernance mondiale telle qu’elle est conçue par les organisations internationales.
En effet, pour Marie-Claude Smouts (4), on ne peut pas parler de gouvernance mondiale dès lors que la régulation internationale se fait entre un nombre limité d’Etats, de sociétés privées et d’élites partageant le même code de communication, celui du libre-échange et de la conception occidentale des droits de l’homme. De nombreux Etats sont en effet exclus de la construction de l’ordre mondial. La gouvernance globale qui est définie par la Commission du même nom comme "la somme des différentes façons dont les individus et les institutions, publics et privés, gèrent leurs affaires communes" est encore moins avérée car elle suppose que soit mise en place une organisation centralisée guidée par des principes d’action commun comme l’équité, la sécurité ou la redistribution. Or, pour l’auteur, la gouvernance repose au contraire sur une prolifération de modes d’organisation, de niveaux et d’instances de décision. Rien n’indique que l’ensemble de ces configurations ne débouche sur un programme d’action cohérent répondant aux objectifs de toute l’humanité.
De même, la gouvernance exige la participation des citoyens aux affaires publiques et le contrôle des détenteurs du pouvoir politique. L’émergence sur la scène politique des ONG, des experts et des bureaucraties transnationales, des réseaux locaux et régionaux nécessite que soient développées des réflexions sur les procédures de participation politique et de contrôle des instances du pouvoir. Enfin, les finalités de la gouvernance mondiale, à savoir la suppression des entraves au libre fonctionnement du marché au niveau mondial, ne sont pas explicitées.
Or, la problématique de la gouvernance mondiale a été accaparée par des institutions internationales qui en ont fait un outil au service de l’idéologie néo-libérale. Il y a cependant de la place pour de nouvelles études sur la gouvernance qui posent le problème d’institutions internationales mieux adaptées aux évolutions du monde contemporain. De nouvelles institutions devraient voir le jour pour gérer et prévenir les conflits, rétablir et maintenir la paix dans le monde, promouvoir et protéger les droits élémentaires ou, de manière plus prosaïque, assurer la stabilité économique et lutter contre les effets d’une spéculation effrénée. Ceci nécessite peut-être la mise en place de mécanismes de régulation qui restaurent certaines entraves au libre fonctionnement d’un marché tout-puissant
En fait, les organismes de financement internationaux ont eu tendance, dans leur discours, à opposer de façon artificielle l’Etat à la société civile. Ils ont laissé entendre que l’affaiblissement de l’Etat était nécessaire à l’émergence d’une société civile, capable de prendre part à la réforme d’institutions politiques figées. La privatisation et la décentralisation ont été abusivement présentées comme permettant de renforcer l’esprit d’initiative des populations, leur autonomie et leur participation au développement de leur pays. Les réformes institutionnelles recommandées au nom de la bonne gouvernance ont donc été associées de manière quelque peu abusive à la défense de la démocratie. »
« Sous des allures idéalistes et utopistes, la gouvernance pourrait bien dissimuler le plus sournois des libéralismes » (MC Smouts)
-(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Gouvernance
-(2) http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=31667
-(3) http://www.monde-diplomatique.fr/2001/06/CASSEN/15272
-4) http://www.institut-gouvernance.org/fr/document/fiche-document-36.html
-(5) http://www.er.uqam.ca/nobel/ieim/IMG/pdf/canet-mars-2004.pdf
37 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON