Vous êtes connes
Classes moyennes, dieu que vous êtes connes, que vous êtes moyennes, médiocres et néanmoins majoritaires, ce qui vous permet d’élire le bon, celui qui fera durer l’illusion et même s’il vous ponctionne, comme il le fait tout en délicatesse, il vous fait croire et admettre que tous doivent s’y mettre pour sortir du pétrin.
Vous avez le pouvoir - vous vous mettez au service du pouvoir- et vous faites tourner ce monde rond, enfin rond, dans le sens strict de tourner en rond.
Vous avez bouché vos arrières, sur le passé, en reniant vos origines populaires et vous en êtes encore à considérer le petit peuple comme inapte, inepte, con, disons-le (mais pas plus que vous).
Vous jouez les nantis sûrs de vous, tranquilles, hautains quand ça vous prend, mais au fond pas très profond, se profilent vos névroses, vos peurs voire vos phobies. Mais pour avoir l’air quand même, vous affichez vos libéralités, au sujet du sexe par exemple, qui est bien libre de mouiller pour qui il veut, de faire faire des petiots en éprouvettes ou par des ventres avides tandis que dans vos lofts, vos villas, vos manoirs, vos apparts, vos longères, vous crevez de jalousie, de déprimes et d’envie.
Vous faites tirer votre peau pour que son affaissement ne se voit pas, vous courez sur les sentiers, arrêtez le vin quelques mois, êtes fiers et contents de vos fournisseurs de viande bio, vous êtes larges d’esprit mais votre esprit divague, ne voit ni ne veut rien voir, et vos savoirs sont limités aux meilleures ventes. Votre rapport au monde tient au fil des lignes médiatiques autorisées et comme cela vous flatte et vous agrée, vous ne chercherez pas plus loin.
Vous êtes élégantes néanmoins, à défaut d’être belles, on vous repère dans vos belles bagnoles, vos belles fringues, discrètes et de bon goût, vous n’avez d’originalité que suivre une mode ou l’autre, et cela vous distingue.
Vous avez en vos mains la Justice, l’Instruction, l’Éducation, la Santé, vous êtes ingénieurs, techniciens supérieurs, vous faites rouler l’économie de marché. Vous voyagez, vous bougez, vous faites marcher les transports huppés, les banques, les agences de toutes sortes, vous embauchez des petites mains pour que vos maisons, vos enfants, vos vêtements soient propres, vous ne donnez pas aux pauvres mais aux associations, aux œuvres de bienfaisance qui dégrèvent vos impôts.
Vous êtes le suppôt de tout ce qui va mal et vous n’assumez pas vos responsabilités ; vous engrangez, thésaurisez, épargnez, investissez pour vos vieux jours et pour nantir vos enfants.
Mais vous ne risquez pas d’ouvrir les yeux.
Quand vous êtes de gauche, vous lisez Mediapart ou Politis, et vous vous sentez bien informées ; quand vous êtes de droite vous lisez le Monde ou le Figaro, et vous vous sentez confortées. L’important c’est de tenir sur ses rails en tâchant d’avoir l’air d’être ailleurs, libres. Il est évident pour vous que le modèle que vous servez avec tant de dévotion est le meilleur, aussi désirez-vous de toutes vos forces que ces peuples soumis à des dictateurs sanguinaires, qu’ils soient libyens, irakiens, syriens, iraniens, russes , vénézuéliens ou autres, se libèrent, et applaudissez-vous aux efforts de vos dirigeants pour décapiter leurs bourreaux. Vous êtes tellement convaincues que ces peuples-là ne rêvent que d’une chose : être comme vous, et vous avez bon cœur, alors vous voulez les portes ouvertes pour accueillir ces pauvres hères épris de liberté. Chérie.
En réalité, vous êtes pitoyables, vous reniez vos origines, vous n’avez pas de perspectives autres que votre petit confort, au point de le barricader derrière des barreaux, des quartiers fermés, des serrures multiples et portes sécurisées, des alarmes, des caméras, des interphones qui vous permettent de trier et chasser l’intrus. Vous êtes protégées.
En réalité vous êtes des morts-vivants, des névrosées, vous avez peur de tout, vous ne quittez ni votre agenda ni votre téléphone et vous passez vos vacances, au loin, entre les mains de guides experts qui ne vous font rien rater de ce qu’il faut voir. Vous avez fait l’Asie, si exotique, l’Afrique tellement envoûtante, l’Amérique latine si musicale… mais vous n’oubliez pas pour vos fins de semaines, les petites îles de Méditerranée, les capitales des pays de l’est, et même, comble de curiosité, des petits villages du Lubéron.
Vous avez pris l’habitude, en cette vie, d’être bien accueillies, parce que vous êtes affables, mais si quelque chose cloche, vous vous plaignez et regimbez. Cela n’est pas conforme à l’idée que vous avez du monde et de vous-mêmes, de la société et du savoir-vivre, et c’est intolérable.
Au fond, vous crevez d’ennui mais sans le savoir, toute votre énergie se concentre sur la maintenance, ne pas dérailler ni sortir du virage, on sait où cela mène. Mais à l’intérieur, bien arrimées à vos certitudes, vous pouvez faire illusion.
Ce qui vous caractérise, c’est votre absence totale de créativité ; vous pouvez bricoler, pianoter, chantouiller mais c’est loisir, c’est détente ; au fond, vous occupez votre temps à embellir votre prison. Cela ne vous empêche aucunement de vous sentir supérieures, vous aspirez à la noblesse mais vous avez les pieds dans la gueuserie, aussi composez-vous votre personnage, prenez la pose et pensez en imposer. Vous êtes neutres, informes, mais conformes à ce que l’on attend de vous : voter comme il faut, comme on vous le dit et vous n’hésitez pas, sur injonctions prioritaires, à vous encanailler et sortir dans la rue, bramer que vous êtes tous Charlie.
Souvent veules, toujours lâches, vous ignorez la révolte et vous précipitez sur l’autorisation de l’indignation. Vous interdisez tout ce qui pourrait dépasser, vous gommez les ombres, vous êtes lisses, convenues, prévisibles, terriblement mesquines, et vos grandeurs jouées ne trompent point.
C’est cela le paradis rêvé des pauvres qu’à coups de dettes ils se payent, mais en nylon ? Cette uniformité, cette propension au consensus, cette horreur du conflit, de la parole haute ?
Ce petit confort mou, cette ambition de réussite bien intégrée, circonscrite dans les cadres autorisés, c’est cela l’horizon des pauvres ?
Et c’est sur vous qu’il faut compter, puisque vous êtes le nombre ? Le petit peuple qui travaille, qui produit, conscient, politisé, a été sacrifié au dieu technologie, en voix, il n’est plus grand-chose, tandis que l’autre celui que vous employez, qui vous soigne, qui vous torche quand vous dégénérez, a peut-être bien grande âme mais elle ne suffit pas à tout conscientiser.
Vous avez rêvé d’ascension et vous vous sentez arrivées, parvenues. Et tout ceci est bien corroboré par l’ambiance générale qui considère qu’un pays gagne en notoriété, digne de votre intérêt, quand sa classe moyenne grossit, quand elle peut manger, se goinfrer de viande deux fois par jour, histoire de venger la frugalité des anciens.
Classe bâtarde, née du capitalisme, nécessaire au maintien de celui-ci, une fois rendue exsangue la classe populaire après qu’on a chanté ses faiblesses, déclassé sa culture, éradiqué ses accents, ridiculisé ses métiers en leur substituant, via le cinéma et la publicité, un modèle insipide susceptible de convenir à tous. Classe artificielle, greffe de l’ancien régime, on ne peut que rêver qu’elle regagne ses pénates prolétaires pour qu’enfin on en sorte, de l’ancien régime.
On vous a fait rois, de pacotille, on engraisse les saumons nomades domestiqués en vases clos, on cultive les crevettes, concentré d’horreur, on falsifie le caviar, on multiplie la torture du gavage des oies et des canards volaille qui ne sont plus ces sauvages qui volent si haut qu’ils semblent aller lentement, on a pillé les mers et les océans...il ne reste plus rien.
Figures de proue du capitalisme triomphant, vous mourrez avec lui, alors, il est temps de comprendre, d’ouvrir les yeux et sa conscience, parce qu’on peut s’en sortir de ce bazar à six sous concocté exprès pour nous.
Seulement voilà, la classe moyenne a plus d’un échelon sur son échelle et si celui du bas lorgne la marche d’au-dessus, globalement son ambition s’arrête aux possessions ; aussi ne pouvons-nous pas compter sur ses composantes pour sortir de la prison globale dans la mesure où elles sont arrivées, pour la plupart d’entre elles, là où elles voulaient aller, ou bien y rester si c’est héritage.
Quand quelqu’un se trouve déclassé, c’est plutôt de la haine qu’il ressent, une peur sourde, un sentiment d’injustice, un débordement qu’il est plus facile de déverser, vers le bas. On ne se bat pas pour garder ses privilèges, on se débat, et c’est stérile. D’autant plus que cette classe n’a de variétés que dans son individualisation. Cette séparation se situe au niveau des idées, voire des goûts, des opinions divergentes, ils peuvent s’affronter à ce propos, ce qui ne les empêche pas, tous, de vivre de la même façon. Ceci ressemble à une mousse assez superficielle qui donne à chacun l’impression d’être libre et qui consolide de ce fait leur « monde unique ».
Benasayag oppose la personne, instance de la multiplicité, à l’individu « c’est-à-dire cette entité créée par et pour la culture capitaliste comme s’il s’agissait d’un être autonome et isolé ».
Et ce n’est pas parce qu’il a encore quelque chose à perdre, que cet individu s’arrimera d’autant plus fermement quand il se sentira sur la pente du déclassement, mais bien parce qu’il a perdu la conscience d’ensemble, conséquence inévitable de tous les moyens mis, au travail, en vue d’atomiser les travailleurs, leur ôtant tout sentiment et fierté d’être un maillon indispensable d’une chaîne qui seule produit la richesse, qu’elle soit matérielle, intellectuelle ou scientifique.
Il existe bien encore dans certaines grosses entreprises, par l’entremise des syndicats, une forme de cohésion mais elle ne dépasse guère – ou difficilement comme s’il s’agissait de ravauder une mémoire du passé-, l’espace de la firme. La hiérarchie dans celle-ci sépare le prolétaire de la classe moyenne avec tous ses échelons.
La classe moyenne nous est encore vendue comme progrès indépassable pour le petit peuple qui du coup y aspire, mais on oublie de spécifier sa caractéristique principale : elle est le suppôt du pouvoir et ne peut de ce fait être considérée comme classe tant ceux qui la composent briguent l’individualisme comme dépassement d’une appartenance dépréciée : celle du peuple. Il n’est pas un hasard si le terme « populisme » rallie cette classe moyenne contre lui, qui fuit comme le diable ce passé honni. Ceux de ses jeunes qui en sortent ne font que leur tambouille dans leur coin, leur « ensemble » est une nouvelle famille qu’ils se créent hors de la conscience du Commun.
Personne n’est capable d’envisager se priver – un sacrifice- pour se sortir, et ses congénères, de l’impasse ; quelques-uns se meuvent dans leur branche pour obtenir un octroi, trébuchant et sonnant. Et sont contentés par peu.
Vous vous abandonnez au sort mauvais au nom d’on ne sait quelle illusion que perdure votre anesthésie, mais vous souffrez dans votre intimité physique du retour en boomerang de toutes vos destructions. Et chacun de vos gestes en perpétue la continuation.
L’impuissance vous qualifie, bientôt même à dépenser, et vos agitations ne sont que leurres car vous êtes quelques-uns à descendre dans les rues exprimer votre mécontentement en chansons : mais qui croit qu’une révolution se fait en chantant ?
Ohé ! Il est temps de sortir de son cocon tout tissé d’uniformité égalitaire, ce qui apaise la conscience, - on n’est jamais déçu par ce à quoi on n’a jamais participé, mais on peut l’être par une démission de soi au profit d’une mouvance, d’une parole, d’une providence-, et d’oser voir le monde tel qu’il est. Il est temps de sortir de l’enfance qui voudrait qu’on lui pourvoie ses désirs immédiats, parce que c’est demandé gentiment. Il est temps de mobiliser son courage, après avoir pris conscience que le monde, si nous n’en faisons pas la beauté, nous pouvons la préserver.
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