Vous savez tous qui est Léon Blum, mais connaissez-vous Ambroise Croizat ?
François Fillon n'aime pas la sécurité sociale. Les manuels d'histoire n'ont pas l'air d'y tenir plus que ça non plus au vu de la place qui est faite à son fondateur dans nos cours de lycée. Ambroise Croizat est sûrement le plus grand oublié de France là où son contemporain Léon Blum est placé en successeur de Jaurès. Le libéralisme triomphant n'aime pas les ouvriers syndicalistes. Chez Air France ou chez Hatier, la loi est la même partout.
Les dimanche pluvieux peuvent plonger l’homme dans l’ennui le plus terrible. Je me suis retrouvé cette semaine à devoir choisir entre Drucker, le Tour des Flandres, et un livre pioché au hasard dans la bibliothèque. Bon lettré que je suis, j’ai opté pour cette dernière solution. Et puis j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de louche chez Philippe Gilbert, chez Drucker aussi. Me voici donc devant le vieux manuel d’histoire que je n’ai jamais rendu au lycée. Page sur le Front Populaire, encadré biographique pour Léon Blum… Me voilà nostalgique d’une époque que je n’ai pas vécu. Pour parfaire le tout, je tourne quelques pages en direction de la libération. D-Day, De Gaulle. Et c’est tout. J’avais oublié avec le temps que je devais ma culture historique à ma curiosité plus qu’au lycée et même à l’université. Qui se souvient que 45 fut l’année décisive de la conquête sociale ? Quelques socialistes comme moi, pas Hatier.
Le bourrage de crânes a encore de beaux jours devant lui. Mais je ne suis pas une exception illuminée dans un monde écrasé par la brume de la médiocrité. Mon salut, je le dois à internet, outil formidable qui révolutionnera le monde. Et cet outil, je vais m’en servir pour réhabiliter celui que je choisirais si l’on me demandait de choisir le français que j’admire le plus, Ambroise Croizat. Le père de la sécurité sociale, rien que ça.
Pourquoi une telle différence entre cet illustre inconnu pour beaucoup, et le célèbre dirigeant de la SFIO ? La raison, nous la connaissons tous. Et bien que la phrase soit devenue bateau, comme tant d’autres à une époque où on lit énormément de choses en une journée grâce au numérique, je vais m’en servir : l’histoire est écrite par les vainqueurs. Le grand gagnant de la bataille des idées, c’est le libéralisme. Il triomphe au mépris de nos conditions de vie depuis 1991 et s’est permis de faire un petit tour dans nos leçons du secondaire. Il préfère Blum à Croizat, tout comme il préfère l’octroi par l’État d’un avantage social plutôt qu’une réforme gigantesque organisée par les syndicalistes pour le priver du tiers de son gâteau.
Les sociaux démocrates négocient, les communistes imposent.
Les blocages de l’idéologie dominante sur 45 sont très nombreux. A tel point que c’est une année devenue presque taboue pour l’élite économique. A côté, nous avons le Front Populaire et Matignon, devenus les symboles absolus de la conquête sociale. La première de toutes les raisons se trouve dans le contexte de l’application de ces deux réformes. Car l’une fut le fruit de la négociation tandis que l’autre fut tout simplement imposée aux patrons du pays.
L’une des grandes lubies du peuple français depuis la fin de la guerre consiste à trouver des résistants dans son arbre généalogique. A écouter tout le monde on finirait par croire que 98 % du pays à pris le maquis. C’est évidemment faux et nous avons aujourd’hui assez de recul pour admettre que l’hexagone s’est montré assez passif face à l’occupation, à commencer par ses dirigeants politiques, mais aussi ses dirigeants économiques. 80 % du secteur des BTP travaille pour le Reich en 1944 après le lancement de la construction du mur de l’Atlantique. L’amoralité totale du capitalisme français a rendu la classe patronale particulièrement impopulaire à la libération donc il ne lui reste pas d’autres choix que de subir. Face à elle, le PCF s’est construit la légende du « parti des 75000 fusillés », son prestige est énorme. Avec un rapport de forces aussi favorable, il est hors de question de laisser passer l’occasion de faire bondir la conquête sociale et c’est dans ce contexte qu’est lancé le chantier en 1945. Le contremaître s’appelle Ambroise Croizat. De Gaulle l’a nommé ministre du travail puisque forcé de faire entrer des communistes dans le gouvernement de transition. Le communisme est en pleine expansion sur tout le continent, la meilleure façon d’endiguer la révolution est encore de le faire participer à la reconstruction. C’est avec cette idée là que va naître l’État providence.
La situation est foncièrement différente en 1936. Pas de guerre, pas de collaboration. Le Front Populaire s’est constitué pour faire face au fascisme devenu dangereux depuis le 6 février 1934. C’est d’une part sur cet axe là, d’autre part sur un programme de réformes en faveur des ouvriers qu’il va se faire élire. Conventions collectives, congés payés et semaine de 40 heures deviennent les ciments de la campagne de cette union. La victoire est au rendez-vous et Blum devient un Président du conseil confronté à des grèves générales dans les usines qui visent à la fois à manifester la joie de la classe ouvrière après le succès et à faire pression sur le nouveau gouvernement pour l’amener à appliquer très vite ses promesses. Le patronat se retrouve obligé de se rendre à Matignon pour entamer les négociations avec les représentants de l’État et des syndicats. Il est bon de noter que c’est la première fois dans l’histoire de France qu’ils reconnaîtront pleinement l’existence et la légitimité de ces derniers. Les accords sont signés le 8 juin 1936 et seront en défaveur des patrons. Mais leur signature est tout de même apposée sur la feuille. Signifiant leur présence et leur rôle dans l’application des mesures. Le PCF n’est lui pas présent, il soutient Léon Blum mais se garde de participer à l’exécutif. Une manière de surveiller la progression du mouvement social sans se compromettre en cas d’échec mais aussi de respecter les ordres du komintern.
Les deux grandes dates de la victoire des travailleurs français s’appliquent donc dans des contextes très différents. On y voit d’un côté la patte de la dictature prolétarienne et de l’autre les avantages d’une sociale-démocratie. Il est inutile de dire que l’on peut se réjouir de ces deux événements et que l’un ajouté à l’autre forment un corpus complet de l’amélioration des conditions de vie au XXème siècle. Mais notre sujet concerne l’historiographie. Pourquoi Blum le héros et Croizat l’invisible ? Parce que Blum a obtenu l’accord des possédants qui comptaient dans le rapport de forces lorsque 45 rappelle qu’ils ont été mis au ban de la société. Il est donc plus confortable pour le libéralisme de mettre en avant un texte auquel la bourgeoisie a dit oui, qui plus est sous le régime conservateur de la IIIème République.
Politicien de carrière, ouvrier syndicaliste. Une diversité du personnel politique oubliée.
Cette République conservatrice fut marquée par les nombreuses grèves qui rythment son existence, ainsi que la naissance du syndicalisme de masse. Carmaux, Courrières, Languedoc, les cheminots en 1920… Autant de dates qui nous renvoient aux chef d’œuvres de Zola. C’est dans ce genre d’ambiance que le socialisme va se développer et que nos deux protagonistes vont évoluer. Ils symbolisent parfaitement la multiplicité des profils que l’on trouvait alors à gauche.
Léon Blum présente un profil assez classique pour un homme d’État. Il est issu de la moyenne bourgeoisie en tant que fils d’un commerçant plutôt prospère. Il fait des études supérieures à Paris et y obtient une double licence en Droit et en littérature, soit des cursus classiques pour un haut fonctionnaire au début du XXe siècle. Il le devient d’ailleurs dès l’âge de 23 ans et commence à être actif en politique à partir de l’affaire Dreyfus. Il participe à développer la SFIO aux côtés de Jean Jaurès dont il est en quelques sortes le disciple, il fonde le journal L’humanité à ses côtés. Mais c’est en 1920 qu’il jouera un rôle déterminant dans l’histoire politique française en refusant d’adhérer à la troisième internationale lors du Congrès de Tours. C’est ainsi que va être provoquée la scission des gauches qui court toujours aujourd’hui. L’affrontement entre révolutionnaires et sociaux-démocrate s’inscrit encore dans les divergences entre la France Insoumise et le Parti Socialiste. Les deux courants réussiront tout de même à s’allier pour les élections de 1936 et Léon Blum pourra mener sa politique en étant élu démocratiquement et en conformité avec les institutions de son temps. Il est donc à classer définitivement dans la sociale démocratie.
Ambroise Croizat oppose un tempérament totalement différent. Issu d’une famille prolétaire, il travaille à l’usine dès l’âge de 13 ans et se convertit vite au socialisme révolutionnaire. Il adhère, au contraire de Léon Blum, à la troisième internationale, et devient donc Léniniste. Il monte ensuite assez vite en grade puis devient l’un des principaux dirigeants syndicalistes avant la drôle de guerre. Il sera emprisonné durant celle ci suite à la criminalisation des communistes due au pacte germano-soviétique dans une prison à Alger dont il sera libéré lorsque les alliés s’empareront de l’Empire colonial français. Désormais dans la France libre, il lutte aux côtés du Général De Gaulle puis fera partie des assemblées constituantes d’après-guerre et surtout sera ministre du travail à la libération. C’est dans ce contexte, sans élections et sans opposition, qu’il va mettre en œuvre la sécurité sociale. Qui plus est en tant que syndicaliste puisque c’est la CGT qui le nomme aux assemblées consultatives du gouvernement.
L’idée d’un intellectuel des hautes sphères se battant pour le peuple semble donc mieux vue par nos manuels d’histoire que celle d’un prolétaire qui gravit les échelons à force de militantisme et d’activisme. Ce qui finalement n’est pas si étonnant que cela dans ce système de monarchie républicaine qu’est la Vème République. Il faut garder à l’esprit que nos institutions sont littéralement parasitées par des « experts » et des conseillers issus des hautes écoles qui peuplent tout les ministères, ajoutons encore que l’assemblée nationale est constituée très majoritairement de toutes sortes de notables issus des classes les plus hautes. De fait, notre modèle politique est technocrate tout comme l’est l’Union Européenne. La chose publique serait finalement un métier réservée à ceux qui l’ont étudiée. L’exemple d’un Croizat ouvrier syndicaliste n’ayant reçu aucune éducation politique avant son adhésion au PCF fait tâche dans l’histoire. Et il suffit de voir le traitement infligé par le PAF à Philippe Poutou pour voir où nous en sommes aujourd’hui. La réalité, pourtant, nous apprend que le Parti Communiste formait politiquement ses militants et en faisait parfois de très bons orateurs. Georges Marchais était lui aussi passé par là mais ça aussi, l’historiographie préfère l’oublier.
Négocier le capitalisme ou éliminer le marché ?
Le congrès de Tours a donc vu la naissance d’une division que l’on peut encore qualifier d’éternelle puisque toujours très présente dans les problématiques du socialisme aujourd’hui. Faut-il changer les choses en respectant les règles, ou plutôt renverser la table pour avoir les mains libres ? Avec le temps, le réformiste et le révolutionnaire sont devenus de véritables opposants politiques. François Hollande aura fini d’entériner la scission avec un quinquennat qui aura consacré la conversion de la sociale-démocratie au capitalisme. Comme tout ses prédécesseurs il se sera rapproché du centre, et le premier d’entre eux fut Léon Blum.
‘ Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage.’
C’est ainsi que Jean Jaurès s’exprimait à la chambre en 1895. Les débuts de la SFIO s’inscrivaient totalement dans la démarche de la révolution prolétarienne. C’est là que se trouve sa base idéologique. Comment alors expliquer son descendant, le Parti Socialiste de Manuel Valls et Emmanuel Macron ? Et bien il faut passer par Léon Blum. Car les accords de Matignon, bien qu’ils furent les bienvenus et constituèrent un indéniable progrès furent finalement une simple négociation sur les modalités du capitalisme. Réduire le temps de travail, établir des conventions collectives et octroyer des vacances ne retire rien au marché mais le force juste à se moraliser. Les congés payés vont même lui permettre de développer de nouveaux secteurs, les producteurs de bicyclettes en furent sûrement très heureux. Il n’y a pas de remise en cause du système de production ou de la propriété mais seulement une amélioration des conditions d’applications du travail. C’est ici que l’on peut noter la conversion totale de la SFIO de Blum au réformisme après 1920. Il n’y a déjà plus de révolution et le Front Populaire porte en lui le germe de virus Macron. On peut d’ailleurs ajouter que Léon Blum renonça au contrôle des changes qui aurait contrebalancé la hausse des prix qui rendit caduque les revalorisations salariales des plus mal lotis. Pour la realpolitik, pour l’alliance Britannique. L’adaptation au contexte est le leitmotiv de la social-démocratie et il s’illustre parfaitement dans cette période de l’histoire. Le pragmatisme est une constante du capitalisme contemporain, il semble donc très logique de voir cette gauche là favorisée de son point de vue. C’est bien sûr ce genre d’observations qu’il réécrit l’histoire.
L’opposition avec les communistes se trouve d’autant plus amplifiée que 1945 s’est parée d’une tout autre couleur. Rouge vif. Il faut se représenter ce qu’à permis un tel rapport de forces -inédit dans l’histoire française-. Une sécurité sociale basée sur la redistribution des richesses, transitant le revenu du riche au pauvre et ne basant plus la survie sur le simple fruit du travail mais sur la solidarité de la société est un principe totalement novateur et révolutionnaire. Ce qu’a mis en œuvre Ambroise Croizat avec son équipe, ce n’est ni plus ni moins que la soustraction du tiers de la richesse nationale au marché. Son principe est fondamentalement opposé à la philosophie libérale puisque celle ci prône l’équilibre par la fameuse « main invisible ». Avec la sécurité sociale apparaît un main parfaitement visible qui est celle du prélèvement à la source, inscrite sur les fiches de paie et sur les comptes des entreprises. Il faut encore ajouter à cela que les régimes ne seront gérés ni par le patronat, ni par l’État, mais par les représentants syndicaux, ce qui fait que le blindé de l’égalité en France est conduit par les travailleurs eux-mêmes, entérinant totalement l’élimination de la force capitaliste du système. On comprend maintenant pourquoi François Fillon veut l’amoindrir, lui qui est soutenu par quelques grands industriels. La droite à en effet toujours cherché à affaiblir les effets des réformes de 1945. Le statut de la fonction publique apparaît dans le même temps et investit des employés de l’État au service des personnes et non pas du profit. Une autre révolution dans les mentalités. Ces mesures ne sont rien d’autre que la concrétisation partielle de l’idéal socialiste puisqu’il s’agit de mettre l’économie au service de l’humain plutôt que de l’argent. Et c’est pour cela que les américains nous qualifient souvent de dangereux communistes. Ambroise Croizat est le nom qui devrait être collé sur cette évolution monumentale qui reste à ce jour la plus grande révolution sociale en France.
Tout le monde sait que notre protection sociale existe mais bien plus rare sont ceux qui peuvent y associer une date et un nom. Et pour cause, comme je le disais au début, son fondateur a été effacé des manuels scolaires à l’instar des grossières manipulations staliniennes. Mais ne dit-on pas parfois que le libéralisme n’est qu’un totalitarisme blanc ? On est en droit de se poser la question à l’heure de l’info en continu et de la surmédiatisation de certains sujets face à la disparition d’autres. Il est de bon ton de rappeler les horreurs du goulag et d’y résumer l’épopée communiste. Ou de faire avaler aux lycéens des chapîtres sur « les totalitarismes » mêlant nazisme, marxisme et fascisme parce qu’ils se vaudraient tous*. Mais si j’y refais un tour y verrai-je les influences patronales dans la montée des extrêmes-droites dans les années 30 ?* Croizat et son œuvre s’inscrivent complètement en faux de la doxa dominante, les principes qui y sont associés sont tout simplement à l’opposé de ce qui s’apprend aujourd’hui dans une école de commerce. A savoir le TINA cher à Thatcher et le chacun pour soi et Dieu pour tous dans un monde où la menace du chômage s’inscrit en filigrane dans la vie de n’importe quel jeune qui n’est pas issu des classes dorées. Si 45 disparaît mystérieusement, c’est parce cette date symbolise en France ce que l’on pourrait appeler « There is an alternative ». Une idée chère à Bernard Friot qui aimerait étendre le concept à l’ensemble de la société.
La défense d'un héritage, la fierté de notre passé
Je crois, en tant que socialiste convaincu et insoumis, qu’il est très important de ne pas nous détacher de notre histoire et de notre héritage. Faire connaître Croizat et son combat, chanter l’internationale, se souvenir du rôle du PCF dans l’éducation politique et culturelle des fils d’ouvriers, c’est assumer un passé et un héritage. Non, nous n’avons pas honte ! Nous sommes fiers d’être les héritiers du plus beau système jamais imaginé par une tête française. Car que serait la vie sans cette sécurité sociale ? Avec le chantage à l’emploi que nous subissons aujourd’hui ? C’est pour cela qu’il faudra toujours rappeler qu’en France jamais un communiste n’a envoyé qui que ce soit dans un goulag ou instauré un État policier. Non, c’est l’extrême-droite qui bénéficie de ce monopole. Au lieu de cela, des communistes en France ont montré que l’on pouvait faire autrement, puis l’ont appliqué, et de façon si pérenne que nous en bénéficions encore aujourd’hui. Alors, avec tout le respect que j’ai pour Léon Blum, il serait peut-être bien qu’il finisse par partager l’affiche avec l’autre héros de notre classe laborieuse.
*Lire les articles du Manuel d’histoire Critique édité par le Monde Diplomatique à ce sujet
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