Vu de Suède : Charlie Hebdo ou la satire malséante
Suite aux attentats commis en France la semaine passée, la Suède s'interroge sur le point de savoir si la liberté d'expression supplante le droit de ne pas se sentir offensé.
Il y a un mot qui revient sans cesse dans les médias suédois à propos de l’affaire Charlie Hebdo. Ce mot, qui n’a pas vraiment d’équivalent en français, est de toute première importance dans la société suédoise. Lorsqu’on le prononce, il fait comme l’effet d’une sonnette d’alarme. Il est la phobie de n’importe quelle personne en situation de responsabilité et l’arme fatale de celui qui se trouve en situation de faiblesse. Ce mot est « kränkning ». On peut le traduire à peu près par « vexation » ou « humiliation ».
La peur de commettre un « kränkning », même involontaire, fait que le suédois moyen n’ose pas dire ce qu’il pense dès lors qu’il sent que son avis risque de ne pas rencontrer une adhésion pleine entière de son interlocuteur. D’où la préférence accordée à des sujets de conversations consensuels. Et lorsqu’il s’agit d’une remarque comportant une très légère critique à l’endroit d’autrui, le suédois se trouve alors contraint d’enrober son propos de flatteries mielleuses pour éviter que celui d’en face ne se retrouve rabaissé. Il commence par exemple par le fameux : « vad duktig du är », signifiant « qu’est-ce que tu es doué », pour ensuite en venir lentement au fait, le tout sans se départir d’un sourire bienveillant.
Il est des cas où malheureusement le suédois ne peut éviter que la vérité blesse. Le kränkning est alors inévitable et dans ces cas-là, le suédois devra arbitrer. Car il y a kränkning et kränkning. S’il est une sorte de kränkning que le suédois veut par dessus tout éviter, c’est le kränkning minoritaire : il faut absolument éviter que celui qui appartient à une minorité se sente mis en cause pour cette raison. Je vais donner un exemple concret. Mon employeur s’était engagé à accueillir en stage une irakienne au chômage depuis de nombreuses années. Ladite personne, bien qu’ayant suivi des cours obligatoires de suédois, était malheureusement incapable de se débrouiller dans la langue de son pays d’accueil et ne pouvait s’acquitter des tâches qui lui incombaient. Etant moi aussi un immigré et ayant eu moi aussi à faire en sorte de dépasser les barrières de la langue, je me suis permis en toute innocence de lui proposer de l’aider. Il se trouve que l'intéressée était parfaitement consciente du problème et s’imaginant bien qu’une telle carence linguistique compromettait gravement ses chances d’insertion sur le marché du travail. Elle se montra donc ravie de ma proposition et je commençais peu à peu à l’aider du mieux que je pouvais. Un jour, mon employeur me prit à part et me fit remarquer, avec bien évidemment toutes les précautions d’usage, qu’il n’était peut-être pas très convenable que je reprenne ainsi le suédois d’une collègue. « C’est sûrement difficile pour elle, il ne faut pas qu’elle se sente sans arrêt dans l’erreur ». Comprenez : tu ne dois pas lui rappeler ses faiblesses. Bien-sûr, lorsque la question de la réconduction du stage se posa, l’employeur ne tergiversa pas à trancher par la négative pour les raisons que vous avez déjà comprises.
On peut se désoler de l’hypocrisie ambiante que génère une telle conception des rapports humains. Il n’en reste pas moins qu’il en ressort un confort inestimable à ne plus se trouver exposé aux constantes remarques infantilisantes qui caractérisent les rapports professionnels dans notre chère République.
Ces éléments de contextualisation me paraissaient indispensables pour bien comprendre la nature des réactions suscitées dans les médias suédois par l’exécution de la rédaction de Charlie Hebdo. Bien-sûr, on condamne l’usage anarchique des armes lourdes à l’heure du déjeuner et l’on veut bien convenir qu’il y a quelque-chose de disproportionné dans le fait d’être la cible de tirs à bout portant pour avoir dessiné des caricatures. Il y a eu, comme partout en Europe, des manifestations et des éditos compatissants. Mais … Mais … Il y a ces fameux dessins … Cette représentation du prophète Mohammad (salut d’Allah sur lui), et les autres aussi, ces dessins sexistes, racistes, antisémites qui n’hésitaient pas à caricaturer des catégories sociales défavorisées, à commencer par ces musulmans persécutés, sans cesse discriminés, dont la France ne veut pas. Oui, tels sont les commentaires qu’on entend en boucle depuis dix jours. Et si l’on devait résumer la problématique majeure qui se dégage des ces attentats aux yeux de nombreux faiseurs d’opinions suédois, ce serait la suivante : est-ce que la liberté d’expression induit le droit de commettre un « kränkning » ? Peut-on, au nom de la liberté d’expression, publier un contenu qui risque de heurter la sensibilité d’une minorité ?
On mesure ainsi à quel point est énorme la différence de perspective qui existe entre la France et la Suède. En France, la liberté d’expression est perçue comme potentiellement positive, véhicule du débat d’idées, et c’est l’atteinte à la liberté d’expression qui est de nature à blesser. En Suède, le point de vue est inversé : on se met plus volontiers à la place de celui qui peut en faire les frais et qui ne doit, en aucun cas, se sentir « kränk ». Laissons de côté le fait que les suédois, non habitués à la satire et à l’ironie, sont incapables de prendre les caricatures de Charlie Hebdo autrement qu’au premier degré, et restons-en à la question de la liberté d’expression telle qu’elle se pose abstraitement au pays de Strindberg. Je vais traduire l’intervention d’Ann Heberlein, « docteur en éthique », lors d’une émission de débat concernant la publication par les journaux suédois de caricatures initialement publiées dans Charlie Hebdo : « On doit pouvoir avoir dans sa tête deux idées en même temps : pouvoir à la fois condamner cet attentat terrible et en même temps pouvoir comprendre que ces images ne doivent pas être publiées chez nous. (…) Je pense que ces dessins ont dépassé les limites. On peut certes les comprendre de différentes façons, mais il y a des individus qui se sentent « kränk ». »
On voit bien alors le problème apparaître : comment prétendre encadrer l’exercice d’une liberté fondamentale par une limite qui se réfère en dernière analyse au sentiment individuel, lequel varie en fonction du degré de sensibilité de chacun (on sait qu’il y a des musulmans qui s’en foutent totalement de voir leur prophète caricaturé, d’autres qui sont près à prendre les armes) ? Comment assigner à l’exercice d’une liberté publique une limite qui se définit purement subjectivement ? Pire encore, puisqu’il s’agit d’éviter que des publications ne heurtent la sensibilité de quelques individus, il s’agit en fait de préconiser que l’exercice de la liberté d’expression soit de facto limitée par l’anticipation d’un sentiment de vexation potentiel au sein de telle ou telle minorité, soit par une virtualité.
Il y a toutefois fort à parier que beaucoup de suédois, peuple au surmoi le plus développé du monde, se reconnaissent dans les prises de positions sus-décrites et se félicitent de vivre dans un pays où les caricatures en cause n’auraient pas pu être publiées.
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