Or, les prodiges technologiques ne changent rien de fondamental aux lois qui régissent la relation d’information dont la première enseigne que « nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire ». L’illusion de l’iceberg qui montre moins qu’il ne cache, est toujours aussi massivement indestructible et reste une menace mortelle pour ceux qui comme le Titanic n’en prennent pas la mesure.
Les divulgations de documents secrets par Wikileaks
Sans doute l’actuelle divulgation par Wikileaks de « 251.287 télégrammes » diplomatiques américains classés ou non « Secret » ou « Confidentiel » tende-t-elle à prouver le contraire : grâce à l’informatique n’est-on pas en mesure d’accéder aux secrets d’un État ? Cinq journaux The New York Times, The Guardian, Der Spiegel, Le Monde, El Pais n’ont pas manqué de se saisir de l’aubaine pour une fois de plus faire leur propre promotion en prétendant se mettre au service non plus de l’information donnée qui est leur ordinaire, mais de l’information extorquée. Il reste qu’ils admettent n’avoir pas accès aux documents les plus secrets, classés « Top secret », et que demeurent obscures les conditions qui ont permis à Wikileaks d’obtenir ces documents.
L’affaire du Watergate devrait conduire à se montrer prudent. Pendant trente ans, on a célébré le Washington Post et deux de ses journalistes comme l’incarnation du « journalisme d’investigation » adonné à l’information extorquée qui avait contraint le président Nixon à la démission en août 1974. Or, on sait, depuis ses confidences faites en mai 2005 avant de mourir, que le directeur adjoint du FBI, W. Mark Felt, était la source mystérieuse du journal, affublée du pseudonyme pornographique « Gorge profonde ». Il nourrissait contre Nixon une rancune tenace à la fois pour ses méthodes et pour n’avoir pas pris la succession de Hoover, le patron du FBI, à son décès. Est-il aventuré de se poser les questions suivantes aujourd’hui sans réponse : qui a facilité l’accès à ces documents secrets ? Quel but est poursuivi ? Le président Obama ne serait-il pas la cible ?
Loin de faire disparaître la notion de secret, on le voit, cette divulgation de documents secrets par Wikileaks prouve au contraire son indestructible empire. Il n’ y a là rien d’étonnant, c’est la condition de survie de tout individu et de tout groupe jetés dans un univers qui menace leur existence.
La méditation de 10 minutes de M. de Villepin devant le juge d’instruction
La conduite de M. de Villepin est aussi exemplaire. Après des déclarations fracassantes sur TF1 au sujet de l’existence de rétro-commissions à l’occasion de ventes d’armes au Pakistan et à l’Arabie Saoudite auxquelles le président Chirac aurait mis un terme après sa première élection en 1995, il avait demandé à être entendu par le juge Van Ruymbeke qui instruit le dossier. Or, il paraît s’être montré moins disert devant celui-ci au cours d’une audition qui, jeudi 25 novembre 2010, a tout de même duré plus de 4 heures. L’avocat des familles des victimes de l’attentat de Karachi qui y a assisté, en a fait un récit intéressant où l’on voit l’intéressé écarter toute information susceptible de lui nuire (3).
- D’abord, M. de Villepin a nié tout lien entre la suppression du versement de ces rétro-commissions en 1995 et l’attentat qui serait survenu par représailles en 2002. On le comprend : la responsabilité de l’ancien président et la sienne, comme secrétaire général de l’Élysée, pouvait être engagée.
- Ensuite, quand il a été invité à préciser les noms des bénéficiaires des rétro-commissions dont il a de fortes présomptions qu’elles ont existé, il est resté silencieux, selon l’avocat, « 10 minutes, montre en main ». Il ne pouvait mieux manifester le conflit intérieur vécu : dire ou ne pas dire ? Il a choisi de ne pas dire. L’avocat parle avec raison d’un conflit de loyauté. M. de Villepin a dû peser longuement les avantages et les inconvénients avant de se résoudre à taire les noms que manifestement il connaît.
On est sans doute en présence du cas de figure qu’est le chantage quand une partie se garde de divulguer sur une autre une information nuisible parce qu’elle sait que l’autre en fera autant sur elle et que le gain de la première révélation sera annulé par la seconde livrée en représailles. C’est comme aux jeux d’échec, il ne sert à rien de prendre à son adversaire un fou avec son propre fou si c’est pour se le faire prendre aussitôt à son tour.
L’affaire du ministre Hortefeux
L’affaire du ministre de l’Intérieur, M. Hortefeux, est aussi révélatrice. On sait qu’ au cours de l’Université de l’UMP à Seignosse, dans les Landes, le 5 septembre 2009, il avait déclaré au sujet d’un jeune militant d’origine maghrébine que « quand il y en a un ça va, (mais que) c’est quand il y en a plusieurs que ça pose des problèmes ». On observe différents moyens employés pour gardé secrets ou euphémiser des propos susceptibles de nuire au ministre. De fait, poursuivi par le MRAP, il n’a pu éviter, le 4 juin 2010, en première instance, une condamnation dont il a fait appel, à 500 euros d’amende et 2000 euros de dommages et intérêts pour injure à caractère raciste.
- L’enregistrement par vidéo tourné par la chaîne Public Sénat avait d’abord été gardé secret par sa rédaction, consciente de son caractère nuisible pour le ministre. Mais il est devenu information extorquée quand… il s’est retrouvé diffusé par Le Monde.fr. quelques jours plus tard.
- Le militant en cause, M. Amine Bénalia-Brouch, vient de révéler dans un livre (4) d’autres informations qu’on peut qualifier elles aussi d’extorquées dans la mesure où il les a gardées secrètes jusqu’ici puisqu’il avoue tout net qu’il a menti.
* Des responsables de l’UMP aurait exercé sur lui un chantage : « J’ai vécu, dit-il, dans l’angoisse et la peur (…) La pression exercée sur moi par l’UMP était énorme ». C’est ainsi qu’il a posté une vidéo sur YouTube et que lui a été dicté le communiqué de démenti pour défendre le ministre, alors qu’il « a toujours pensé que cette phrase était raciste ». Le quiproquo de l’Auvergnat a pu ainsi être avancé pour masquer l’attaque anti-maghrébine et tenter de désamorcer la procédure judiciaire engagée.
* Une proposition d’emploi, d’autre part, lui aurait faite, mais il l’aurait refusée.
* Peu avant le procès, enfin, il aurait été reçu par le ministre Hortefeux à son ministère même, après avoir été accueilli à la gare avec voiture et chauffeur : on voulait s’assurer de son silence.
Le conflit entre AREVA et EDF
Un autre exemple de l’empire du secret dans la relation d’information vient également d’être donné à l’occasion du conflit qui oppose EDF à AREVA, le groupe industriel français spécialisé dans l’énergie nucléaire. Si elle est d’accord pour qu’EDF augmente sa participation dans le capital de son entreprise, la présidente d’AREVA, Mme Lauvergeon, est fermement opposée à son entrée au conseil de surveillance. Sa raison en est simple : « Si EDF avait une place dans la gouvernance d’Areva, a-t-elle déclaré le 24 novembre 2010, c’est-à-dire en pratique un administrateur ou deux, immédiatement, tous les concurrents d’EDF, (...) tous les électriciens qui sont nos clients, considéreraient qu’il n’y a plus exercice de la libre concurrence. (…) Quand vous parlez nucléaire avec des clients électriciens, vous parlez d’un sujet extraordinairement stratégique pour eux. Ce qu’ils souhaitent et ce que nous faisons, c’est garder un secret total. (…) S’ils savent que dans le conseil de surveillance, il y a des auditeurs d’EDF (...), ils iront choisir quelqu’un d’autre. Nous avons d’ailleurs fait un calcul qui montre qu’on a beaucoup à perdre dans ce domaine » (5).
Il est certes tentant de croire à l’avènement de la maison de verre transparente grâce aux prodigieux moyens technologiques dont on dispose aujourd’hui et qui ont anéanti la distance et la durée pour diffuser l’information par le son, l’écrit et l’image. Mais une muraille leur résiste et résistera toujours. C’est celle du secret dont l’être vivant entend s’entourer pour se protéger des coups de l’adversaire : c’est une question de survie. "En temps de guerre, aurait dit Churchill, la vérité est si précieuse qu’elle devrait toujours être protégée par un rempart de mensonges." Et en temps de paix aussi ! Toute réflexion sur l’information qui ne se fonde pas sur ce constat originel verse dans la mythologie pour tromper son monde. Paul Villach
(1) Paul Villach, « L’attentat de Karachi : le sophisme abracadabrantesque du président Sarkozy », AgoraVox, 22 juin 2009.
(2) Le Monde.fr, « WikiLeaks : Dans les coulisses de la diplomatie américaine », 28.11.10
(3) Le Post, « Le silence de l’agneau. Attentat de Karachi : « Villepin sait, mais ne veut pas donner de noms » », 26. 11. 2010.
(4) Le Monde.fr, « L’Auvergnat d’Hortefeux se confesse », 24.11.2010.
(5) Le Monde.fr, « Anne Lauvergeon contre l’entrée d’EDF au conseil de surveillance d’Areva », 24.11.2010