5e pouvoir : lobbying citoyen ou contre-lobbying ?
Le 5e pouvoir, à supposer qu’il soit vraiment le 5e, dispose, en tant que contre-pouvoir, d’au moins deux façons de l’exercer : par l’information, et par les actions d’influence.
Il a beaucoup été question ces derniers temps de "journalisme citoyen", en particulier à l’occasion du projet de labellisation des sites d’information, ou de la promulgation le 3 mars dernier de la loi pour la prévention de la délinquance, qui comporte un article censé lutter contre le phénomène du happy slapping en prohibant la diffusion d’images d’agressions sur Internet [1], ce qui a suscité de vives réactions, à l’échelle internationale, France mise à part. Cela étant, l’usage d’une autre expression, lobbying citoyen, semble émerger, utilisée par exemple récemment pour présenter [2] les positions TIC de François Bayrou.
Cette expression lobbying citoyen pose problème : en creusant un peu, on s’aperçoit qu’elle sous-entendrait que les actions d’influence des lobbyistes et celles des citoyens sont du même ordre. Pour ma part, je refuse cette étiquette, et je définis nos actions comme du contre-lobbying. Pour au moins deux raisons.
- Première raison, dans le temps, et dans l’espace : il s’agit d’actions défensives, a posteriori, alors que le lobbying est une activité offensive, a priori.
Notre activité est nécessairement défensive : Montesquieu est mort, l’apparition du Net a achevé l’esprit des lois. Pour faire bref, un point central de la pensée de Montesquieu est que chaque nation possède et crée des lois qui lui sont spécifiques [3]. En abolissant les distances, en permettant le transfert instantané d’informations d’un côté à l’autre de la planète, le Net ne pouvait que mettre en évidence les incompatibilités des lois des différentes nations. La réalité, aujourd’hui, c’est que même à coups de marteau, les pièces du puzzle législatif planétaire ne rentrent pas...
Les Etats-unis l’ont compris très tôt. Exemple : dès février 1993, Bill Clinton crée une task force consacrée à l’Infrastructure informationnelle nationale (NII), un des objectifs étant de modifier le droit de la propriété intellectuelle pour tenir compte de l’émergence des TIC. Un groupe de travail consacré à la propriété intellectuelle (le WGIPR) publie alors un "green paper" [4] rappelant l’objectif de l’administration Clinton : développer des programmes et des politiques dans les domaines des télécoms et de la société de l’information qui répondent au mieux aux besoins des Etats-unis.[5]
Inévitablement, le green paper aborde le problème de l’Infrastructure informationnelle globale (GII), en constatant que les lois protégeant la propriété intellectuelle ne sont pas identiques dans tous les pays, et remarquant qu’un acte constituant une violation de propriété intellectuelle dans un pays peut tout à fait être légal dans un autre pays [6]. Dès cet instant, l’esprit des lois passe aux soins palliatifs.
La suite de l’histoire [7] est connue : Le WGIPR publie un white paper [8] proposant un projet de loi NIICPA, que l’opinion publique américaine rejette tant il porte atteinte aux droits du public. Clinton utilise alors une technique de bootstraping législatif consistant à obtenir un accord international (en l’occurrence via l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, en décembre 1996), pour contourner son opinion publique et imposer le DMCA (Digital Millennium Copyright Act) aux Etats-unis en lieu et place du NIICPA. Une conséquence directe, puisque le traité OMPI a été signé par l’Union européenne, sera la naissance en mai 2001 de la directive européenne EUCD (European Union Copyright Directive).
Qui dit directive, dit transposition en droit national : cela arrive en France le 12 novembre 2003 avec le dépôt du projet de loi DADVSI (droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information) à l’Assemblée nationale.
1993-2003 : dix ans se sont écoulés. Les internautes français découvriront alors un projet de loi qui vient restreindre leur accès à la culture en légalisant les dispositifs de contrôle d’usage (DRM) et en pénalisant leur contournement. Chronologiquement l’action des internautes intervient donc en fin de parcours international, c’est-à-dire on ne peut plus en aval des processus législatifs, avec une marge de manoeuvre réduite : celle de la transposition. Les lobbies états-uniens ont mené leurs actions offensives il y a dix ans [9]. En 2005-2006, la réaction des internautes, ou plus exactement les actions que certains d’entre eux ont menées auprès du gouvernement et du parlement, sont donc bien des réactions défensives de contre-lobbying. Et c’est parce que les projets de lois nous viennent désormais de loin, et d’il y a longtemps, et que les lois nationales semblent devoir s’y diluer, ainsi que certains de nos droits. Des esprits potaches pourraient ainsi s’amuser à calculer la vitesse moyenne du NIICPA lors de sa traversée de l’Atlantique Nord avant d’atterrir à l’Assemblée nationale. Des esprits pointilleux pourraient quant à eux remarquer que le temps de trajet a été mis à profit pour durcir le texte et que, s’agissant de certains amendements, l’Union européenne a bon dos. L’esprit des lois, lui, repose désormais en paix.
- Seconde - et, en réalité, fondamentale - raison : l’économique et le citoyen ne sont pas du même ordre.
Il faut revenir sur la définition du mot lobby. Un excellent dictionnaire en ligne [10] propose : "Groupement, organisation ou association défendant des intérêts financiers, politiques ou professionnels, en exerçant des pressions sur les milieux parlementaires ou des milieux influents, notamment les organes de presse." En pratique, la réalité du lobbying serait plus précisément : actions d’influence menées auprès des législateurs par des lobbyistes professionnels payés par des groupes ayant les moyens financiers de le faire dans le but d’infléchir (dans l’idéal, en réussissant à se placer le plus en amont possible : d’écrire) la loi dans le sens de leurs intérêts économiques. On pourrait alors en théorie (si l’on s’arrête à cette définition) imaginer un lobbying associatif ou citoyen, mais cette vue de l’esprit ne résiste pas au prix du billet de TGV aller-retour Paris-Bruxelles.
Concrètement, le lobbying est une pratique visant à soumettre le droit à l’économie, ou à des intérêts économiques. Que les cabinets de lobbying se dotent de règles déontologiques, c’est-à-dire de l’ordre de la morale, est d’autant plus troublant qu’ils exercent leur pouvoir d’influence sur l’ordre du droit, pour des raisons et dans des buts qui sont de l’ordre économique, c’est-à-dire d’un ordre qui est amoral, ou deux ordres en dessous de celui de la morale... Si du moins on suit la pensée de Comte-Sponville [11], qui décrit une hiérarchie ascendante d’ordres distincts : l’ordre (économico-)techno-scientifique, l’ordre juridico-politique, l’ordre de la morale, et l’ordre éthique.
A barbare, barbare et demi.... Passons maintenant à la tyrannie et à la barbarie de la chose : Comte-Sponville rappelle utilement[12] la définition de la tyrannie qu’a donnée Pascal : "La tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre", et précise : "Le tyran ce n’est pas celui qui gouverne avec autorité : c’est celui qui gouverne ou qui prétend gouverner, dans un ordre où il n’a aucun titre légitime à le faire". Qui pis est, lorsque cette tyrannie s’exerce d’un ordre inférieur vers un ordre supérieur, il s’agit alors de barbarie. Dans le cas du lobbying - prétendre soumettre le droit à l’économie - il ne me semble pas que cela soit trahir la pensée de Comte-Sponville que d’y voir très exactement une "barbarie libérale".[13]
Les actions des internautes auprès du gouvernement et du parlement, elles, n’ont jamais eu pour but de promouvoir des intérêts économiques : lors de la LCEN, il s’agissait de défendre la liberté d’expression, la liberté d’information, le droit d’accès - a priori, et non a posteriori - au juge indépendant et impartial. Lors du DADVSI, il s’agissait de défendre le droit d’accéder librement à la culture, le droit d’utiliser librement les machines qui permettent cet accès. Rien de tout cela ne concerne l’ordre économique, et rien ne permet de considérer leurs actions de contre-influence comme une quelconque barbarie...
C’est pour faire cette distinction qu’il vaut mieux ne pas utiliser l’expression lobbying citoyen, mais plutôt contre-lobbying, dans le sens où il s’agit non pas de faire du lobbying, mais d’utiliser les mêmes armes informationnelles que les lobbyistes, dans le but de contrer leur lobbying.
Munis de ces considérations, il est désormais possible de revenir sur la sincérité touchante avec laquelle le green paper hollywoodo-clintonien exposait la raison pour laquelle les Etats-unis se devaient de procéder à quelques invasions législatives barbares : "US copyright industries are significant contributors to the United States’ current trade accounts, reducing our balance of payments deficit by some $34 billion in 1990."[14] Comte-Sponville a décidément raison : le capitalisme est amoral.
Voilà en tous cas qui nous permet de mesurer, par un exemple concret, la force de frappe du 5e pouvoir : l’introduction - inattendue - par ses soins de l’interopérabilité dans le débat législatif, et pire, dans le texte débattu, a provoqué quelques vagues outre-Atlantique, au point de faire réagir [15] le secrétaire d’Etat américain au Commerce, Carlos Gutierrez, qui a tout de suite compris en quoi le droit des Français de lire des oeuvres sur le lecteur de leur choix pouvait menacer sa balance commerciale, et s’est empressé de faire comprendre au législateur français que la France n’allait pas tarder à être inscrite sur sa liste noire des nations "pirates". En fin de course, le Conseil constitutionnel a plié devant cette ingérence.[16]
Désespérant, non ? Mais, encore une fois, Comte-Sponville vient à notre secours [17] : "C’est le peuple qui est souverain en France, et non pas la constitution ou le conseil constitutionnel [...] C’est ce qui fait que nous sommes en démocratie, souveraineté du peuple [...] et pas en nomocratie, souveraineté de la loi... Il n’y a pas de loi fondamentale, expliquait Rousseau, précisément parce que le peuple est souverain : c’est lui qui fait la loi, il peut donc toujours la défaire, la refaire, la modifier."
A un détail près : en citant Rousseau, Comte-Sponville pousse quand même un peu loin le bouchon... Voyons les choses en face : Montesquieu est mort, et ce n’est plus le peuple qui fait la loi, en tous cas, plus depuis quatre ans : les votes par la majorité parlementaire des lois économie numérique, et droit d’auteur et droits voisins (entre autres) nous l’ont clairement démontré. Et si ce n’est plus le peuple qui fait la loi, on voit mal en quoi il resterait fondé qu’il s’y soumette.
Ce problème de souveraineté pourrait se régler pacifiquement et démocratiquement dans les urnes : encore faudrait-il que tous les candidats disent publiquement de sérieuses garanties en la matière.
[1]
Chronologie du triptyque /CND/Label Presse/”Happy slapping”/
[2]
"Il faut plutôt chercher à orienter l’utilisation des nouvelles technologies vers des usages e-citoyens, comme l’utilisation de e-pétitions afin de faire du lobbying citoyen."
Q.Delmas sur le journal du Net
[3]
"La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.
Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre."
Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre I : des lois en général, Chapitre III, Des lois positives).
[4]
http://www.ifla.org/documents/infopol/copyright/intlprop.txt
[5]
"Guided by the principles for government action described in _The NII Agenda for Action,_ the participating agencies are working with the private sector, public interest groups, Congress, and State and local governments to develop comprehensive telecommunications and information policies and programs that best meet the country’s needs."
[6]
"Development of the GII will make international copyright laws a concern for every user of the system. When the globe is blanketed with digital information dissemination systems, a user in one country will be able to manipulate information resources in another country in ways that may violate that country’s copyright laws. Because copyright laws are territorial, and the standards of protection embodied in the international conventions leave room for national legislative determinations, acts that may be an infringement in one country may not be an infringement in another country."
[7]
http://www.odebi.org/dadvsi/LeDADvSIpourlesnuls.html
[8]
http://www.uspto.gov/web/offices/com/doc/ipnii/ipnii.pdf
[9]
"Le Consumer Project on Technology publie un commentaire sur le NIICPA, mettant l’accent sur l’aspect répressif du texte, qui prévoit 5 ans de prison et 500,000 $ d’amende en cas de contournement d’un dispositif de "protection" même si ce contournement n’a d’autre but que l’usage licite : "H.R. 2441 would make a very large number of legitimate and important software devices illegal. Section 1202 of the bill would also make it a crime, punishable by 5 years in prison or $500,000 in fines if one modifies, removes or alters copyright "management information," regardless of the reasons why this was done" , et dénonçant les actions d’influence de la Creative Incentive Coalition (CIC), lobby promoteur de ce projet, rassemblant différents acteurs dont, en particulier : la MPAA, la RIAA, Microsoft, la BSA, et Time Warner. Ce lobby réalise d’importants "investissements politico-législatifs"."
http://www.odebi.org/dadvsi/LeDADvSIpourlesnuls.html
[10]
http://atilf.atilf.fr/
on y notera par ailleurs une curiosité étymologique : "Empr. à l’anglo-amér., de l’angl. lobby « couloir, passage » peut-être issu, par l’intermédiaire de formes de lat. médiév., de l’étymon germ. de l’angl. lodge et du fr. loge"
[11]
A.Comte-Sponville. ‘Le capitalisme est-il moral ?’
voir aussi : CND, tyrannie, et barbarie politique.
[12]
“Qu’est-ce maintenant que la Tyrannie ? C’est le ridicule au pouvoir, autrement dit la confusion des ordres érigée en système de gouvernement. De la tyrannie, Pascal donne la belle définition suivante : ‘La tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre.’ Un tyran, pour Pascal,ce n’est pas quelqu’un qui gouverne avec autorité, comme on le croit parfois à notre époque, brouillée avec l’idée même de pouvoir. L’autorité est une vertu, pour Pascal, ce que la tyrannie ne saurait être. Non, le tyran ce n’est pas celui qui gouverne avec autorité : c’est celui qui gouverne ou qui prétend gouverner, dans un ordre où il n’a aucun titre légitime à le faire : c’est celui, comme le dit excellemment Pascal, qui veut ‘avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre’.”
A.Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?
[13]
"Exemple de barbarie : vouloir soumettre la politique ou le droit (l’ordre n°2) à l’économie, aux techniques, aux sciences (l’ordre n°1). Barbarie technocratique (tyrannie des experts), ou bien, il y a deux écoles, barbarie libérale (tyrannie du marché)."
A.Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?
[14]
"Development of the GII will make international copyright laws a concern for every user of the system. When the globe is blanketed with digital information dissemination systems, a user in one country will be able to manipulate information resources in another country in ways that may violate that country’s copyright laws. Because copyright laws are territorial, and the standards of protection embodied in the international conventions leave room for national legislative determinations, acts that may be an infringement in one country may not be an infringement in another country. The complexity that such a system creates will make doing "electronic business" over the information superhighways difficult unless we move promptly to identify needs for protection and initiate efforts to work toward a new level of international copyright harmonization.
U.S. copyright industries are significant contributors to the United States’ current trade accounts, reducing our balance of payments deficit by some $34 billion in 1990. Inadequacies in the present system of intellectual property protection for copyrights and neighboring[272] or related rights and the consequent losses to these industries from piracy and from trade barriers arising from differences in forms of protection have been estimated to cause losses to these industries of $12 to 15 billion annually. Improved protection for copyrights and neighboring rights would contribute to reducing these losses and improving the balance of payments."
http://www.ifla.org/documents/infopol/copyright/intlprop.txt
[15]
http://www.odebi.org/new2/?p=25
[16]
http://www.odebi.org/new2/?p=8
[17]
"C’est le peuple qui est souverain en France, et non pas la constitution ou le conseil constitutionnel.Inutile de vous dire que cela me paraît heureux. C’est ce qui fait que nous sommes en démocratie, souveraineté du peuple (démos, en grec) et pas en nomocratie , souveraineté de la loi(nomos) - qui risquerait fort, concrètement, de n’être que le pouvoir des juges, lequel ne me paraît pas du tout un idéal..."
A.Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?
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