Agora, Libéralisme et Blasphème

La liberté d’expression : « oui, mais… »
La polémique actuelle sur le film « L’innocence des Musulmans » et les nouvelles caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo prend vraiment des tournures inquiétantes. En effet, bon nombre de réactions (1), y compris parmi les hommes politiques qui nous gouvernent, tournent autour de l’idée que certes, la liberté d’expression est un principe républicain sacré, MAIS, dans certains cas, il vaut mieux ne pas en abuser. A en croire ces commentateurs, c’est donc un principe qui n’est pas absolu, mais conditionné : tout le monde a le droit de dire ce qu’il veut, « sous réserve que… ».
Ces réserves sont essentiellement de 2 types : que les propos émis ne déplaisent pas à certaines communautés susceptibles (juifs, musulmans, homosexuels…) ; que les propos émis ne contredisent pas certaines thèses considérées comme des vérités historiques indiscutables (remise en cause des chambres à gaz, génocides et autres crimes contre l’humanité). Il convient de noter qu’en France ces réserves ne se limitent pas au droit de critiquer moralement une personne qui tiendrait des propos considérés comme choquant par tout ou partie de la population, mais se concrétisent par des interdictions légales passibles de condamnations en justice : lois mémorielles (Gayssot, Tobira…), lois contre l’ « incitation (à la haine raciale, à l’antisémitisme, à la discrimination…) » etc. Ces lois liberticides constituent de véritables limites à la liberté d’expression ; dans un pays réellement attaché à la liberté, comme les Etats-Unis, de telles lois seraient impensables, tout comme de condamner pénalement un « révisionniste » comme Faurisson. Une loi prohibant le blasphème, telles que la réclame depuis déjà quelques années une partie de la communauté musulmane (demande formulée explicitement par l’Organisation de la Coopération Islamique et plus subrepticement, sous couvert de "lutte contre l'islamophobie", par M. Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris, le très médiatique intelelctuel Tariq Ramadan, et, de plus en plus, par le Conseil français du culte musulman lui-même) ne ferait que renforcer ces restrictions à la liberté d’expression.
Aussi n’est-il pas inutile de faire un petit rappel de ce qu’est la liberté d’expression, à quelles valeurs elle correspond, et dans quelle pensée philosophique elle s’inscrit.
Liberté d’expression, pluralisme et démocratie libérale
Le concept de « liberté d’expression » remonte à la Grèce antique, et plus particulièrement à l’expérience proto-démocratique athénienne des VIIe et VIe siècles. C’est à cette époque que, succédant à l’effondrement encore mystérieux des monarchies tribales mycéniennes et du « moyen-âge » qui s’ensuivit, la Grèce connut une renaissance spectaculaire que l’on qualifiera parfois de « Miracle Grec ». Les Cités-Etats bénéficièrent à cette époque d’une très forte croissance démographique et économique, marquée par le développement du commerce et de la navigation. A Athènes, l’émergence d’une nouvelle classe marchande, aspirant à plus de liberté politique, conduira à l’abolition de la monarchie et à une première ébauche de démocratie impulsée par une succession de grands dirigeants réformateurs (Solon, Clisthène, Périclès…). Certes, le corps des Citoyens excluait encore les femmes, les esclaves et les métèques (on estime ainsi qu’à la période classique, des 250 000 habitants d'Athènes, seuls 40 000 environ étaient citoyens) ; mais au sein de la classe intellectuelle athénienne, et en particulier des Sophistes (Protagoras, Antiphon, Gorgias et ses disciples ; mais aussi Socrate, qui fut considéré par ses contemporains comme un sophiste, ainsi que Démocrite), se formèrent les premières revendications humanistes et libérales d’égalité de tous devant la loi (se traduisant par exemple par un premier mouvement d’abolition de l’esclavage).
Karl Popper, dans La Société Ouverte et ses Ennemis, désigne ce nouveau modèle de société sous le nom de « société ouverte ». En effet, c’est précisément l’ouverture sur le monde qui conduit, en se confrontant à d’autres systèmes politiques et moraux, à prendre conscience du caractère relatif et conventionnel de ses propres lois, et ouvre donc à la critique (tandis que dans les sociétés tribales traditionnelles « fermées », comme Sparte, la légitimité des lois, supposées provenir des lointains ancêtres d’un Age d’Or, ne peut être remise en question). Dès lors qu’on a pris conscience de ce relativisme, il n’est plus possible de continuer de prétendre objectivement que « ses » lois sont les seules valables ; il devient nécessaire d’abandonner l’idée même qu’il puisse exister un principe de « Vérité » absolue et unique. Les notions du « bien », du « juste », émergent au fil du temps selon, dira Montesquieu, l’ « esprit » de chaque peuple ; chaque Cité aura ainsi sa propre conception de la justice et de la morale, et aucune ne pourra se prétendre supérieure aux autres ; chaque peuple se gouvernera selon les principes qu’il estimera les meilleurs pour lui-même, mais ne pourra prétendre les imposer aux autres parce qu’ils seraient les meilleurs « universellement ».
Il découle de tout ceci que la justice et la morale naissent de la confrontation d’opinions divergentes et contradictoires des citoyens, et non d’une autorité supérieure, religieuse ou idéologique, supposée détenir la « Vérité unique ». La justification essentielle de ce paradigme de philosophique politique est l’idée centrale qu’un tel processus pluraliste et contradictoire, impliquant l’ensemble des citoyens, est plus efficace pour parvenir à des décisions optimales que si ces décisions sont prises unilatéralement par un petit nombre de citoyens, aussi compétents et « experts » soient-ils. La liberté d’expression n’est donc pas à son tour une « valeur universelle », un « droit naturel » ou un dogme idéologique qu’il conviendrait de respecter pour lui-même : c’est un mode de fonctionnement socio-politique qu’une civilisation, la nôtre, a adopté à un moment de son histoire parce qu’il a conduit globalement à une meilleure situation pour la population que sous un régime absolutiste et obscurantiste (l’histoire du développement économique et social de l’Occident démocratique constituant une preuve manifeste de la plus grande efficacité de ce modèle politique).
Cette analyse épistémologique est au cœur de la pensée philosophique dite « libérale » (qu’il convient de ne pas confondre avec la théorie économique du « libéralisme »). C’est sur ce modèle de la « démocratie libérale », hérité de la Grèce antique, remis au goût du jour par les Philosophes des Lumières (depuis Locke et son Traité de la tolérance) et défendue plus récemment par des penseurs comme Popper ou Hayek, que se sont construites les premières démocraties occidentales (Pays-Bas, Etats-Unis d’Amérique…) ; c’est sur ce modèle que s’est construite en particulier la République française. Ce modèle de société est « démocratique », car l’opinion de chaque citoyen doit pouvoir être prise en compte dans le processus de décision politique ; il est « libéral », car il repose sur l’absolue liberté de chaque citoyen de soumettre ses opinions publiquement, et de critiquer celles de ses concitoyens. Ce modèle de civilisation repose donc sur le pluralisme et la liberté d’expression : chacun doit y avoir le droit d’exprimer publiquement son opinion et de critiquer tout aussi publiquement celle des autres. Chaque citoyen est à égalité avec les autres, et personne ne peut prétendre imposer son point de vue au nom d’un « principe d’autorité » morale, religieuse, historique ; c’est en dernier ressort la seule force de persuasion d’une idée qui emportera l’adhésion démocratique, et non la supposée « autorité » de celui qui la défendra.
Les dangers de la remise en cause de la liberté d’expression
La liberté d’expression est donc au cœur de ce modèle de civilisation et, pourrait-on dire, le définit ; la remettre en question ou y apporter des nuances, réserves ou conditions reviendrait donc à remettre en question le modèle lui-même, c’est-à-dire faire un pas en arrière vers ces modèles de sociétés « fermées », absolutiste et obscurantiste, dans laquelle les citoyens doivent se conformer à une Vérité unique qu’il n’est pas possible de critiquer ou contester. Aussi n’est-il pas tolérable que certaines communautés, lobbys et autres groupes d’intérêts religieux, idéologiques ou sexuels, tentent de limiter la liberté d’expression, fut-ce sous les beaux prétextes de la lutte contre la discrimination (et cela l’est d’autant moins lorsque ces tentatives émanes de personnes qui sont étrangères à notre civilisation et réclament néanmoins qu’on les y accepte). Car ces revendications sont frontalement contraires à ce qui définit notre civilisation occidentales ; elles doivent donc être rejetées vigoureusement, sans aucune arrière-pensée, nuance ou compromis, par tous ceux qui sont attachés à ces valeurs civilisationnelles de démocratie, de liberté et de pluralisme ; à tous ceux qui refusent viscéralement de courber l’échine devant de prétendus détenteurs de la « Vérité unique ».
Remettre en cause l’inconditionnalité de la liberté d’expression au sein de la République française, c’est admettre que certaines personnes puissent se sentir légitimement offensées qu’on ose critiquer leurs opinions ou vision du monde, quelle que soit la forme de cette critique (démonstration logique, dérision, caricature, quand bien même elles seraient vulgaires et de mauvais goûts…). C’est donc admettre que ces personnes puissent légitimement penser que leurs opinions sont inattaquables, c’est-à-dire aient valeur de « Vérité absolue ». C’est donc admettre qu’au sein de la République puissent subsister des personnes qui refusent le principe même sur lequel cette République est fondée, principe qui énonce qu’il n’existe pas de « Vérité unique », mais que la justice et la morale naissent d’un accord entre des citoyens libres et égaux en droit. Donner raison aux revendications de ces personnes, c’est donc saper les bases mêmes de notre République et de notre civilisation. Pour ceux qui sont attachés à notre modèle Républicain, il est tout simplement choquant qu’on puisse considérer comme acceptable les revendications de telle ou telle communauté à échapper à la critique au nom de la « Vérité unique » à laquelle elles croient ; à réclamer d’être exonérés de certaines règles du droit commun parce qu’elles seraient incompatibles avec leur « pratique religieuse » ; et même à réclamer des changements de lois dans l’objectif de conformer petit à petit la législation civile à leur propre législation religieuse. Qu’elles viennent de l’intérieur de notre civilisation ou qu’elles soient « importées », de telles revendications sont subversives au sens premier du terme, c’est-à-dire visent à détruire sciemment notre système de valeurs pour y imposer à la place ses propres valeurs idéologiques ou religieuses. Tout cela est d’autant plus choquant que cette subversion s’accomplit à l’insu même des citoyens, sans lui demander son avis (dernière preuve, le refus de la gauche au pouvoir d’organiser un référendum sur le mariage homosexuels).
Il est donc étonnant de voir le nombre de personnes qui, comme une partie de la communauté musulmane, se prononcent, explicitement ou implicitement, en faveur d’une telle restriction de la liberté d’expression. Ces personnes pensent qu’il n’est pas convenable de critiquer ou se moquer de la prétention de certains d’entre nous à détenir la Vérité unique, et à échapper à la critique au nom de cette Vérité unique. Mais ceci s’explique finalement assez simplement lorsqu’on constate que c’est essentiellement de la gauche (Mélanchon etc.) et d’une partie des catholiques (Boutin etc.) et juifs dits « intégristes » que viennent ces réactions ambiguës : des gens qui, comme chacun le sait, sont eux-mêmes persuadés d’être dépositaire des véritables valeurs universelles de justice et de morale, et d’avoir le devoir historique de les imposer à l’ensemble de la société (ou d’en tirer prétexte à se sentir « supérieur » au reste de l’humanité et fondés à exiger un « traitement de faveur »). Toute l’histoire de l’humanité a montré comment une telle conviction mène inéluctablement au fanatisme, à l’intolérance, à la violence, au totalitarisme…
On voit ainsi se dessiner une « alliance objective » entre tous ceux qui pensent qu’il existe des normes universelles de la « Justice » et de la « Morale », fussent-elles d’origine religieuse ou idéologique ; alliance d’intérêts toute provisoire (puisque ces « Vérités uniques » sont bien sûres incompatibles entre elles) contre ceux qui, au contraire, contestent l’existence de telles normes universelles et en déduisent la supériorité du modèle de la démocratie libérale, du pluralisme et de la liberté d’expression (mais de telles alliances ne sont pas nouvelles : elles existaient déjà entre communistes et nazis, entre nazis et islamistes, elles existent aujourd’hui entre islamistes et extrême-gauche, entre intégristes protestants et catholiques et intégristes juifs…). Au milieu de tous ces exaltés millénaristes convaincus d’être l’élite de l’humanité détentrice d’une Vérité universelle, les malheureux comme moi, attachés au pluralisme et à la liberté d’expression, risquent bientôt de faire figure de marginaux, promis aux insultes, imprécations, fatwas et même agressions physiques...
L’Agora, au cœur de la démocratie et du libéralisme
Pour finir, je voudrais rappeler que l’Agora grecque jouait un rôle essentiel dans le processus politique de la Cité, puisque c’était précisément cet espace où les citoyens athéniens pouvaient se rassembler pour exprimer leurs opinions et critiquer celles des autres. Agoravox, de par son nom, avait l’ambition de retrouver, avec les moyens de communication modernes, ce modèle d’expression démocratique et libéral du Siècle de Périclès. Il est donc absolument navrant de voir que certains participants (et même une bonne moitié, si l’on n’en croit les scores de popularité des différents articles et commentaires publiés sur le sujet ces derniers jours) puissent éprouver autant de scrupules à soutenir inconditionnellement Charlie Hebdo contre les nouveaux Torquemada barbus…
C’est un grand éclat de rire qui devrait accueillir ici les prétentions pathétiques des différents « représentants » de la communauté musulmane à rétablir le délit de blasphème, et tous les intellectuels idéologues qui les soutiennent par opportunisme. Si vous n’acceptez pas qu’on se foute de la gueule de votre Prophète, si notre irrévérence et notre grivoiserie gauloise ne vous amuse pas, ne vous forcez pas à rester en France : retournez donc dans ces beaux pays régis par la Charia, où l’on ne risque pas de se moquer de vos lubies d’un autre âge, et de grâce, oubliez-nous.
(1) Je passe volontairement sur les commentaires complotixstes du type "Charlie Hebdo, journal à la solde du lobby atlantico-sioniste", "écran de fumée", "QE3 / Syrie / Pacte de stabilité".. Ceux qui les écrivent écriraient la même chose sous un article traitant de la culture du brocolis en Papouasie-Nouvelle Guinée.
L'image figurant dans cet article provient du site http://pointdebasculecanada.ca/actualites/10001612.html.
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