Limitation à 80 km/h : scandaleux ! (1/2)
« L’autorité contraint à l’obéissance, mais la raison y persuade. » (Richelieu, 1623). Première partie.
Décidée au comité interministériel du 9 janvier 2018, jamais une mesure n’a été autant décriée et contestée pour réduire le nombre de morts sur les routes. Il s’agit de l’abaissement de la vitesse maximale autorisée sur les 400 000 kilomètres de routes à une seule voie sans séparation centrale de 90 à 80 kilomètres par heure.
Par le décret n°2018-487 du 15 juin 2018 relatif aux vitesses maximales autorisées des véhicules, signé par le Premier Ministre Édouard Philippe et le Ministre d’État, Ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, et publié au Journal Officiel (JORF n°0138) du 17 juin 2018 (à télécharger ici), cette mesure entre en application le 1er juillet 2018.
Cette décision, prise fermement par Édouard Philippe malgré les nombreuses pressions politiques, a provoqué des contestations au sein même de son gouvernement. Le Ministre d’État, Ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, numéro deux du gouvernement, avait déployé son "joker" le 17 mai 2018 à Rungis pour ne pas soutenir la mesure, et même le Président de la République Emmanuel Macron ne semblait pas convaincu par la mesure lorsqu’il a lancé le principe de l’expérimentation sur deux ans lors de son interview sur TF1 le 12 avril 2018.
Scandaleux, ce décret sur la limitation de la vitesse ? Non, ce qui est scandaleux, ce sont les très nombreuses réactions hostiles à son sujet et surtout, les réactions qui vont dans la facilité par électoralisme et démagogie.
C’est l’objet de cet article, de rétablir quelques éléments de réflexion sur le sujet. Jamais la sécurité routière n’a été autant instrumentalisée par les politiques depuis janvier 2018. Sans voir que le sujet, c’est qu’il y ait moins de morts sur les routes et que ce n’est pas un simple jeu de joutes politiciennes, c’est un sujet très grave, que des dizaines de milliers de familles connaissent parfaitement pour avoir perdu un des leurs sur la route. Cela dénote une certaine irresponsabilité d’une partie de la classe politique déboussolée par le lessivage de 2017. Je regrette d’ailleurs que mes amis de l’UDI soient beaucoup montés au créneau dans ce combat irresponsable.
De nombreux arguments sont de mauvaise foi plus ou moins assumée et dans l’ignorance scientifique plus ou moins volontaire. Il est vrai que tout le monde n’a pas forcément l’esprit scientifique (ce qui n’est pas une tare, mais la classe politique française a peu de scientifiques ; on imagine mal arriver à la tête du gouvernement en France avec un doctorat de chimie ou de physique comme en Allemagne, il est loin le temps de Paul Painlevé) et il faut aussi reconnaître que l’accidentologie est une science assez compliquée, comme les autres, et à ce titre, certains éléments sont peu connus ou peu intuitifs.
Je vais donc reprendre quelques arguments souvent utilisés, mais avant, je me sens obligé de faire quelques précisions tant personnelles que générales. Pour simplifier, je numéroterai les différents points abordés. Je garderai les deux "meilleurs" arguments de contestation qui peuvent paraître les plus pertinents à la fin (points 16 et 17).
1. Moi !
Quel manque de modestie de commencer par "moi" ! J’avoue que j’apprécie peu de parler de moi surtout quand il s’agit plutôt de parler d’un sujet général et grave. Mais il me paraît important de couper court à tous les arguments visant à discréditer votre modeste serviteur ici pour simplement dire que je suis comme tout le monde et notamment, comme tous ceux qui râlent contre cette mesure de réduction de la vitesse maximale autorisée. Je suis un automobiliste, j’utilise très régulièrement mon véhicule, je roule beaucoup hors agglomération et notamment sur les routes nationales (en zone rurale). Je parcours souvent la France pour différentes raisons. J’adore d’ailleurs admirer les paysages diversifiés qui défilent sous mes yeux.
Je reconnais que l’envie de rouler vite est souvent tentante, j’essaie de faire attention et il m’est même déjà arrivé d’avoir été sanctionné par un radar, par distraction, mais au lieu de râler contre toutes sortes de choses (contre le gouvernement, contre l’État, etc.), je ne râle que contre moi-même, je fais profil bas et je me dis que c’est une chance immense pour moi d’avoir été distrait devant un radar plutôt que devant un enfant. Conduire impose une attention soutenue permanente et l’on n’a pas le droit à la distraction. Dans une vie, payer une amende ou perdre des points n’est rien par rapport au fait d’assumer un accident, surtout s’il a entraîné des victimes. Au fil des années, les radars m’ont obligé à plus de responsabilité et plus de sagesse. Ou alors, c’est l’âge venant !
Le code de la route est l’une des règles du "vivre-ensemble" qu’il faut respecter sans discussion parce qu’il est question de vie ou de mort. On peut toujours discuter de la pertinence de telle ou telle règle, mais jamais discuter de leur application qui reste obligatoire.
Bref, désolé de commencer par moi, juste pour dire que cette mesure de limitation va m’impacter personnellement, comme d’autres millions de compatriotes, et que je ne suis pas un "bobo" parisien sans permis qui se déplacerait seulement en métro et en TGV (ou alors avec Uber).
2. Réduire la mortalité routière
Reconnaissons à tous les opposants de la mesure qu’ils sont d’accord avec l’objectif national de réduire la mortalité routière. Les familles des victimes en sont donc reconnaissantes. Il y a cette fameuse courbe du nombre de morts sur les routes françaises au fil du temps et heureusement, malgré l’augmentation du trafic, l’augmentation du parc automobile, l’ouverture des frontières, l’augmentation du nombre de kilomètres parcours, il y a eu des progrès considérables depuis une cinquantaine d’années. Ces progrès sont avant tout à mettre sous la responsabilité des politiques publiques qui ont modifié en profondeur les comportements individuels, et aussi bien sûr (j’y reviendrai dans un point), de l’amélioration continue des équipements automobiles.
D’ailleurs, quand on analyse correctement la courbe, ce n’est pas forcément la réalité des mesures prises pour la sécurité routière mais leur annonce qui font un effet immédiat. C’est dans cette direction qu’il faut comprendre la baisse de la mortalité routière en mai 2018 par rapport à mai 2017 (mais il faut pondérer avec les conditions météorologiques et d’autres paramètres, je n’ai pas fait cette étude pour l’instant, donc, il faut évidemment rester prudent). Ce que j’écris sur l’effet d’annonce a été en revanche démontré lorsque le Président Jacques Chirac a souhaité installer des milliers de radars automatiques : le nombre de morts a immédiatement chuté, une fois l’impunité déclarée finie.
En très gros, on est passé de 15 000 morts par an (au début des années 1970) à un peu moins de 4 000 maintenant (entre 3 500 et 4 000 ; précisément 3 684 en 2017). On peut raisonnablement se poser la question : jusqu’où une politique publique pourrait-elle faire descendre la mortalité ? Car malheureusement, à part interdire toute circulation automobile, il est impossible d’imaginer le zéro accident. C’est impossible pour plusieurs raisons. La question est donc ici de se demander quel est le "plancher" d’accidents admissible. Admissible par la société.
Si l’on prend des comparaisons avec des pays comparables (la Grande-Bretagne par exemple), on se dit qu’il y a encore des marges de progrès à conquérir. L’objectif de 2 000 morts par an, qui a été fixé le 29 novembre 2013 pour l’année 2020 et qui ne sera pas tenu, paraît néanmoins un seuil atteignable.
Si l’on regarde la courbe, on constate qu’il y a un "plancher" depuis le début du quinquennat de François Hollande. Ce seuil montre une véritable négligence des gouvernements durant ce quinquennat (il n’y a eu qu’un seul comité interministériel de la sécurité routière, en fin de quinquennat) par l’absence de mesure efficace (j’y reviendrai à propos de la mesure de limitation de vitesse). Concrètement, les deux dernières années ont montré une stabilisation de la mortalité, après deux années d’une remontée notable.
Du reste, les mauvais résultats ont vraiment commencé dès la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, malgré lui, lorsque des sénateurs ont introduit (contre la volonté présidentielle) un assouplissement dans la récupération des points de permis perdus, donnant un signal de laxisme qui s’est traduit immédiatement (comme les signaux de fermeté) en nombre de morts sur la route.
Le nouveau dispositif a été finalisé par l’Assemblée Nationale le 16 décembre 2010 et l’effet a été immédiat. Plus tard, lors d’une réunion à l’Élysée le 30 novembre 2011, Nicolas Sarkozy déclara avec rage : « Le message perçu par les Français à la suite des modifications des règles de récupération des points sur le permis de conduire, a conduit à une dégradation brutale des comportements sur la route au cours des premiers mois de l’année. Ce fut une erreur lourde de conséquences, contre laquelle j’avais mis en garde. ». Ce qui a justifié la réunion du comité interministériel de la sécurité routière du 11 mai 2011 où il a été question de supprimer les panneaux signalant la présence des radars et d’interdire les avertisseurs de radars. Ces annonces ont heureusement modifié les comportements et fait baisser de nouveau la mortalité.
D’un point de vue scientifique, le seuil plancher est atteint seulement quand cela converge de manière continue vers une asymptote horizontale mais pas quand il y a une singularité dans la dérivée, par exemple, lorsqu’il y a un plateau horizontal après une descente progressive. Cette discontinuité signifie un "événement" (ici, le signal de laxisme évoqué). On est donc encore loin de cette asymptote (qu’on évalue plutôt à 2 000 morts par an, ce qui reste beaucoup mais probablement difficilement améliorable).
Notons enfin qu’il n’y a pas de contradiction entre la poursuite de l’installation de milliers de radars supplémentaires et les performances médiocres des quatre dernières années. En effet, le manque de volonté politique du précédent quinquennat et surtout, l’absence de mesure contraignante pour interdire concrètement l’utilisation d’avertisseur de radars ont laissé l’idée, auprès de certains chauffards, qu’ils pouvaient jouer avec la vitesse en se procurant l’outil embarqué adéquat.
3. Forme dans la décision du gouvernement
Passons rapidement sur la forme. Les élus protestent parce qu’il n’y a pas eu de concertation. Pourtant, les décisions gouvernementales sur la sécurité routière ont toujours été prises de la même manière depuis une cinquantaine d’années. La réunion d’un comité interministériel de la sécurité routière convoquée par le Premier Ministre, la prise de certaines décisions, traduites dans la signature de décrets d’application et leur application sur le terrain. Il n’y a donc rien de particulier dans la forme et si effectivement, certains voudraient coller au Président Emmanuel Macron une tendance à la recentralisation des décisions publiques, ce ne serait pas avec la sécurité routière qu’on pourrait l’illustrer de façon pertinente.
Par ailleurs, il n’y a pas eu une seule mesure EFFICACE de sécurité routière qui n’a pas été suivie de réactions particulièrement hostiles de la part des automobilistes, ce qui est bien compréhensible puisque ce genre de mesure les contraint nécessairement plus. Ainsi pour la limitation à 100 km/h (juin 1973) puis rapidement 90 km/h (novembre 1974) sur les routes à une voie, l’obligation de mettre la ceinture de sécurité (d’abord à l’avant en juin 1973 puis aussi à l’arrière), la limitation à 50 au lieu de 60 km/h dans les agglomérations (janvier 1990), l’institution du permis à points (juillet 1992) et l’installation des radars automatiques (décembre 2002). À chacune de ces mesures, il y a eu une discontinuité (singularité) dans l’amélioration de la mortalité routière. La mesure prise par le gouvernement de limiter la vitesse sur les routes à 80 km/h fait partie de ces mesures majeures pour obtenir une amélioration sensible. Ce qu’avaient refusé de prendre Manuel Valls et Bernard Cazeneuve.
4. Le contexte politique
Passons rapidement aussi sur le contexte politique qui donne l’occasion aux parlementaires hors de la majorité de protester énergiquement. Je mets de côté les positions du FN (RN) qui ont toujours été contre les mesures de sécurité routière (étonnant pour un parti qui prône plus de fermeté dans la sécurité, trop occupé à dénoncer les quelques dizaines de meurtres mais ne veut rien faire pour les milliers de victimes sur les routes). La raison est facile à comprendre. Protester contre cette mesure de limitation à 80 km/h est populaire : les sondages évaluent qu’environ trois quarts des sondés seraient opposés à la mesure. Protester, c’est donc aller dans le sens du poil d’une large partie de l’électorat. Non, je n’ai pas dit que c’est démagogique ni populiste. Mais je l’ai pensé très fort !
On peut expliquer par exemple pourquoi politiquement les parlementaires LR et UDI s’y opposent. Parce qu’ils sont officiellement dans l’opposition mais le gouvernement ne prend pas beaucoup de mesures qu’ils n’auraient pas prises eux-mêmes sur le plan économique et social et même sur le plan de l’immigration. Protester sur une mesure qui, sur la politique générale d’une nation, est un "détail", mais qui est très visible, un grand marqueur médiatique, c’est un bon moyen à moindre coût politique de se différencier du gouvernement. En revanche, ce n’est pas très responsable.
5. Une punition pour les territoires ?
À cela s’ajoute aussi un angle d’attaque contre la philosophie politique d’Emmanuel Macron qui peut avoir une certaine crédibilité et même efficacité. Le gouvernement ne se préoccuperait pas beaucoup des "territoires" (nouveau mot de vocabulaire pour parler des zones hors agglomération) et recentraliserait les politiques publiques. Plusieurs signes vont dans ce sens, comme la suppression de la taxe d’habitation qui retire un levier financier indispensable aux collectivités territoriales.
Le professeur Claude Got a écrit en janvier 2018 sur ce sujet avec une certaine irritation très justifiée : « Oser dire que le 80 km/h dans les territoires est une punition signifie pour moi : (…) il y a des territoires où la population est moins dense qui ont une mortalité élevée et il faut leur conserver ce privilège ! Rester en vie n’est pas une punition, c’est la mort prématurée ou le handicap. Les accidents de la route tuent des gens jeunes, ce sont le plus souvent des parents qui vont enterrer leurs enfants. Demandez à une mère si elle préfère réduire le risque de perdre son enfant ou gagner quelques minutes sur un trajet avant d’affirmer que la mesure est perçue comme une punition. ».
Et de poursuivre : « Une mesure destinée à réduire la mortalité dans les départements où son taux par million d’habitants est le plus élevé est présentée comme la décision d’un pouvoir central qui n’écoute pas les "territoires". Cette instrumentalisation du problème est un non-sens, elle revient à dire : "Touche pas à la mortalité de mon département, elle est parmi les plus élevées et j’en suis fier". Le plus surprenant dans cette démarche est son caractère suicidaire. Elle va se retourner contre ceux qui la développent. L’accidentalité a une caractéristique rare dans le domaine de la gestion politique : elle évolue rapidement, parfois d’un mois sur l’autre quand une décision pertinente est prise. Une fois le 80 km/h mis en en œuvre, le bilan de la mortalité sur les routes prouvera le bien-fondé de la mesure et l’ampleur de son efficacité. Ceux qui ont milité pour la bloquer apparaîtront alors pour ce qu’ils sont : des débiles sociaux. ».
6. Il y aurait d’autres sujets plus importants ?
Un argument souvent abordé, c’est de dire que finalement, 4 000 morts par an, c’est peu par rapport aux conséquences du tabac, de l’alcool, des drogues, voire du sucre, des graisses, du sel, et même de la pollution atmosphérique, des pesticides, de l’amiante, etc. Ou encore, que c’est peu par rapport au nombre de suicides, ou d’accidents domestiques.
Première réponse : Ce n’est pas parce que le gouvernement s’occupe de la mortalité routière qu’il ne s’occupe pas des autres problèmes de la nation et notamment des autres facteurs de mortalité. Pour l’agro-alimentaire, il y aurait sans doute à trouver un juste équilibre entre les intérêts économiques encore trop puissants aujourd’hui et une protection accrue de la santé des consommateurs.
Deuxième réponse : Si 4 000 morts par an, c’est peu (comptabilité macabre), alors pourquoi tant de bruits et de fureurs pour l’insécurité urbaine, pourquoi tant d’émotion pour les attentats terroristes qui font seulement quelques centaines de morts par an, ou pour les assassins d’enfants (seulement quelques dizaines par an) ? Parce que la lutte contre la mort évitable doit être le premier combat d’un gouvernement soucieux de l’intérêt général, et cela dès la première mort évitable.
Troisième réponse : On a réussi à réduire énormément le nombre de morts par accidents du travail grâce à une législation adaptée qui rend les entreprises responsables et soucieuses de la sécurité de leurs salariés. Dans ce domaine, il n’y a pas de fatalité, seul, le volontarisme politique peut apporter des réponses efficaces.
Quatrième réponse : Il suffit d’en parler avec les familles de victimes d’accidents de la route pour avoir la meilleure réponse…
7. Les causes de la baisse de la mortalité routière depuis les années 1970
Le professeur Claude Got a donné un résumé des causes de l’amélioration : « Les gains de sécurité obtenus depuis 1973 ont été très importants. La mortalité au milliard de kilomètres parcourus est passée de 75 en 1972 à 5 en 2016, soit une division par 15 en 44 ans. Le trafic s’est accru, mais l’accidentalité a été réduite dans des proportions plus importantes à partir des réformes de 1973. Ce succès exceptionnel a été obtenu par la modification des comportements sous l’influence de la réglementation, l’amélioration de la sécurité des véhicules, et l’amélioration des infrastructures (suppression des points noirs, création d’autoroutes et de giratoires avec priorité à l’anneau). ».
Certains affirment que les mesures politiques de sécurité routière (ceinture de sécurité, limitation de la vitesse sur les routes nationales, permis à points, radars automatiques) ne sont pas les premières causes de cette amélioration très forte de la sécurité des routes. Ils affirment ainsi que la modernisation des véhicules, leurs nouveaux équipements de sécurité (freins ABS, airbags, correction de la tenue de route, etc.) en sont la cause. Il ne faut pas oublier que dans la progression dans le temps, il y a plus de routes, plus de voitures et plus de kilomètres parcourus.
Il est sûr que les équipements automobiles ont été un facteur de progression mais ce facteur est évalué à environ 10 à 15% de la baisse de la mortalité routière (11% selon un expert de Renault). Il y a un moyen assez simple de détecter la part de l’équipement automobile du reste dans la courbe de mortalité. Le parc automobile ne se transforme pas en un jour ni en un an. On évalue à huit ans le renouvellement de la moitié du parc automobile. Les effets d’une amélioration d’un équipement automobile modernisé sont donc très lents. Ce sont donc des progressions lentes, réelles, mais ce facteur ne peut pas être la cause de décrochages rapides, singuliers, de la courbe de mortalité (qui proviennent avant tout des comportements, une meilleure prise de conscience par les automobilistes de leur responsabilité).
8. La vitesse, facteur accidentogène
Venons-en au cœur de la mesure : la vitesse est un facteur d’accidents de la route. Oui, évidemment. Mais les caricatures vont jusqu’à dire : eh bien, alors, imposons la limitation à 0 km/h, comme cela, il n’y aura plus d’accident. Oui, c’est vrai. Mais la caricature reste la caricature. Un gouvernement doit prendre des décisions selon l’intérêt général. Or, il y a plusieurs injonctions contradictoires. La liberté de circulation en est une. La réduction du nombre de morts en est une autre. La responsabilité d’un gouvernement, c’est justement de trouver l’équilibre, le juste équilibre, le bon réglage du curseur, entre plusieurs objectifs qui peuvent être antagonistes.
Passer de 90 à 80 km/h va forcément avoir un impact (économique, social, etc.), j’y reviendrai dans un prochain point, mais l’impact sera assez faible par rapport à l’amélioration attendue de la mesure sur la mortalité routière (j’y reviendrai aussi).
Pourquoi ne pas vouloir aussi réduire la vitesse sur autoroute ? Des études ont été faites sur une réduction à 120 km/h comme c’est pratiqué dans certains pays (en Suisse et en Belgique, par exemple). La raison la plus simple, c’est que les accidents mortels sont assez "rares" sur autoroute en France : en 2017, seulement 8,2% des personnes tuées sur la route l’ont été dans un accident sur autoroute, au contraire de 62,5% sur les routes hors agglomération et à 29,3% en agglomération. On voit que l’enjeu se trouve sur ces routes hors agglomération. Les autoroutes sont dimensionnées pour faire de la vitesse (largeur des voies, rayon de courbure des virages, qualité du revêtement, etc.). Ce qui n’est pas le cas des routes nationales. Notons aussi que les autoroutes suisses, par exemple, sont dimensionnées pour du 120 km/h (contrairement aux autoroutes françaises).
Certains disent aussi avec raison que la vitesse n’est pas le premier facteur des accidents actuels et que l’alcool et les stupéfiants sont des causes plus importantes déclarées. C’est vrai. Une courbe est intéressante : la baisse de la mortalité due à l’alcool est de même ampleur que la baisse de la mortalité quand l’alcoolémie est convenable (inférieure à 0,5 g/l). Cela signifie bien que la vitesse a un effet même sur les accidents mortels dus à l’alcool, puisque la baisse provient de l’installation des radars automatiques.
Quelle que soit la cause d’un accident, vitesse ou pas vitesse, la vitesse a TOUJOURS une conséquence aggravante. Deux raisons à cela. La distance de freinage est plus courte à une vitesse moindre (donc, un accident dû à une autre cause peut parfois être évité). Et en cas de choc, la vitesse du choc sera inférieure si la vitesse d’origine est plus faible. Ceux qui ont des rudiments de mécanique savent que ce qui compte, c’est l’énergie dissipée lors d’un accident, elle est l’énergie cinétique qui est proportionnelle au carré de la vitesse. Cela veut dire qu’une vitesse deux fois moindre (120 à 60 km/h par exemple) aboutit à quatre fois moins de dégâts (c’est considérable). On peut évidemment raisonner dans l’autre sens (traverser une agglomération à 100 km/h au lieu de 50). La réduction à 80 km/h (11%) fait réduire l’énergie en jeu de 21% !
Donc, dans TOUS les cas, la vitesse est un facteur aggravant. La limiter réduit donc systématiquement l’étendue des dégâts. Par ailleurs, elle reste un facteur important d’accidents, et surtout, elle est le facteur le plus facilement contrôlable.
À part mettre un gendarme ou un policier tous les cent mètres, il est difficile d’interdire l’utilisation de smarphone, "l’oubli" du clignotant, la trop courte distance de sécurité avec le véhicule de devant, etc., alors qu’on peut automatiser le contrôle de la vitesse (d’ailleurs, si on devait limiter la vitesse en fonction de la distance de sécurité moyenne observée, on devrait rouler au pas !). En revanche, il existe des pistes pour "automatiser" le contrôle de l’alcoolémie des conducteurs (comme un démarreur branché sur un éthylotest).
9. Ce qui compte, la vitesse moyenne pratiquée
La France s’est doté depuis une quarantaine d’années d’un dispositif d’analyse statistique des accidents de la route très précis et affiné (l’Allemagne n’a pas ce genre de dispositif). Les statistiques sur la mortalité par route sont accessibles, par exemple. Cela permet d’avoir des données très précises. Et en particulier, il est possible de calculer la vitesse moyenne pratiquée annuelle sur une route.
Ce n’est pas la vitesse maximale autorisée qui a un effet sur la mortalité routière mais la vitesse moyenne pratiquée des automobilistes. Or, sur les 500 milliards de kilomètres parcourus sur les routes de France par an, il y a 70 000 accidents. En accidentologie, il est prouvé que la réduction de 1% de la vitesse moyenne pratiquée a pour conséquence la réduction de 4% du nombre des accidents mortels (Présentation des modèles de Nilsson et Elvik téléchargeable ici).
Ce constat (conforme à d’autres études internationales) a été largement illustré en France avec la limitation des routes à 100 puis 90 km/h au début des années 1970, puis avec l’installation des radars automatiques au début des années 2000. La dernière mesure n’avait pas modifié la vitesse maximale autorisée mais la vitesse moyenne pratiquée a baissé cependant d’une dizaine de kilomètres par heure, les automobilistes roulant plus prudemment pour éviter d’être flashés par un radar (c’est valable sauf pour un pourcentage irréductible de chauffards).
10. Un nouveau racket ?
L’argument est étrange. On dit qu’en baissant la vitesse maximale autorisée, on va encore faire payer les automobilistes. On rajoute souvent "dans les territoires" qui sont déjà les parents pauvres de la République (avec la désertification des services de l’État). On donne comme élément l’augmentation du prix du carburant, et donc, une augmentation du coût du transport automobile.
Pourquoi une telle argumentation ? Car a priori, on considérerait que les automobilistes vont se faire prendre par les radars et qu’ils vont devoir payer plus d’amendes. Il y a pourtant un moyen très sûr de ne pas payer plus : il suffit de respecter le code de la route. Même mieux : en réduisant la vitesse sur les routes à une voie, les automobilistes vont réduire leur consommation de carburant. Ce n’est donc pas une double peine mais une mesure qui compense, au contraire, l’augmentation du prix du carburant.
Parler de racket de l’État, de toute façon, est très démagogique, car l’État, c’est nous, et je préfère que l’État gagne de l’argent que je peux éviter de payer plutôt que je sois imposé par la contrainte.
Autre racket évoqué : puisqu’il y aurait plus de risque d’amende, cela contraindrait à prendre les autoroutes, forcément payantes (à condition qu’il y en ait). Disons plutôt qu’il y a plus de risque à rouler sur une route nationale qu’à rouler sur une autoroute qui est beaucoup plus sûre. Mais il y a aussi des radars sur les autoroutes, donc rien ne dit que l’État ne "racketterait" pas autant l’automobiliste négligent ou distrait sur autoroute que sur route.
Par ailleurs, on parle de racket de l’État et l’on pleure sur les 6 à 12 millions d’euros que coûterait le remplacement des 11 000 panneaux de signalisation alors que le gouvernement s’est engagé à rembourser aux collectivités territoriales cette dépense. Calculons plutôt le coût financier (sans compter évidemment le coût psychologique) pour la nation d’un mort sur la route, et même, d’un blessé à vie sur la route… Selon Claude Abraham, ingénieur général honoraire des Ponts et Chaussés, dans un article de "La Tribune" du 16 janvier 2018, la réduction à 80 km/h ferait gagner 350 vies humaines et 4,8 milliards d’euros par an. Drôle de racket !
11. Désinformation sur des pays européens
Beaucoup de désinformation a été diffusée, ces derniers temps, sur un certain nombre de pays européens.
Ainsi, on a dit qu’au Royaume-Uni, l’État désactivait des radars. C’est vrai, les anciens radars sont retirés parce que de nouveaux ont été installés directement autonomes et reliés par satellite, qui gardent en mémoire les plaques d’immatriculation et dont le fichier est utilisé pour obliger les automobilistes à payer les amendes éventuelles. Le Ministère de l’Intérieur britannique a en effet déclaré 8 500 caméras reconnaissant et enregistrant les numéros d’immatriculation de tous les véhicules en circulation avec gestion automatique et informatisée des données. Le Royaume-Uni a donc adopté un traçage généralisé du type des ex-portiques de l’écotaxe, bien plus intrusif que les radars fixes français ordinaires.
Au Danemark, une expérimentation a eu lieu sur certains tronçons où l’on a relevé de la vitesse maximale autorisée de 80 à 90 km/h et il n’y a pas eu plus de morts qu’auparavant (toutefois, légèrement plus que dans les tronçons restés à 80 km/h). Là encore, c’est vrai mais c’est insuffisant pour avoir une bonne compréhension : la vitesse moyenne pratiquée n’a pas varié malgré l’augmentation de la vitesse limite (ce n’est pas en France qu’on aurait cela !), si bien que les résultats en termes de mortalité sont en effet bons, directement en rapport avec la vitesse moyenne pratiquée.
Dans un prochain article, j’évoquerai des arguments plus sérieux contre la limitation à 80 km/h.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (28 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Sources : CNSR et ONISR. Certains arguments de cet article ont été repris de l’excellent accidentologue Claude Got, universitaire et spécialiste reconnu en la matière, ancien membre du cabinet ministériel de Jacques Barrot.
Pour aller plus loin :
Décret n°2018-487 du 15 juin 2018 relatif aux vitesses maximales autorisées des véhicules (à télécharger).
Rapports sur l’expérimentation de la baisse à 80 km/h (à télécharger).
Documentation sur la sécurité routière (à télécharger).
Argumentaire sur la sécurité routière du professeur Claude Got (à télécharger).
La nouvelle réglementation sur les routes à une voie.
Le nouveau contrôle technique automobile.
Sécurité routière : les nouvelles mesures 2018.
La limitation de la vitesse à 80 km/h.
Documentation à télécharger sur le nouveau contrôle technique (le 20 mai 2018).
Documents à télécharger à propos du CISR du 9 janvier 2018.
Le comité interministériel du 9 janvier 2018.
Le comité interministériel du 2 octobre 2015.
Documents à télécharger à propos du CISR du 2 octobre 2015.
Cazeneuve, le père Fouettard ?
Les vingt-six précédentes mesures du gouvernement prises le 26 janvier 2015.
Comment réduire encore le nombre de morts sur les routes ?
La mortalité routière en France de 1960 à 2016.
Le prix du gazole en 2008.
La sécurité routière.
La neige sur les routes franciliennes.
La vitesse, facteur de mortalité dans tous les cas.
Frédéric Péchenard.
Circulation alternée.
L’écotaxe en question.
Ecomouv, le marché de l’écotaxe.
Du renseignement à la surveillance.
82 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON