A la lecture du titre du dernier article d’Eric Dupin paru dans Le Monde Diplomatique (Dupin Eric. « Pour les vrais libéraux, la meilleure défense, c’est l’attaque. » Le Monde Diplomatique. Février 2009), où il est question des « vrais libéraux », d’aucuns ont pu avoir un pincement au coeur. Allions-nous examiner enfin à nouveaux frais la définition de ce qui est vraiment « libéral » ? Hélas, ce n’était pas par cette face que l’auteur a abordé son sujet.
Dans l’intérêt de la démocratie réelle, il serait pourtant salubre de vérifier si tout ce qui s’affiche avec l’étiquette « libéral » mérite ce label, flatteur pour l’oreille, qui décore toutes sortes de politiques et disqualifie par avance toute contradiction ... forcément ennemie de la « Liberté ».
Il y a une ambigüité dès que l’on parle de « libéralisme » : est-il question d’économie ou de politique ? En toute hypothèse, une racine est commune aux deux branches de l’alternative : la liberté de choisir parmi une pluralité de possibilités, de potentialités ; en économie, la liberté de l’entrepreneur qui est maître de l’organisation de sa production, ou du client qui fait jouer la concurrence entre une large gamme de fournisseurs ; en politique, la liberté pour l’électeur d’opter pour une large gamme d’organisations possibles de la société, et d’exprimer son point de vue le plus librement possible et, tant qu’à le faire, avec des chances d’être écouté.
Au regard de cette définition fondamentale, les révolutions américaine et française, au XVIIIème siècle, ont constitué des progrès vers une société libérale.
A l’aune de ce même idéal de liberté, certaines des formes de pouvoir qui peuvent être qualifiées d’ « antilibérales » sont fortement « typées » : royautés, empires, nazisme, fascisme, dictatures du prolétariat, dictatures parsemées en Amérique latine ou en Europe avec l’appui des États-Unis d’Amérique, sont à l’évidence des régressions sur l’échelle des valeurs libérales.
Mais l’antilibéralisme est, aussi, le fait de ceux qu’il faudra bien un jour prochain démasquer car ils sont de faux libéraux : Margaret Thatcher, lorsqu’elle défendait à travers sa formule célèbre – « there is no alternative » l’idée que la seule forme d’organisation possible des sociétés humaines est le libéralisme - entendu comme le marché-roi ou le capitalisme, énonçait une idée antilibérale. Parler d’une « Pensée unique libérale », c’est créer un oxymore.
Sur le plan politique, est bien évidemment antinomique avec l’idée de liberté le fait que des instances non élues gouvernent la planète selon des règles immuablement imposées par le marché-roi – Organisation mondiale du commerce, Banque mondiale, Commission européenne, banques centrales des États-Unis d’Amérique ou de l’Union européenne ; ou bien le fait que ces instances choisissent de se réunir dans des enceintes fortifiées qui les isolent des peuples, ou dans des pays très peu développés en termes de libertés comme les pays du golfe persique ; ou encore le fait que les expressions d’avis divergents sont de moins en moins tolérées par les responsables politiques de pays dits démocratiques – voir les remises en cause du droit de grève ou de manifester, en France notamment.
Sur le plan économique, le marché-roi et le capitalisme ne sont pas plus conformes à la définition de ce que l’on peut qualifier de « libéral ». La concentration constante des moyens de production et des circuits de commercialisation entre quelques fabricants – made in China … - et centrales d’achat entraîne la disparition de multiples producteurs locaux, l’uniformisation des produits, une érosion de la concurrence réelle dans des domaines de plus en plus larges de l’industrie et des services – nucléaire, eau, assainissement, déchets, construction des routes, informatique, agriculture, agroalimentaire, carburants, lessives, presse… Cette moindre liberté de choix n’est pas sans effet sur la satisfaction du client, « roi » au temps des artisans et des petits commerçants. Ainsi les prix des denrées de première nécessité qui, pour le consommateur, s’élèvent à l’unisson alors même que les producteurs, à la base, sont payés une misère par les centrales d’achat de la grande distribution. Cette régression de la liberté est encore plus inquiétante lorsque l’on s’aperçoit que la totalité des semences mondiales est entre les mains de trois ou quatre industriels. Le marché-roi n’est, de fait, pas plus libéral en économie qu’en politique.
Il faudrait parler, si l’on traite du mouvement impulsé par Barry Goldwater, candidat à la présidence des États-Unis en 1964, qui a conduit à l’élection de Ronald Reagan en 1980, non pas d’un « néolibéralisme » - ce qui constitue une utilisation trompeuse du label « libéral », mais d’un « ultracapitalisme ».
Victor Hugo, dans les Misérables, donne une définition très appropriée à notre cas de ce qui est « ultra ».
«
Être ultra, c’est aller au-delà. C’est attaquer le sceptre au nom du trône et la mitre au nom de l’autel ; c’est malmener la chose qu’on traîne ; c’est ruer dans l’attelage ; c’est chicaner le bûcher sur le degré de cuisson des hérétiques ; c’est reprocher à l’idole son peu d’idolâtrie ; c’est insulter par excès de respect ; c’est trouver dans le pape pas assez de papisme, dans le roi pas assez de royauté, et trop de lumière à la nuit ; c’est être mécontent de l’albâtre, de la neige, du cygne et du lys au nom de la blancheur ; c’est être partisan des choses au point d’en devenir l’ennemi ; c’est être si fort pour, qu’on est contre. »
[1]
Être ultracapitaliste, c’est être à ce point pour le capital, que le niveau de dividendes versés aux actionnaires oblige à briser l’entreprise même qui fabrique leur richesse ; c’est réduire à ce point les moyens de l’Etat que la société même dans laquelle on aspire à jouir en devient invivable ; c’est accaparer à ce point la richesse du monde qu’il faut, pour la dépenser, inventer l’ «
ultraluxe »
[2].
[1] Les Misérables. Victor Hugo. Troisième partie. Marius. Le grand-père et le petit-fils. Paris. Gallimard éd. 1973. Coll. Folio, volume II, page 199.