Morts de Bastien et de Aylan : la victoire de l’impéritie et les ramifications de la « banalité du mal »
Les cas de Bastien et d'Aylan, dont les médias nous ont donné récemment la mort en pâture, sont certes très dissemblables mais ils ont en commun, outre différents niveaux de défaillance parentale, l’impuissance honteuse des administrations en charge de la protection de l’enfance d’un côté, de la lutte contre le « business » de la migration, de l’autre. Où l'on voit poindre la " banalité du mal ", le concept créé et défendu par Hannah Arendt.
Les médias nous ont donné récemment en pâture la mort de deux enfants âgés de 3 ans, Bastien et Aylan.
Certes, le rapprochement est très osé car les circonstances et le contexte sociopolitique des deux décès sont dissemblables.
Bastien, bébé martyr depuis sa naissance non désirée, a été assassiné le 25 novembre 2011 d’une manière barbare par son géniteur, jeté et enfermé comme un paquet de sales oripeaux dans un lave-linge programmé sur l’essorage.
Aylan est ce bout-de-chou échoué le 2 septembre sur une plage de Bodrum aux côtés de son frère Ghalib (5 ans) et de leur mère, Rehan. Devenu, sitôt post-mortem, mondialement célèbre et nouvel étendard du drame des réfugiés, du fait de la précipitation des médias à s’emparer de faits émotionnellement et politiquement vendeurs.
Je ne suis ni journaliste, ni politologue, ni sociologue, et je ne fais pas partie de la caste des artistes ou intellectuels « engagés » (ou plutôt qui s’engagent à s’engager comme disait Jankélévitch). Je suis seulement une observatrice bouleversée par ces tragédies et en quête de la vérité suite à l’analyse que j’ai pu faire des faits avérés à ce jour, tels que les médias de tous bords nous les ont livrés. J’insiste sur le « tous bords » car le pire aveuglement consiste à se contenter de la vision d’un seul journal et du dogmatisme de la doxa.
Ce que je perçois comme commun aux destins dramatiques de Bastien et de Aylan, outre différents niveaux de défaillance parentale, c’est l’impuissance honteuse des administrations en charge de la protection de l’enfance d’un côté, de la lutte contre le « business » de la migration, de l’autre.
Concernant Bastien, l’enquête et le procès ont scruté les faits, horrifiques. Reste le sombre mystère du comportement diabolique des parents que ni la misère ni la drogue ni l’alcool ne peuvent élucider totalement. Ce que le calvaire de tels enfants a à nous dire réside dans un trou noir stellaire au fond duquel gît peut-être une réponse imperceptible à nos consciences humaines.
Le scandale administratif et juridique de cette affaire, c’est la dizaine de signalements faits en vain aux services sociaux par des proches, dont un par l’école, et des appels au 119 par des voisins et deux éducateurs.
Quid des suites données à ces appels au 119 ? Je serais curieuse de lire les actes du procès. Rappelons que l’écoutant qui évalue un risque de danger pour un enfant doit rédiger un compte rendu, lequel doit être transmis à un coordonnateur chargé de le valider puis de le transmettre dans les plus brefs délais à la CRIP (Cellule de Recueil, de traitement et d’évaluation des Informations Préoccupantes) du département concerné.
Et quelles furent les actions des services sociaux en réponse aux divers signalements qui leur ont été faits ? Un atelier de maquillage et de coiffure proposé à madame Cotte, « et puis, dans le même temps, on a acheté des lits pour les enfants, on a fait les courses au marché avec madame Cotte", a expliqué Christine Boubet, directrice des services sociaux de Seine-et-Marne, dont le reste de la défense est inconséquent : « Le Département et les professionnels ne sont pas responsables de l'acte qui a conduit le petit Bastien à la mort. Nous ne sommes pas acteurs de cet acte." Etc.
L’avocat de l'association L'Enfant bleu, partie civile, surenchérit : "Il n'y a pas lieu de mettre en cause des individus, c'est le système qui a failli".
Je vois poindre ici la " banalité du mal ", le concept créé et défendu par Hannah Arendt. Et cela me fait mal, d’autant plus que ces arguments de défense sont désormais récurrents (cf. comment le conseil général de la Sarthe a soutenu ses agents en 2012 dans le cas du meurtre de Marina Sabatier).
Je souhaite à ces professionnels de l’aide sociale et de la protection de l’enfance de bien dormir sur leurs deux oreilles le restant de leurs jours. Je trouve insensée l’absence de condamnation à leur encontre, même symbolique, pour non assistance à enfant en danger, pas même un blâme.
Concernant Aylan, on sait maintenant que Abdallah Kurdi, son père rescapé, vivait depuis trois ans en Turquie avec sa femme et ses deux fils et qu’il avait décidé de rejoindre l’Europe dans l’espoir d’une vie plus aisée, également pour des raisons de soins bucco-dentaires dont il avait besoin.
Je ne m’autorise pas à juger les motivations de leur départ de la Turquie. Tous les parents ont le droit d’avoir des rêves et de souhaiter une vie meilleure pour eux et leurs enfants. Ce que je retiens c’est que :
- cette famille n’était pas acculée à quitter la Turquie. Aucun danger grave et imminent n’y pesait sur elle ;
- le père et la mère n’ont pas pensé à sécuriser leurs deux fils pour effectuer la traversée.
D’aucuns diront que le port d’un gilet de sauvetage est un détail dans de tels moments et que des migrants ont d’autres préoccupations en tête que des plaisanciers.
Mais je regarde la photo de Daniel Etter, publiée par le New York Times et qui a, elle aussi, fait le tour du monde en août dernier, celle d'une famille syrienne de Deir Ezzor arrivée saine et sauve en Grèce depuis Bodrum. La petite fille dans les bras de son père est bien équipée d’un gilet de sauvetage. De toute évidence, Aylan et Ghalib, eux, n’en avaient pas (un gilet de sauvetage enfilé correctement ne se perd pas facilement). Même s’ils avaient su nager, leur bas âge obligeait de les sécuriser avec un gilet assurant le retournement en mer par mauvais temps. On trouve de tels gilets en Turquie, particulièrement dans une station balnéaire telle que Bodrum.
Alors oui, n’en déplaise à celles et ceux qui ont agoni d’injures Arno Klarsfeld à cause de son tweet du 4 septembre, c’est une folie d’embarquer deux garçonnets ne sachant pas nager sur une mer agitée, dans une petite embarcation surchargée, sans équipement adapté !
La mort du petit Aylan m’apparaît tristement surtout comme l’emblème d’une irresponsabilité, même si celle-ci fut passagère (sans jeu de mots). Et la compassion envers son père s’émousse à la découverte du témoignage accablant de Zainab Abbas. Abdallah Kurdi était-il passeur ou non ? On attend de connaître la vérité sur cette sinistre affaire.
Tant mieux si la diffusion de la photo d’Aylan a permis de franchir un palier dans la prise de conscience internationale sur la situation des Syriens depuis 4 ans.
Mais la photo des 71 Syriens retrouvés morts asphyxiés dans un camion en Autriche me semble plus appropriée pour symboliser le drame des migrants fuyant la guerre et victimes des passeurs criminels contre lesquels les chefs d’État européens ne parviennent pas à s’organiser. Cette effroyable photo évoque, on ne peut le nier, les camps de concentration qui furent à la source de la réflexion de Hannah Arendt sur le mal.
Les citoyens ont plus que jamais besoin d’une information précise et probe, d’éléments factuels et vérifiés, afin de pouvoir penser par eux-mêmes.
Qu’à l’irresponsabilité de certains individus et à l’impéritie de diverses administrations françaises et européennes ne viennent pas s’ajouter celles des médias.
Pascale Mottura
14 septembre 2015
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