Pour accueillir les migrants, changer le paradigme juridique
L’accroissement de l’immigration en Europe impose de regarder en face sa réalité, dans toutes ses dimensions : du point de vue dramatique des personnes qui parcourent des milliers de kilomètres dans la détresse, au péril de leur vie, pour échapper à pire encore ; et du point de vue des populations et des institutions qui les reçoivent, et qui ne sont pas prêtes à l’ampleur de cette vague.
Le parcours type du migrant est connu : quitter une région de misère ou de guerre, tout abandonner derrière soi, verser ses économies, quelques milliers d’euros, à des organisations criminelles pour atteindre le vieux continent, transhumer clandestinement, épuisé et terrorisé, mourir parfois, une fois en Europe être tour à tour aidé et pourchassé par les autorités, vivre en assisté pendant des années, dans un statut juridique incertain, faire mille démarches absconses pour obtenir des droits variables, ne pouvoir ni se stabiliser ni revenir chez soi...1
Du côté de l’administration, l’afflux de migrants a saturé des circuits déjà engorgés : l’hébergement d’urgence, le logement social, l’aide médicale d’État, l’aide sociale à l’enfance (beaucoup de migrants jeunes se déclarent mineurs), l’école, Pôle Emploi, les tribunaux administratifs (dont le contentieux des ressortissants étrangers constitue jusqu’à 50 % de l’activité, sachant que 77 % des mesures d’éloignement prononcées ne sont pas exécutées2, soit parce que les personnes concernées ne sont pas sous main de police, soit pour des vices de procédure ou par manque de moyens policiers, soit encore parce que les pays d’origine refusent le retour des migrants expulsés), la prison…
Les statuts des migrants
Il faut préciser ce tableau. « Migrant » est un terme qui couvre un large éventail de statuts légaux3 :
- les ressortissants étrangers disposant d’un visa (séjours courts), qui n’est qu’un droit temporaire d’entrée sur le territoire ;
- les ressortissants étrangers disposant d’un titre de séjour (séjours longs), qui peuvent travailler dans la plupart des cas, bénéficier de logements sociaux, des allocations familiales, du RSA, de l’ASPA, de la couverture maladie universelle… ;
- les demandeurs d’asile (qui attendent donc l’admission au statut de réfugié), qui bénéficient d’aides spécifiques (l’ATA, le logement en CADA) mais ne peuvent travailler ;
- les réfugiés (qui ont obtenu l’asile ou la protection subsidiaire), qui peuvent travailler et bénéficier de logements sociaux, des allocations familiales, du RSA, de l’ASPA, de la couverture maladie universelle ;
- les ressortissants étrangers en situation illégale (surtout des demandeurs d’asile déboutés ou des titulaires de visa ou de titre de séjour périmé et non renouvelé, les personnes venues en clandestinité semblent très minoritaires), qui n’ont pas le droit de travailler mais peuvent bénéficier de l’aide médicale d’État et d’hébergements d’urgence.
La gratuité scolaire et l’aide sociale à l’enfance sont assurées pour toutes les personnes présentes durablement sur le territoire, y compris en situation illégale.
Chacun de ces statuts légaux se divise lui-même en plusieurs compartiments, avec des procédures et des droits spécifiques. La diversité des situations juridiques, des circuits administratifs correspondants et des droits qui y sont attachés, constitue un système à la fois complexe, propice aux fraudes et abus, et très inégalitaire.
Quelques ordres de grandeur sont nécessaires pour apprécier l’importance des différents statuts de migrants. On compte environ 3 200 000 immigrés étrangers nés à l’étranger (auxquels il faut ajouter 550 000 enfants étrangers nés en France). Parmi eux se trouvent : 400 000 clandestins, 250 000 réfugiés, 55 000 demandeurs d’asile. Donc la grande majorité des migrants présents en France (2 500 000) dispose de titres de séjour, 47 % d’entre eux pour motif familial, 30 % pour des études, 8,6 % pour le travail, 8,5 % pour des raisons humanitaires.4
Enfin, seules 20 % environ des demandes d’asile aboutissent à l’obtention d’un statut de réfugié5. En cas de refus du statut, il n’y a pas de procédure de retour effective. Il semble que la plupart des déboutés du droit d’asile demeurent sur le territoire.
Fermer les frontières ?
Le problème n’est pas de frontière, puisque l’entrée en France est majoritairement légale, sauf un nombre infime de cas. Le regroupement familial repose sur le droit constitutionnel des familles (« La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement », art. 10), lui-même garanti par la Convention européenne des droits de l’homme6. Et le droit d’asile, issu de la convention de Genève et qui implique d’accueillir a priori les demandeurs d’asile, est un des piliers du droit international. Or ce sont les sources de plus de la moitié de l’immigration en France7.
Voudrait-on sortir de ces cadres légaux et rendre les frontières extérieures de l’Union infranchissables, comment ferait-on ? Le sud de l’Europe étant maritime, la construction d’un rideau de fer à la manière du mur d’Israël ne fait aucun sens. La solution dissuasive serait de canonner les boat people et de mitrailler les foules qui se pressent aux enclaves européennes du Maroc ou aux frontières des Balkans… Ce serait une violation terrible du principe le plus fondamental de l’Europe, le respect de chaque personne. Ce serait la mort spirituelle de l’Europe.
Quant à une restriction dans l’octroi des visas, elle serait délicate pour un pays dont une part significative de la population a des racines étrangères, où le tourisme est vital et qui entend jouer un rôle sur le plan international.
Les migrants continueront donc de venir, parce que le Proche-Orient est en guerre quand l’Europe est en paix, et parce que les populations y sont démunies, alors que l’Europe est prospère, même avec la crise. Quelle solution pour les accueillir selon les valeurs européennes ?
La solution humaine existe
Aujourd’hui, beaucoup de migrants n’ont pas le droit de travailler, d’investir, de se loger par eux-mêmes − sauf au noir. Les illégaux risquent l’internement administratif et ne sont pas protégés par la loi. A contrario, les étrangers bénéficient en France de soins gratuits (l’AME ou la CMU), d’hébergements (l’urgence sociale, les CADA), d’aides publiques (comme l’ATA pour les demandeurs d’asile ou l’ASE pour les enfants), de conseil juridique, leurs enfants sont scolarisés gratuitement...
Certains de leurs droits fondamentaux d’être humain sont bafoués, tandis que la solidarité nationale les prend en charge.
Annah Arendt remarque cette grave incohérence au sujet des apatrides de l’entre-deux-guerres : parce qu’ils ne sont pas citoyens, ils ne bénéficient pas des droits de l’homme8. Un siècle après, la situation légale de ces populations déplacées a conservé cette anomalie : plusieurs droits premiers leur sont déniés ou restreints (à la justice, à la libre circulation, à la propriété, au travail, à se loger et se soigner par ses propres moyens...9), et on leur accorde d’autres droits, palliatifs et coûteux.
Il est temps de finir de décorréler droits de l’homme et citoyenneté. Les uns doivent être garantis indépendamment de l’autre.
Le plein respect des droits fondamentaux et de la dignité des personnes appelle une inversion totale du dispositif juridique : ouvrir les frontières et garantir les libertés essentielles, et restreindre l’accès à la citoyenneté. Concrètement :
- Tout étranger peut venir librement en France et y travailler, s’assurer, passer des contrats, agir en justice, etc. Il est protégé par la loi française, et y paye ses impôts et cotisations sociales. Le résident est soumis à tous les devoirs des habitants du pays, et à toutes ses lois.
- L’accès à la nationalité, donc à la citoyenneté, est très limité. Elle ne peut s’acquérir que par le droit du sang ou par le droit de la volonté. Dans le cas de la naturalisation voulue, elle est conditionnée à la vérification approfondie de la pleine acceptation de la culture, des mœurs et des lois du pays, et ne peut être obtenue qu’après une durée de présence significative, qui marque l’attachement au pays.
- N’étant pas citoyen, le migrant ne bénéficie d’aucun des avantages de la solidarité nationale ni de droits civiques, strictement réservés aux nationaux. Ceci concerne notamment le logement social et les aides au logement, la politique familiale et les revenus minimaux. L’aide médicale d’État est limitée au minimum nécessaire pour le maintien de la santé publique (traitement et vaccination des maladies contagieuses, premiers soins d’urgence).
- Seuls les enfants sont pris en charge, donc scolarisés, jusqu’à l’âge légal du travail.
Bien sûr, les migrants qui y cotisent bénéficient des assurances maladie et chômage. De plus, les associations humanitaires peuvent leur venir en aide, mais cela ne constitue pas un droit.
Il faudrait probablement mettre en place un système d’enregistrement des personnes présentes sur le territoire national, surtout pour le fisc. Un système déclaratif obligatoire devrait y suffire.
Dans ce paradigme, le droit d’asile n’est plus utile. Il était apparu comme la contrepartie nécessaire de la fermeture des États nations de la fin du 19e siècle ; il est logique que l’effondrement de ces États au Proche-Orient (Afghanistan, Irak, Libye, Somalie, Soudan, Syrie, Mali, Centrafrique, Yémen...) entraîne sa disparition. L’entrée des étrangers sur le territoire français était libre jusqu’en 191710 ; le temps est probablement venu de clore cette parenthèse historique où les États se sont murés les uns contre les autres.
Quelles conséquences ?
Les avantages d’un tel système sont nombreux :
- Venant légalement, les migrants utiliseront leurs économies pour payer un trajet sûr et pour vivre leurs premiers mois de présence, le temps de trouver un emploi, et cesseront de financer l’industrie du crime.
- Étant libres d’aller et venir, ils ne seront pas obligés de s’implanter sur le territoire français, et pourront revenir au pays sans craindre d’y être bloqués.
- Ne bénéficiant pas de la solidarité nationale, ils seront incités à travailler et n’auront plus besoin de perdre leur énergie à se maintenir dans les circuits administratifs ou dans la clandestinité.
- Les migrants ne seront plus à la charge du pays, mais deviendront pour la plupart d’entre eux autonomes et contributifs par leurs impôts et cotisations.
- L’économie souterraine ne sera plus un passage nécessaire.
- Les administrations seront moins chargées.
En bref, moins de criminalité, moins de non-droit, plus de recettes fiscales.
Si un tel retournement du droit des étrangers s’opérait, il est certain qu’il constituerait dans un premier temps un important appel d’air, avec l’afflux d’un nombre considérable de migrants. Mais venant avec leurs économies et la volonté forte de travailler pour s’en sortir, il est probable que cet afflux apporterait surtout un surcroît de dynamisme économique. Par ailleurs, les règles d’accès à la citoyenneté empêcheraient que les institutions en soient déstabilisées.
Pour leur part, nombre d’étrangers déjà présents sur le territoire seraient obligés de se repositionner radicalement, dans le sens d’une situation plus saine.
Ce renversement radical du paradigme sur les migrants semble la seule solution à la fois humaine et réaliste pour faire face aux enjeux actuels. Un tel système ressemble à celui des cités grecques antiques : les étrangers avaient tous les droits, sauf la citoyenneté. Un retour aux origines de la démocratie est peut-être la voie pour inventer son avenir.
Notes
1Voir par exemple : http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20150610.OBS0530/la-demande-d-asile-un-parcours-d-obstacles.html, http://www.lemonde.fr/societe/visuel/2015/06/19/a-paris-le-parcours-du-combattant-des-demandeurs-d-asile-se-poursuit_4657474_3224.html
3Je ne traite ici que des étrangers hors Union européenne.
4Les chiffres ici indiqués sont ceux généralement donnés. La France ne dispose pas d’enquêtes statistiques sur les populations étrangères présentes sur son territoire. Sources utilisées : INSEE (http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/IMMFRA12_g_Flot1_pop.pdf, http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=TITSEJ) et Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (http://unhcr.org/556725e69.html#_ga=1.89356315.1875993466.1441282471).
5Voir http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Statistiques/Tableaux-statistiques/Les-demandes-d-asile.
6Pierre Mazeaud, Pour une politique des migrations transparente, simple et solidaire, rapport au Ministère de l'immigration, La Documentation Française, juillet 2008, p. 25 (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/084000446/index.shtml).
7Voir Georges Othily et François-Noël Buffet, Immigration clandestine : une réalité inacceptable, une réponse ferme, juste et humaine, rapport au Sénat, avril 2006 (http://www.senat.fr/rap/r05-300-1/r05-300-1.html)
8Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Quatro Gallimard, 2002, 2e partie « L’impérialisme », chapitre IX, p. 591 ss.
9Cf. la Déclaration universelle des droits de l’homme (http://www.un.org/fr/documents/udhr/). On notera que la Convention européenne des droits de l’homme ne reprend pas ces droits (http://conventions.coe.int/Treaty/FR/Treaties/Html/005.htm).
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