Tirage au sort ou élection ? Démocratie ou aristocratie ?
Dans un contexte de méfiance générale à l’encontre des responsables politiques, -qui semblent défendre de plus en plus les personnes « morales », les géants économiques, contre les personnes « physiques »-, Ségolène Royal a eu le courage de proposer que l’action des élus soit évaluée par des jurys citoyens tirés au sort. Cette idée doublement formidable met en cause à la fois l’élection et l’irresponsabilité politique entre deux élections ; elle a évidemment déclenché une bronca chez les élus et leurs sponsors.
C’est une occasion pour nous tous de débattre publiquement (enfin !) du mode de désignation de nos représentants : élection ou tirage au sort ? Et pour quel mandat ? Quand on étudie la question, on s’aperçoit avec surprise que l’élection n’est pas l’icône idéale qu’on nous présente tous les jours de façon un peu mystique et qu’elle est même, peut-être, un outil parfait pour nous manipuler, via nos représentants rendus vulnérables par le coût de leur campagne électorale. On s’aperçoit aussi que le tirage au sort a été trop vite jeté aux orties alors qu’il présente des qualités inestimables pour le plus grand nombre. On s’aperçoit enfin que le choix de l’élection, il y a deux cents ans, a été imposé... par des élus... et n’a plus jamais été débattu depuis.

On présente souvent le « gouvernement représentatif » comme « le moins mauvais système ». Résignation trop rapide ; on pourrait concevoir de bien meilleurs systèmes, qui associeraient élection et tirage au sort, par exemple, à condition toutefois de faire attention à ceux qui les écrivent : le plus important n’est pas qui vote la constitution, mais qui la propose ; selon le choix des auteurs des institutions, on peut bloquer l’évolution démocratique.
Et si on osait s’approprier les choix confisqués par des experts et faire nous-mêmes le point ?
1. D’un côté, chacun constate que le suffrage universel ne tient pas ses promesses d’émancipation : l’élection induit mécaniquement une aristocratie élective, avec son cortège de malhonnêtetés et d’abus de pouvoir.
Vers le XVIIIe siècle, une grande idée est venue soutenir l’élection : toute autorité n’est légitime que par le consentement de ceux sur qui elle s’exerce (consentement que ne permet pas le tirage au sort, ce qui explique en partie sa mise à l’écart).
Mais après deux siècles de pratique, on constate que l’élection :
· pousse au mensonge, avant l’élection et avant la réélection,
· impose la corruption : campagnes électorales ruineuses ; « ascenseurs à renvoyer »,
· étouffe les résistances contre les abus de pouvoir : droit de parole réduit à un vote épisodique, déformé par un bipartisme de façade,
· et finalement s’avère naturellement élitiste, verrouille l’exclusion du grand nombre de l’accès au pouvoir, et crée des surhommes qui se croient tout permis, jusqu’à imposer eux-mêmes les institutions...
Hum... Et c’est censé être le meilleur système ? Peut-être, mais pour qui ?...
2. D’un autre côté, chacun devrait apprendre (à l’école ?) que le tirage au sort a longtemps été reconnu, d’Athènes à Montesquieu, d’Aristote à Rousseau, comme la modalité principale, incontournable, des valeurs d’égalité et de liberté. Il a sombré dans l’oubli sous d’injustes critiques : il ne pose aucun problème insurmontable.
Le tirage au sort respecte fidèlement la règle démocratique de l’égalité : arbitre idéal, impartial et incorruptible, il protège la liberté de parole et d’action de chacun, il facilite la rotation des charges (qui empêche la formation de castes et qui rend les gouvernants sensibles au sort des gouvernés car ils reviendront bientôt à la condition ordinaire) et il dissuade les parties d’être malhonnêtes au lieu de les inciter à tricher.
Par ailleurs, le tirage au sort ne présente aucun danger de désigner des personnes incompétentes ou malhonnêtes si on lui associe des mécanismes complémentaires, établis dans le souci de l’intérêt général et non de l’intérêt personnel des élus :
· on ne confie pas le pouvoir à un homme seul mais à des groupes,
· ne sont tirés au sort que les volontaires (chacun se comporte ainsi comme un filtre),
· les tirés au sort sont soumis à un examen d’aptitude,
· ils sont surveillés en cours de mandat et révocables à tout moment,
· ils sont évalués en fin de mandat, et éventuellement sanctionnés ou récompensés.
Montesquieu fait remarquer que c’est la combinaison des contrôles et du volontariat qui donne la garantie de la meilleure motivation.
Une telle organisation protègerait mieux l’intérêt général que les institutions actuelles.
3. Concrètement, on pourrait imaginer des systèmes mixtes, prenant le meilleur des deux idées en les combinant astucieusement.
· Pour la sélection des représentants, les citoyens devraient pouvoir proposer librement les représentants qu’ils préfèrent. Par exemple, un tirage au sort de quinze personnes serait effectué parmi les 5% des citoyens les plus soutenus, volontaires, et la sélection pourrait se terminer par un vote parmi ces quinze : le principe du consentement préalable des citoyens serait ainsi maintenu et même renforcé. La corruption serait efficacement combattue.
· Pour l’organisation des débats au Parlement, on pourrait prévoir une Assemblée Nationale élue, qui serait chargée d’écrire les lois mais qui, avant d’imposer ces lois, devrait convaincre de leur utilité une Assemblée des Citoyens tirée au sort (une assemblée qui nous ressemble aurait ainsi un droit de veto, en plus d’un droit d’initiative et de contrôle). Plus démocratiques, ces institutions imposeraient aux professionnels de l’AN d’écouter et de respecter le peuple qu’ils représentent, tous les jours et pas tous les cinq ans, à travers un débat permanent et honnête.
· Pour la désignation d’une Assemblée Constituante honnête (dont les membres n’écrivent pas des règles pour eux-mêmes), on devrait absolument éviter l’élection (qui permet aux partis de nous imposer leurs candidats, à la fois juges et parties dans un processus constituant) et préférer le tirage au sort (qui laisse toutes leurs chances aux individus désintéressés et libres de toute discipline partisane) : tirage au sort parmi les personnes volontaires, éventuellement parrainées par quelques centaines de citoyens.
Les Athéniens faisait de l’iségorié -le droit de parole égal pour tous à l’assemblée- le pilier fondamental de toutes leurs libertés.
Mais aujourd’hui, qui pose les questions dans notre prétendue démocratie ?
Les partis privent tous les hommes libres de l’indispensable iségorié.
En France comme ailleurs, ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire eux-mêmes les limites de leurs propres pouvoirs (la constitution). Ce n’est pas aux élus de décider à notre place si l’élection vaut mieux que le tirage au sort : ce choix de société ne peut être tranché que par référendum.
Étienne Chouard
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/
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(Fin du résumé)
Introduction
Dans un contexte de méfiance générale à l’encontre des responsables politiques, -qui semblent défendre de plus en plus les personnes « morales », les géants économiques, contre les personnes « physiques »-, Ségolène Royal a eu le courage de proposer que l’action des élus soit évaluée par des jurys citoyens tirés au sort. Cette idée doublement formidable met en cause à la fois l’élection et l’irresponsabilité politique entre deux élections ; elle a évidemment déclenché une bronca chez les élus et leurs sponsors.
C’est une occasion pour nous tous de débattre publiquement (enfin !) du mode de désignation de nos représentants : élection ou tirage au sort ? Et pour quel mandat ? Quand on étudie la question, on s’aperçoit avec surprise que l’élection n’est pas l’icône idéale qu’on nous présente tous les jours de façon un peu mystique et qu’elle est même, peut-être, un outil parfait pour nous manipuler, via nos représentants rendus vulnérables par le coût de leur campagne électorale. On s’aperçoit aussi que le tirage au sort a été trop vite jeté aux orties alors qu’il présente des qualités inestimables pour le plus grand nombre. On s’aperçoit enfin que le choix de l’élection, il y a deux cents ans, a été imposé... par des élus... et n’a plus jamais été débattu depuis.
Un choix originel oublié
Les révolutionnaires américains (Madison en 1776) et français (Sieyès en 1789), pour remplacer l’ancien régime renversé, ont fait un choix décisif qui s’impose encore aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique : ils ont renoncé explicitement à la démocratie, sciemment (même si c’était pour des raisons différentes), au profit de ce qu’ils ont appelé « le gouvernement représentatif[1] ».
Les citoyens ont alors été réduits, sans avoir été consultés, au rang inférieur de simples électeurs, obligés de choisir un maître pour s’y soumettre ensuite, sans conserver aucun pouvoir entre deux élections, exactement comme le dénonçaient déjà Rousseau et Marat[2] à propos du parlement anglais.
Ce choix de société, dégradant pour le plus grand nombre à qui on impose ainsi de consentir au pouvoir plutôt qu’y accéder, n’a pas été débattu par l’ensemble des citoyens de l’époque, ni explicitement validé par le peuple depuis : il a été imposé alors par les futurs élus eux-mêmes (d’autant plus facilement que l’élection constituait un grand progrès par rapport à l’injustice héréditaire de l’ancien régime) et depuis, l’idée du tirage au sort comme mode naturel de désignation démocratique des représentants est tombé dans l’oubli, très opportunément pour certains, probablement.
Nos générations modernes ont donc perdu toute habitude de penser au tirage au sort, au point que l’idée même nous paraît aujourd’hui une bizarrerie, voire une sottise. Pourtant, si on veut bien donner une chance à la réflexion, au-delà de la simple réaction épidermique, et lire un peu ce qui s’est écrit et ce qui a été tenté sur le sujet depuis 2 500 ans, on est vite séduit par les bonne solutions apportées à une foule de problèmes majeurs, et sans présenter de défauts insurmontables.
Examinons l’alternative « élection contre tirage au sort » en trois points :
1 - Le suffrage universel ne tient pas ses promesses d’émancipation : l’élection induit mécaniquement une aristocratie élective, avec son cortège de malhonnêtetés et d’abus de pouvoir.
Pierre Rosanvallon décrit superbement la force révolutionnaire du suffrage universel et de son principe majeur, « un homme = une voix »[3]. Il suggère l’idée pleine d’espoir que ce principe révolutionnaire continue tous les jours à travailler nos sociétés, les poussant à progresser, lentement, discrètement.
Pourquoi avoir préféré l’élection au tirage au sort ?
« Le principe affirmé [au XVIIe et XVIIIe siècle] que toute autorité légitime dérive du consentement de ceux sur qui elle est exercée ou, en d’autres termes que les individus ne sont obligés que par ce à quoi ils ont consenti [4], » ces thèses majeures de l’École du droit naturel ont placé le tirage au sort et l’élection sous un jour nouveau, favorable à l’élection :
« Quels que soient par ailleurs ses mérites et ses propriétés, le tirage au sort présente en effet ce caractère incontestable qu’il ne fait pas intervenir la volonté humaine et ne peut pas passer pour une expression du consentement. (...) En ce sens, le sort n’est pas, en lui-même, une procédure de légitimation du pouvoir, mais seulement une procédure de sélection des autorités et de répartition des charges. L’élection au contraire accomplit deux choses à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps, elle légitime leur pouvoir et crée chez ceux qui ont désigné un sentiment d’obligation et d’engagement envers ceux qu’ils ont désignés. Il y a tout lieu de penser que c’est cette conception du fondement de la légitimité et de l’obligation politique qui a entraîné l’éclipse du tirage au sort et le triomphe de l’élection.[5] »
Cette idée du consentement des gouvernés comme source naturelle de légitimité des gouvernants est une idée puissante et il n’est donc pas question, ici, de renier le suffrage universel, mais il s’agit pourtant de s’attaquer aux méfaits désastreux de l’élection, que chacun peut vérifier tous les jours[6] :
Quels reproches peut-on adresser à l’élection ?
- L’élection pousse au mensonge les représentants : d’abord pour accéder au pouvoir, puis pour le conserver, car les candidats ne peuvent être élus, puis réélus, que si leur image est bonne : cela pousse mécaniquement à mentir, sur le futur et sur le passé.
- L’élection pousse à la corruption : les élus « sponsorisés » doivent fatalement « renvoyer l’ascenseur » à leurs sponsors, ceux qui ont financé leur campagne électorale : la corruption est donc inévitable, par l’existence même de la campagne électorale dont le coût est inaccessible au candidat seul. Le système de l’élection permet donc, et même impose, la corruption des élus (ce qui arrange sans doute quelques acteurs économiques fortunés).
Grâce au principe de la campagne électorale ruineuse, nos représentants sont à vendre (et nos libertés avec).
- L’élection incite au regroupement en ligues et soumet l’action politique à des clans et surtout à leurs chefs, avec son cortège de turpitudes liées aux logiques d’appareil et à la quête ultra prioritaire (vitale) du pouvoir.
Les partis imposent leurs candidats, ce qui rend nos choix factices. Du fait de la participation de groupes politiques à la compétition électorale (concurrence déloyale), l’élection prive la plupart des individus isolés, hommes libres sans carcan partisan, de toute chance de participer au gouvernement de la Cité et favorise donc le désintérêt politique (voire le rejet) des citoyens.
- L’élection délègue... et donc dispense (éloigne) les citoyens de l’activité politique quotidienne et favorise la formation de castes d’élus, professionnels à vie de la politique, qui s’éloignent de leurs électeurs pour finalement ne plus représenter qu’eux-mêmes, transformant la protection promise par l’élection en muselière politique.
- L’élection n’assure que la légitimité des élus, sans garantir la justice distributive dans la répartition des charges : une assemblée de fonctionnaires et de médecins ne peut pas appréhender l’intérêt général comme le ferait une assemblée tirée au sort.
- Paradoxalement, l’élection étouffe les résistances contre les abus de pouvoir : elle réduit notre précieuse liberté de parole à un vote épisodique tous les cinq ans, vote tourmenté par un bipartisme de façade qui n’offre que des choix factices. La consigne du « vote utile » est un bâillon politique tout à fait emblématique.
- L’élection sélectionne par définition ceux qui semblent « les meilleurs », des citoyens supérieurs aux électeurs, et renonce ainsi au principe d’égalité (pourtant affiché partout, hypocritement) : l’élection désigne davantage des chefs qui recherchent un pouvoir (dominateurs) que des représentants qui acceptent un pouvoir (médiateurs, à l’écoute et au service des citoyens).
Ce n’est pas un hasard si élite et élection ont la même racine étymologique. L’élection est profondément aristocratique, pas du tout démocratique. L’expression « élection démocratique » est même un oxymore (un assemblage de mots contradictoires).
Un inconvénient important de cette élite qu’on laisse imprudemment prendre racine, c’est ce sentiment de puissance qui se développe chez les élus au point qu’ils finissent par se permettre n’importe quoi, jusqu’à même imposer leur constitution, c’est dire...
Malgré tous ces défauts, -défauts qu’on pourrait considérer, avec beaucoup de bonne volonté, comme une sorte de « prix à payer pour la compétence sélectionnée »-, l’élection ne donne même pas les résultats escomptés et ne porte pas au pouvoir que des hommes compétents...
En tout cas, même si on admet que l’objectif de compétence est atteint, celui de l’honnêteté (respect des promesses, respect de la volonté des électeurs...) semble totalement à l’abandon.
Et on ne nous a pourtant jamais offert de débattre et décider, directement, ce à quoi nous tenons le plus chez nos représentants : préférons-nous la compétence ou l’honnêteté ? (En tout cas, on pourrait nous demander notre avis.)
Il a donc un fort goût de supercherie dans ce choix de l’élection, choix effectué il y a deux cents ans par les élus eux-mêmes, en notre nom mais sans nous, et censé nous garantir une formidable compétence politique, si rare paraît-il.
Si ce système est « le meilleur », on est fondé à se demander « pour qui ? »...
En fait, l’élection semble bien servir de paravent démocratique.
Quel intérêt avons-nous aujourd’hui à défendre ce système de l’élection (tel quel), oubliant que nos aïeux l’ont clairement repéré comme néfaste pour les libertés il y a déjà 2 500 ans ?
2 - Le tirage au sort est juste et incorruptible, et il ne présente aucun risque particulier d’incompétence si les désignés sont volontaires et contrôlés.
La démocratie originelle, il y a 2 500 ans, a été pensée, et surtout imposée directement par les citoyens de base sans écrire de théorie[7], pour protéger le plus grand nombre contre les abus de pouvoir.
Le tirage au sort matérialise parfaitement le postulat démocratique de l’égalité politique, l’isiocratie ; il est même le seul à rendre effectives les protections attendues des grands principes démocratiques :
a) Principes protecteurs sous-jacents au tirage au sort :
- Principe de liberté individuelle de candidature[8] : tout citoyen doit pouvoir (sans y être jamais obligé) occuper tour à tour les positions de gouvernant et de gouverné.
Cette perspective ouverte réellement à chacun de servir la Cité (sans le filtre des campagnes partisanes) libère les énergies, donne confiance aux citoyens et développe le goût de l’engagement politique.
- Principe fondamental de la rotation des charges (pour lequel le tirage au sort est une solution rationnelle, -et, au contraire, l’élection est contreproductive-, compte tenu du grand nombre de personnes à désigner[9]).
Le principe protecteur majeur est celui-ci : les gouvernants font plus attention aux gouvernés quand ils savent avec certitude qu’ils reviendront bientôt eux-mêmes à la condition ordinaire[10].
Les démocrates athéniens cultivaient une méfiance profonde au sujet des juges et gouvernants professionnels, et des experts politiques en général : « l’absence d’experts au sein des instances gouvernementales visait à préserver le pouvoir politique des simples citoyens[11] ».
La rotation des charges gêne la formation de castes politiciennes.
- Neutralité incorruptible et impartialité[12] : le tirage au sort est effectivement la seule procédure qui permette une répartition des charges « sans l’intervention d’aucune volonté particulière[13] ». Chacun peut comprendre la vertu pacificatrice de l’extériorité, quand c’est le hasard qui départage les clans, les factions[14], comme un arbitre désintéressé.
Le tirage au sort est donc surtout un arbitre idéal, impartial et incorruptible, qui protège la liberté de parole et d’action de chacun, et qui dissuade les parties d’être malhonnêtes (il est impossible, et donc inutile, de tricher) au lieu de les inciter à mentir comme le fait l’élection (qui fait toujours gagner le meilleur menteur). C’est le jour et la nuit.
b) Mauvais procès contre le tirage au sort :
On reproche le plus souvent au tirage au sort de risquer de mettre au pouvoir un incompétent ou un malhonnête. Qu’en est-il ?
D’abord, l’élection elle-même nous protège mal de ce risque majeur.
Des esprits rebelles affirment même que l’élection garantit ce résultat calamiteux (au lieu de l’interdire), bien dissimulé sous de belles paroles séduisantes : avec l’élection, on serait sûr d’avoir les pires, ceux qui cherchent le pouvoir... Mais alors, si l’élection ne nous protège pas bien contre l’incompétence et la malhonnêteté, on ne voit plus très bien pourquoi se priver des vertus du tirage au sort.
Le risque d’incompétence est-il d’ailleurs si grand avec le tirage au sort ?
Les Athéniens, qui n’étaient pas politiquement incultes, connaissaient sans aucun doute ce risque d’incompétence, et pourtant, tout bien pesé, ils ont fait ce choix-là pendant des siècles.
Pourquoi ? Est-ce qu’ils n’avaient pas trouvé des aménagements, des modalités, de nature à réduire ce risque ? C’est ce qu’expliquent formidablement Bernard Manin[15] et Mogens H. Hansen[16] qu’on devrait enseigner dans les écoles :
Le tirage au sort ne désigne pas un chef mais des porte-parole, ce qui est très différent : un chef décide à notre place et nous dispense (nous interdit) de débattre ; politiquement, il nous muselle, il nous éteint. Les porte-parole, eux, participent au débat qui continue sans arrêt avec tous ceux qui veulent y participer, ils représentent -à plusieurs- les idées qui émergent des débats pour un mandat court et non renouvelable et finalement, peu importe qui ils sont aujourd’hui puisque ça change tout le temps...
Dans cette optique, ce qui compte, c’est ce que décident les citoyens et que doivent traduire fidèlement les porte-parole, sous le contrôle des citoyens.
Les tirés au sort peuvent refuser ou sont volontaires, ce qui permet à tous ceux qui connaissent leurs propres limites de se tenir à l’écart. Ils subissaient également un examen d’aptitude (mais pas de compétence !), la docimasie, procédure de contrôle suivie par les tribunaux[17] (aussi bien des tirés au sort que des élus, d’ailleurs).
Les tirés au sort suspectés de vices graves peuvent être récusés par leurs pairs ou ostracisés par les citoyens, à une forte majorité qui gêne les basses manoeuvres.
Mais surtout, surtout, les tirés au sort travaillent sous un contrôle sourcilleux et permanent : ils sont révocables à tout moment et doivent rendre des comptes sévères en fin de mandat. Et ça, c’est une clef essentielle pour comprendre que le tirage au sort est tout à fait praticable s’il est intelligemment institué.
Car enfin, c’est sûr, si on imagine que les tirés au sort vont pouvoir agir librement comme nos élus actuels, c’est-à-dire hors de tout contrôle citoyen, le tirage au sort est effectivement effrayant, mais l’élection ne l’est pas moins !
Alors que sous contrôle citoyen, le tirage au sort serait nettement moins dangereux que notre système actuel et c’est pourquoi il a fonctionné si longtemps à Athènes (deux cents ans), avant que les « oligarques » ne reprennent le pouvoir.
3 - Rien n’est parfait, mais les systèmes mixtes sont bien séduisants.
Bernard Manin explique bien comment les républiques italiennes (autour du XVe siècle) ont inventé des systèmes mixtes complexes, associant élections et tirages au sort pour « rendre presque impossible l’influence des brigues sur le processus d’ensemble[18] » : à Florence, à Venise, les idées astucieuses ne manquaient pas, c’est intéressant.
Mais l’élection avait déjà commencé à jouer son effet aliénant et une caste de grandes familles s’appropriait déjà le pouvoir ; le tirage au sort servait surtout d’arbitre entre elles.
Finalement, seule Athènes a réussi à se protéger durablement des « voleurs de pouvoir » en généralisant le tirage au sort et en le respectant rigoureusement comme une procédure protectrice des citoyens, une procédure emblématique de la démocratie.
Aujourd’hui, on pourrait sans dommage réinjecter un peu de tirage au sort dans nos institutions, sans renoncer à l’élection mais pour l’assainir, en prenant le meilleur de chaque procédure et en en limitant leurs inconvénients respectifs.
· Pour la sélection des représentants, les citoyens devraient pouvoir proposer librement les représentants qu’ils préfèrent. Ceci est essentiel.
Ensuite, par exemple, un tirage au sort de quinze personnes serait effectué parmi les 5% des citoyens les plus soutenus (on ne retiendrait que ceux qui acceptent cette mission), et la sélection pourrait se terminer par un vote parmi ces quinze.
Le principe du consentement préalable des citoyens serait ainsi maintenu et même renforcé. La corruption serait efficacement combattue.
· Pour l’organisation des débats au Parlement, on pourrait prévoir une Assemblée Nationale élue, qui serait chargée d’écrire les lois mais qui, avant d’imposer ces lois, devrait convaincre de leur utilité une Assemblée des Citoyens tirée au sort : pour légiférer, il faudrait écrire des lois lisibles et manifestement utiles à l’intérêt général.
On tirerait au sort parmi des citoyens volontaires et/ou parrainés par d’autres citoyens et/ou soumis à un examen d’aptitude, pour représenter le plus fidèlement possible notre société en miniature, avec des jeunes, des vieux, des riches, des pauvres, des salariés, des chômeurs (horreur !), des indépendants, des commerçants, des fonctionnaires, des artistes, des agriculteurs, des médecins, des femmes de chambre, des scientifiques, des employés, des ingénieurs, des ouvriers, des professeurs, des RMIstes, des banquiers, des ruinés, des hommes, des femmes, des chrétiens, des musulmans, des juifs, des athées, etc.
Ces délégués citoyens pourraient ne siéger qu’à temps partiel, à leur convenance, pour rester connectés à la réalité. Ils pourraient convoquer autant d’experts qu’ils le souhaitent pour éclairer leurs réflexions. Un statut particulier les protègerait et faciliterait leur retour à la vie normale.
Cette assemblée qui nous ressemble aurait ainsi un droit de veto, en plus d’un droit d’initiative et d’un puissant pouvoir de contrôle de toutes les institutions (sans pouvoir sanctionner elle-même), avec toujours la possibilité d’en appeler à l’arbitrage populaire (référendum) en cas de crise.
Plus démocratiques, ces institutions forceraient les professionnels de l’Assemblée Nationale à écouter et à respecter le peuple qu’ils représentent, tous les jours et pas tous les cinq ans, au long d’un débat permanent et honnête.
· Pour la désignation d’une Assemblée Constituante honnête (dont les membres n’écrivent pas des règles pour eux-mêmes), on devrait absolument éviter l’élection et préférer le tirage au sort (parmi les personnes volontaires, éventuellement parrainées par quelques centaines de citoyens).
En effet, à travers une élection, les électeurs devront impérativement choisir parmi des candidats imposés par les partis (désignés par leurs commissions d’investiture) et, même si on déclare les constituants inéligibles aux fonctions qu’ils instituent eux-mêmes (ce qui est sans doute indispensable, en tout état de cause), les partis ne manqueront pas de faire élire des amis ou des hommes de paille, et les citoyens, comme toujours et à nouveau, se feront flouer par des institutions dans lesquelles ils ne comptent pour rien, des institutions dans lesquelles ils n’ont AUCUN moyen de résister aux abus de pouvoir entre deux élections. Ces mêmes institutions qui permettent aujourd’hui aux plus grandes puissances financières de nous imposer leur guerre économique mortifère sans qu’on puisse s’y opposer légalement de quelque façon que ce soit.
L’enjeu d’institutions qui rendent enfin aux peuples la maîtrise politique des rouages économiques est (rien moins que) la survie de l’espèce. Lire à ce sujet l’excellent livre d’Hervé Kempf, « Comment les riches détruisent la planète » (Seuil, 2007) : l’articulation entre le social et l’écologique y est magistrale, c’est un livre important.
Je pense que le seul moyen d’écrire ces institutions honnêtes est de tirer au sort l’Assemblée Constituante : tout vaut mieux que le système actuel qui laisse écrire les règles du pouvoir par une assemblée qui ne se compose que des hommes au pouvoir eux-mêmes. Un enfant peut comprendre cela, il me semble.
Nous sommes bien fous de nous désintéresser de l’écriture de la Constitution, ce texte majeur où est programmée notre impuissance politique et où pourrait tout aussi bien être garanti le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le vrai, notamment via le référendum d’initiative populaire (RIP), le vrai : c’est bien notre propre négligence qu’il faut incriminer, et pas un quelconque complot : il ne tient qu’à nous de reprendre le pouvoir que nous cédons trop aveuglément pour l’instant.
Ce qui compte, ce n’est pas qui vote la Constitution : ce qui compte, c’est qui écrit la Constitution.
C’est un beau débat que celui qui consiste à réfléchir nous-mêmes à nos institutions, non ?
Conclusion : c’est au peuple de décider, directement,
s’il veut élire ses représentants ou les désigner au sort.
Choisir entre élection et tirage au sort est un grand choix de société.
QUI est légitime pour faire ce choix ?
Est-ce que des élus sont désintéressés et peuvent ici respecter l’intérêt général ?
Non, chacun voit bien que ce choix ne peut être fait que par les citoyens eux-mêmes, directement, par référendum.
Comme l’an passé à propos des arguments du Non au « traité constitutionnel » (quel oxymore détestable, quel aveu de trahison que cette expression, comme si quiconque avait le droit d’imposer des institutions par traité), on va (ou plutôt : les élus et leurs amis vont) caricaturer le tirage au sort pour le discréditer hâtivement : « on ne peut pas prendre n’importe quel crétin dans l’annuaire pour déclencher le feu nucléaire », nous dira-t-on par exemple.
Ne nous laissons pas impressionner par des sophismes, des caricatures ou autres escroqueries intellectuelles : il n’est pas question de déclencher le feu nucléaire, même pas de nous gouverner sans contrôle ! Le tirage au sort ne désigne pas des chefs mais des porte-parole qui cherchent fidèlement à connaître les vœux du peuple avant de traduire et organiser ces volontés dans les débats publics. Ne pas laisser glisser la discussion vers une déformation des enjeux (selon laquelle nous devrions nous abandonner complètement à des spécialistes hors contrôle qui sauraient mieux que nous ce qui est bon pour nous).
Quand on prend le temps d’y réfléchir, le tirage au sort d’assemblées, au sein de citoyens volontaires, examinés et parrainés par d’autres citoyens, pour des mandats courts, surveillés et révocables à tout moment, avec reddition des comptes en fin de mandat... tout bien pesé, ce système semble nous offrir à tous beaucoup plus de garanties d’honnêteté et de compétence réelle que l’élection.
Mais il ne sert à rien d’attendre que nos propres élus nous sortent eux-mêmes de la préhistoire de la démocratie où ils nous enferment depuis des siècles : c’est à nous de conquérir cette démocratie, d’imposer cette évolution majeure. Pour commencer, nous devrions tous réfléchir à la Constitution que nous souhaitons personnellement, aux articles qui nous semblent les plus importants ; nous devrions en parler entre nous et surtout rédiger quelques projets d’origine citoyenne. Quand ce sera fait, ça sera moins une utopie.
Je vous invite à réagir, commenter, enrichir ou contester ces premières pistes : tout est neuf en la matière (pour nous !), mais les perspectives d’émancipation semblent immenses, historiques même, pour l’espèce humaine.
Étienne Chouard
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/
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Bibliographie express : en plus des livres essentiels de Manin, Hansen et Finley (voir notes), il faut lire les quatre livres de Pierre Rosanvallon : « Le peuple introuvable », « Le sacre du citoyen », « La démocratie inachevée » et « La contre-démocratie », c’est littéralement passionnant : les efforts des hommes contre les abus de pouvoir depuis la nuit des temps sont un récit palpitant d’une actualité brûlante. Sur l’élection, lire aussi le livre étonnant de Philippe Braud : « Le suffrage universel contre la démocratie » (PUF).
Voyez aussi la longue discussion sur le tirage au sort qui s’est développée sur le forum du Plan C (pour une Constitution d’origine Citoyenne) : http://etienne.chouard.free.fr/forum/viewtopic.php?id=20.
[1] Il faut absolument lire l’excellent livre « Principes du gouvernement représentatif » de Bernard Manin (Champs Flammarion), ici pages 11 à 18 (extrait) :
« Les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie. L’usage nomme "démocraties représentatives" les régimes démocratiques actuels. Cette expression, qui distingue la démocratie représentative de la démocratie directe, fait apparaître l’une et l’autre comme des formes de la démocratie. Toutefois, ce que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de démocratie représentative trouve ses origines dans les institutions qui se sont progressivement établies et imposées en Occident à la suite des trois évolutions modernes, les révolutions anglaise, américaine et française. Or, ces institutions n’ont nullement été perçues, à leurs débuts, comme une variété de la démocratie ou une forme de gouvernement par le peuple.
Rousseau condamnait la représentation politique par des formules péremptoires qui sont demeurées célèbres. Il dépeignait le régime anglais du XVIIIe siècle comme une forme de servitude ponctuée par de brefs instants de liberté. Rousseau voyait une immense distance entre un peuple libre se donnant à lui-même sa loi et un peuple élisant des représentants pour faire la loi à sa place. Mais il faut noter que les partisans de la représentation, même s’ils faisaient un choix opposé à celui de Rousseau, apercevaient également une différence fondamentale entre la démocratie et le régime qu’ils défendaient, régime qu’ils nommaient "gouvernement représentatif" ou encore "république". Deux acteurs dont le rôle a été décisif dans l’établissement de la représentation politique moderne, Madison et Sieyès, soulignaient ainsi en des termes très proches le contraste entre le gouvernement représentatif ou républicain et la démocratie. (...) » (La suite est passionnante.)
[2] Voir le « Discours aux électeurs de la Grande-Bretagne » de Marat : http://classiques.uqac.ca/classiques/marat_jean_paul/chaines_esclavage/marat_chaines_esclavage.pdf
[3] Voir « Le sacre du citoyen » de Pierre Rosanvallon (Folio Histoire), riche introduction.
[4] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 113 et s. : des pages absolument passionnantes.
[5] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 116 et s.
[6] Voir deux livres décapants : « Le suffrage universel contre la démocratie » de Philippe Braud (PUF) et « Abolir les partis politiques » de Jacques Lazure (Libre Pensée). Sans forcément les suivre sur toutes leurs analyses, ces deux livres sont vraiment très intéressants.
[7] Ce sont les philosophes hostiles à la démocratie qui en ont écrit les règles, et pas le peuple démocrate qui vivait la démocratie et l’imposait aux oligarques sans pitié, loin des théories : voir Moses I. Finley, « Démocratie antique et démocratie moderne » (Payot), p 43, 75.
[8] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 44.
[9] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 48.
[10] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 44-47.
[11] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 49-50. Des pages passionnantes, vraiment. Quel bouquin !
[12] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 81.
[13] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 104 et 105.
[14] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 76.
[15] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 98 s., qui cite longuement Montesquieu expliquant les mécanismes complémentaires astucieux pour rendre sûr le tirage au sort :
« Montesquieu juge, sans doute, que le tirage au sort "est défectueux par lui-même" (Montesquieu, Esprit des lois, livre II, chap. 2, vol. 1, p. 17). Mais on peut, ajoute-t-il, en corriger le défaut le plus évident (la possible désignation d’individus incompétents), et c’est à quoi les plus grands législateurs se sont employés. Montesquieu analyse alors brièvement l’usage du tirage au sort à Athènes, et fait mérite à Solon d’avoir entouré le tirage au sort d’autres dispositions qui prévenaient ou atténuaient son effet indésirable.
"Mais pour corriger le sort, écrit-il, il [Solon] régla qu’on ne pourrait élire (c’est-à-dire, ici, tirer au sort] que dans le nombre de ceux qui se présenteraient : que celui qui aurait été élu serait examiné par des juges, et que chacun pourrait l’accuser d’en être indigne : cela tenait en même temps du sort et du choix. Quand on avait fini le temps de sa magistrature, il fallait essuyer un autre jugement sur la manière dont on s’était comporté. Les gens sans capacité devait avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés au sort."
La perspicacité historique de cette analyse est étonnante. Alors que, par la suite, bien des historiens (en particulier Fustel de Coulanges) devaient se demander si, à Athènes, les noms entre lesquels on tirait au sort étaient préalablement sélectionnés, Montesquieu avait aperçu ce que la recherche historique la plus récente confirme : on ne tirait au sort que parmi les noms de ceux qui se présentaient. Et surtout, il avait compris que la combinaison du volontariat et des sanctions devait entraîner une sélection spontanée des candidats.
Deux propriétés rendent le sort nécessaire dans une démocratie. Il n’humilie ni ne déshonore ceux qui n’ont pas été sélectionnés ("il n’afflige personne"), car ceux-ci savent que le hasard aurait tout aussi bien pu tomber sur eux. Il prévient, du coup, l’envie et la jalousie vis-à-vis de ceux qui ont été désignés comme magistrats. (...) D’un autre côté, le tirage au sort s’accorde avec le principe que les démocraties chérissent par-dessus tout, l’égalité, parce qu’il donne à chaque citoyen une chance "raisonnable" d’exercer une fonction publique. »
[16] Lire « La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène » de Mogens H. Hansen (Les Belles Lettres).
[17] Voir Hansen, op. cit. p.255, qui signale des récusations pour cause de simples « sympathies oligarchiques »... La rigueur des Athéniens est étonnante quand on pense aux turpitudes actuelles, totalement impunies.
[18] Voir Bernard Manin, op. cit. p. 74 et s., 89.
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