7 prophètes et l’apocalypse
Aujourd’hui, l’alpha et l’oméga des politiques nationales comme européennes, de celles des pays développés comme celle des pays émergents, tient en un mot : croissance. Pourtant, les divers signaux d’alerte annonçant la mise en danger de l’humanité toute entière, se multiplient. A partir de données scientifiques indiscutables et du reste de moins en moins discutées, ou bien avec le souci de décoloniser l’imaginaire, divers auteurs s’évertuent de décoder ces signaux pour en éviter les conséquences. Nous avons choisi d’en présenter 7 non pas pour en faire une liste exhaustive mais pour balayer un éventail large présentant toutefois une convergence sur l’essentiel.
1. Nicolas Georgescu-Roegen
“ La décroissance. Entropie-Ecologie-Economie », Sang de la Terre, 1995, réd. 2006 »
N. Georgescu-Roegen (1906-1994) est né en Roumanie. Après un Doctorat en statistique à la Sorbonne (1930) et un bref retour en son pays, il entame une carrière d’économiste aux Etats-Unis et devient Professeur à l’Université de Nashville.
L’immense mérite de N. Georgescu-Roegen a été de porter un autre regard sur l’économie en la dégageant de la mécanique newtonienne et en y intégrant la thermodynamique.
En effet, la science économique classique, de A. Smith à M. Friedman, se ramène toujours à considérer les sociétés humaines, héritières de la renaissance européenne, comme des entités voulant assurer leur développement en maîtrisant la nature : entrent dans ces entités ressources matérielles naturelles et énergie (« input »), en ressortent production alimentaire, produits manufacturés et services (« output ») ; à l’intérieur, le travail salarié permet la transformation de la matière et de l’énergie d’où résultent (a) une subsistance très variable des agents suivant leur statut, la période historique et l’aire géographique et (b) l’accumulation du capital nécessaire à l’augmentation des moyens de production. Une telle approche de l’économie est rattachée à la mécanique newtonienne en ce sens que l’essentiel concerne les processus internes sans trop se préoccuper des « input » et des « output » : la prise en compte par N. Georgescu-Roegen de la deuxième loi de la thermodynamique le conduit à faire de l’entropie[1] un paramètre important de l’économie. Ainsi, au-delà du caractère fini des ressources de notre planète le conduisant à insister sur la diminution inévitable des « input », il décrit les « output » accompagnés de désordre, de déchets, de pollutions immanquablement liés aux déperditions induites par toute transformation, non seulement de l’énergie mais aussi de la matière (comme l’énergie, la matière passe de l’état de basse entropie à celui d’entropie élevée : « les pneus usés sur les routes ne redonneront pas du caoutchouc », « les métaux semi précieux disséminés dans les innombrables décharges ne redonneront pas des minerais d’or, de cuivre, de zinc, de nickel... »).
Mais la biologie a ouvert une vision plus complexe de ces transformations d’énergies, car le propre du vivant est précisément de fonctionner à l’aide d’informations qui structurent l’énergie créant de l’ordre. En d’autres termes, la néguentropie[2] permet d’échapper, mais seulement temporairement, à l’entropie. N. Georgescu-Roegen ne l’ignore pas puisque, insérant l’économie dans l’ensemble des phénomènes régissant la biosphère, il développe le concept de bio-économie.
Malgré sa formation initiale de mathématicien lui ayant permis de démythifier les théories formellement compliquées des économistes classiques, N. Georgescu-Roegen a été volontairement ignoré voire boycotté par ces derniers. Mais son influence pourrait s’accentuer comme en témoignent l’édition, longtemps refusée, de son livre et les polémiques vives et récentes[3].
Quoi qu’il en soit, on peut considérer que N. Georgescu-Roegen doit être associé au Rapport Meadows commandé par la Club de Rome, « Halte à la croissance » (1972), au concept de Gaïa développé par J. Lovelock (voir plus loin) et à l’émergence d’approches économiques non classiques dont celle de R. Passet (« L’économique et le vivant », 1979).
Concluons avec l’auteur : « Sans doute, la situation peut changer de fond en comble sans aucun préavis. Mais puisque personne ne peut être sûr que Prométhée III[4] arrivera, ni savoir exactement ce que sera son don, une seule stratégie s’impose sans appel, à savoir une conservation générale bien planifiée. C’est de cette façon seulement que nous aurons plus de temps pour attendre la découverte d’un nouveau don prométhéen, ou, au pire, pour glisser lentement et sans catastrophes vers une technologie moins « chaude ». (...) Et si ce retour devient nécessaire, la profession des économistes subira un changement curieux : au lieu d’être exclusivement préoccupés de croissance économique, les économistes chercheront des critères optima pour planifier la décroissance ».
2. James Lovelock
« La revanche de Gaïa. Pourquoi la terre riposte-t-elle et comment pouvons nous encore sauver l’humanité ? », Flammarion, 2007.
J. Lovelock est spécialiste des sciences de l’atmosphère. Scientifique alliant goût pour l’abstrait et talent d’expérimentateur, il est l’inventeur d’un détecteur capable de repérer des substances chimiques de fabrication humaine en doses infinitésimales : c’est lui qui, après avoir attiré l’attention de l’opinion publique dès la fin des années 1950, sur la pollution dangereuse par les pesticides, a démontré que presque tous les êtres vivants de la planète en contenaient des résidus. Un dizaine d’années plus tard, au cours d’une expédition en Antarctique, il découvre l’omniprésence des CFCs (chlorofluorocarbones), gaz de fabrication humaine qui s’attaquent à la couche d’ozone.
En 1979, associé à L. Margulis, il publie son premier livre relatif à l’hypothèse Gaïa Un modèle assez simple repose sur le concept d’homéostasie : les formes vivantes d’une planète hôte associées avec leur environnement (biomasse, atmosphère, pédosphère[5] et une mince couche de la lithosphère), se comportent comme un système auto-régulateur avec des boucles de rétroaction positives ou négatives. Considérons deux exemples inverses de rétroaction : l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère favorise la croissance des arbres diminuant la quantité de ce gaz ; en revanche, le recul de la banquise arctique diminue l’albedo[6] ce qui favorise l’échauffement de l’eau accentuant le recul de la banquise. Dans cet esprit, Lovelock a développé le modèle des « pâquerettes » (« daisy world ») : supposons une planète couverte de pâquerettes noires et blanches ; envisageons une modification de l’activité solaire (cas de notre soleil dont l’activité a augmenté de 25% depuis 1 milliard d’années). Cette planète peut conserver le même équilibre de fonctionnement (température) malgré cette modification de la contrainte extérieure grâce à un changement de la proportion de pâquerettes noires et blanches : c’est l’homéostasie. Le modèle a été rendu plus compliqué en faisant intervenir des lapins mangeant les pâquerettes et des renards prédateurs des lapins. Cette hypothèse Gaia correspond donc à la description de notre monde comme un système complexe dont l’état d’homéostasie dépend d’un grand nombre de variables. Comme disent les physiciens, cet état correspond à un attracteur ; sa caractéristique principale est d’être compatible avec la vie humaine.
Les diverses activités humaines, notamment celles liées au développement industriel, bousculent cet état mais l’effet d’homéostasie permet de le préserver... jusqu’à un certain point. La thèse défendue par le dernier livre de J. Lovelock est que les contraintes imposées par ces activités pourraient dépasser cette capacité d’homéostasie pour entraîner le passage de l’attracteur actuel vers un autre éventuellement non compatible avec la vie humaine. Les exemples de telles contraintes ne manquent pas : dérèglement climatique, effondrement de la diversité biologique, diminution excessive des forêts et des terres arables...
Pour J. Lovelock, le développement durable n’est pas plus viable que la poursuite de nos activités. Seul un repli démographique et économique peut redonner à la Terre les moyens de demeurer une planète habitable. Si nous n’engageons pas dès maintenant le processus de paix avec elle, le pire est à prévoir : elle réagira jusqu’à l’extinction de la plupart des espèces vivantes, la nôtre en particulier.
D’abord fortement critiqué par les milieux scientifiques, J.
Lovelock aurait du intituler son premier livre « L’hypothèse
biogéochimique », plutôt que « L’hypothèse Gaia ». Il
aurait peut-être eu ainsi plus de succès auprès de ses pairs, lesquels semblent
avoir voulu fuir la foule des écologistes radicaux et des adeptes du « New
age » attirée par Gaia. Mais il déclare ne rien regretter considérant que Gaia
évoque l’aspect intuitif de la science aussi bien que l’aspect rationnel.
Mais la bataille a été violente : « J’ai consacré la plus grande partie de
ma vie à Gaia, finançant moi-même la plus grande partie de mes recherches. Je
n’ai jamais pu obtenir de subvention, ce qui n’a rien de surprenant. Les
grandes théories, comme la mécanique quantique, la tectonique des plaques ou
l’évolution mettent quarante ans à obtenir la reconnaissance des pairs. Gaia
n’a que trente ans. ».
Aujourd’hui, on ne parle plus d’hypothèse mais de « théorie
Gaïa » sur laquelle les jugements ont changé comme l’illustrent les
deux commentaires suivants : « Il est à la science ce que Gandhi
était en politique. Son idée centrale, que la planète se comporte comme un
organisme vivant, est aussi radicale, profonde, et vaste par ses conséquences,
que n’importe laquelle des idées de Gandhi. » (New scientist) ;
« Son Hypothèse de Gaia est héroïque, avec un potentiel similaire à
celui des théories de Galilée ou d’Eintein. » (The Independant).
3. Jean-Marc Jancovici
« L’avenir climatique. Quel temps ferons-nous ? », Seuil (Science ouverte), 2002.
J.M. Jancovici, polytechnicien (1984) intervient comme ingénieur-conseil auprès des grandes entreprises ou de l’État sur les problèmes d’énergie et sur les conséquences de l’effet de serre. A ce titre il suit tout particulièrement les travaux du GIEC[7].
Son livre commence par les questions relatives aux inondations, tempêtes, sécheresses qui semblent se multiplier à la surface du globe. S’agit-il d’illusion due à nos angoisses de l’avenir, à notre méconnaissance du passé, ou bien de phénomènes traduisant réellement une menace ? Le réchauffement de la planète est-il inéluctable et en voyons-nous déjà les conséquences ? Après la présentation des aspects scientifiques du fameux « effet de serre », l’auteur évoque l’évolution du climat. Les prévisions des spécialistes sont analysées en offrant une synthèse claire des nombreux travaux scientifiques récents.
Si l’on ne peut plus douter du réchauffement planétaire, il est nécessaire d’en évaluer les risques réels. Menaces sur les milieux naturels, perturbations de l’agriculture, montée des eaux, nouvelles épidémies, peut-être conflits inédits. L’auteur aboutit alors à un tableau peu rassurant. Les évaluations raisonnées, sans catastrophisme, mais sans complaisance, ici proposées, n’en sont que plus nécessaires.
Les responsabilités principales de cette modification du climat sont à rechercher dans les diverses activités humaines : nos façons de consommer, de nous nourrir, de nous chauffer, de nous déplacer. Ne devrons nous pas les mettre en cause ?
Après cet inquiétant diagnostic entraînant un sombre pronostic, peut-on imaginer un traitement pour notre planète malade ? Y a-t-il des solutions techniques alternatives. A cet égard, les énergies renouvelables et même le nucléaire sont pris en considération. Mais on peut douter que l’on puisse limiter le changement climatique imminent sans changer de politique économique et de politique tout court. Ne faudra-t-il pas choisir entre croissance économique et préservation du climat ? C’est par l’examen de problèmes très concrets (par exemple : ne doit-on pas sortir du tout-automobile, faut-il encore soutenir la politique agricole commune actuelle, etc. ?) que se conclut cet ouvrage, en appelant à la responsabilité et à l’initiative des politiques, mais d’abord des citoyens qui les élisent.
4. Yves Cochet
« Pétrole Apocalypse », Fayard, 2005.
Y. Cochet (1946) est co-créateur du parti des Verts. Mathématicien, Il vient d’être réélu député à Paris. Il travaille sur le dossier de la crise énergétique, et tout particulièrement sur la fin du pétrole bon marché d’où résulte la publication de son livre.
Le cœur de ce travail repose, forte documentation à l’appui, sur le concept de « déplétion des hydrocarbures ». En d’autres termes, la fin de l’énergie bon marché reposant sur le pétrole est proche. En témoigne la conjonction de trois situations inédites : d’abord, le déclin définitif de la production de pétrole conventionnel (donnée géologique) ; ensuite, l’excès de la demande mondiale sur l’offre de pétrole (croissance économique) ; enfin, l’entrée, depuis le 11 septembre 2001, dans un état permanent de terrorisme, nouvelle forme de guerre (changement géopolitique).
Ainsi, la production de toute ressource naturelle passe par un maximum : c’est le pic de Hubbert, du nom du géophysicien qui appliqua cette description à la production des hydrocarbures sur le territoire américain dès les années 1940 pour en prédire le maximum vers 1970, ce qui fut bien vérifié. Ces travaux, ensuite oubliés ont été repris plus récemment pour être appliqués à la production mondiale d’hydrocarbures. Il en ressort ce pic serait situé vers les années 2010 !
Parallèlement, les économistes, extrapolant les données liées à la croissance économique, prévoient une augmentation de la demande mondiale. Même si les estimations les plus optimistes se rapportent à des possibilités d’extension des champs pétrolifères (forages profonds, off-shore, schistes bitumeux...), on ne peut éviter le choc résultant de l’augmentation de la demande et de l’existence du pic de Hubbert, la différence entre « optimistes » et « pessimistes » ne correspondant qu’à des écarts de quelques années quant à la date de sa manifestation. La première conséquence de ce choc est naturellement la brutale augmentation du prix, sans commune mesure avec celle observée lors des crises du pétrole de 1973 et 1979.
La deuxième conséquence est de nature géopolitique : les principaux importateurs (Etats-Unis en tête) sont conduits à une politique internationale dont la guerre d’Irak de 2003 est l’archétype. Mais on peut aussi citer la politique chinoise en Afrique et l’arme nouvelle que représentent le gaz et le pétrole pour la Russie.
Avec l’inflation qui ne peut manquer d’en résulter, des bouleversements économiques sont à craindre. Mais les économistes n’en ont cure : « la théorie économique néoclassique contemporaine masque sous une élégance mathématique son indifférence aux lois fondamentales de la biologie, de la chimie et de la physique, notamment celles de la thermodynamique ».
Par ailleurs, le maintien de la politique de transport actuelle (voitures, camions, aviation) voire sa croissance peut apparaître surréaliste. Les activités de l’agriculture et de la pêche intensives ne sauraient non plus résister à cette flambée du prix du pétrole : le mode alimentaire lui-même pourrait être concerné.
En conclusion, il ne s’agit pas d’un simple choc économique : ce sera la fin du monde tel que nous le connaissons. Il est encore possible de repousser la date de cet événement et d’en limiter les effets en sauvegardant la solidarité, la démocratie et la paix. L’urgence est donc, suivant l’auteur de préparer cet avenir pour le subir au moindre coût social et économique : remise en cause de la mondialisation impliquant le transport de biens pouvant être re-localisés, abandon progressif du rôle dominant de la voiture sur le transport et l’urbanisme, société de sobriété, planification articulée avec une certaine forme de protectionnisme...
5. François Partant
« La ligne d’horizon. Essai sur l’après développement », La Découverte Poche/Essais, 2007.
F. Partant (1926-1987) a effectué un parcours peu commun : banquier, puis haut responsable à la Caisse Centrale de Coopération Économique (ancêtre de l’Agence française de développement) et, enfin, devenant expert en développement dans les pays du tiers-monde, il a pu constater les limites, voire les échecs, des politiques sensées aider ces pays à sortir du sous-développement. Renonçant à sa carrière, il s’est alors orienté vers une critique des orientations économiques guidant les divers organismes internationaux qu’il a bien connus durant son activité d’expert.
Son livre posthume a été publié en 1988 puis réédité en 2007. Il comprend 3 parties. Tout d’abord, il considère « L’idéologie du progrès » et défend l’idée selon laquelle la pensée économique née en occident avec l’essor du capitalisme, a été imprégnée de l’idéologie propre aux choix culturels occidentaux qui ont nourri le concept de développement des forces productives tout autant à travers l’école libérale que l’école marxiste. La deuxième partie, « La crise, faits et idéologies », met en relief l’écart entre la réalité découlant du développement des nations industrielles et la place que ce dernier occupe dans notre imaginaire : malgré le chômage, l’insécurité sociale et civile, l’engouement pour le libéralisme économique se manifeste dans toutes les couches de la population, même celles qui en sont les premières victimes. La troisième partie s’ouvre sur l’utopie. : « la ligne d’horizon » ; il imagine ainsi un ensemble d’exclus adhérer à l’ASEM (association pour une Alternative Socio-Économique Mondiale). Sur la base du volontarisme, les membres acceptent les règles collectives de l’ASEM ou la quittent ; fonctionnant sur un mode autogéré, l’association assure un développement correspondant aux nécessités économiques premières de ses membres mais garde pour objectif principal la préservation des aspirations essentielles de tout être humain (relations affectives et sociales, sécurité...). Chaque association de ce type vit de manière non conflictuelle avec l’état-nation mais en marge de celui-ci et s’engage à favoriser la création et le maintien d’autres associations analogues à l’échelle mondiale.
A peine achevé à sa mort il y a 20 ans, le livre de F. Partant oscille entre constat annonçant certains aspects du futur (malheureusement vérifié dans notre présent) et manichéisme parfois excessif. Associant capitalisme et marxisme dans le culte du productivisme, il n’a pas anticipé la « chute du mur » et l’effondrement de l’URSS[8] laissant le seul capitalisme régner sur le monde ; par contre, il a annoncé la mondialisation du champ de l’économie avec, pour résultat, le pouvoir politique vidé de l’essentiel de son contenu (« l’économique commande le social »). Il sépare le monde en 2, le Nord et le Sud, ne prévoyant pas l’essor des pays émergents (la Chine, l’Inde, le Brésil) qui entrent maintenant en concurrence avec les foyers originels du capitalisme, mais il reste d’actualité quant aux échecs de l’aide au développement des pays englués dans la misère. Il n’a pas vu venir la révolution du numérique et la financiarisation de l’économie[9] mais il ne se trompe pas sur la notion de « société à deux vitesses » que ces éléments accentuent.
Au-delà des quelques contradictions (critique des sciences et technologies mais dénonciation du non accès des pays pauvres à celles-ci, complicité des États avec le capitalisme mais regret de l’impuissance des premiers pour s’opposer au deuxième...), cet ouvrage souffre surtout de convictions difficiles à partager :
· Mise sur le même plan des différentes cultures : n’est-ce pas faire fi de l’aliénation des femmes, de l’esclavage, du tribalisme générateur de conflits (locaux, certes, mais non moins meurtriers), du fondamentalisme religieux porteurs de nouveaux totalitarismes. En revanche, à trop vouloir critiquer l’humanisme des Lumières, ne risque-t-on pas, suivant l’expression, de « jeter le bébé avec l’eau du bain » ?
· Le « protectionnisme de village » est-il plus convaincant que celui associé à la notion « d’aires de civilisation ». A cet égard, l’Europe qui n’échappe pas aujourd’hui au capitalisme mondialiste, n’est-elle pas néanmoins un bon exemple « d’aire de civilisation » partageant bien des aspects culturels et historiques, rassemblant des aspirations communes et pratiquant des échanges intenses garantissant connaissance et reconnaissance mutuelle ; ne pourrait-elle pas, ne devrait-elle pas assurer cette fonction de protection ?
· L’utopie de la 3ème partie n’échappe pas au manque de crédibilité, non pas en tant qu’utopie (nous sommes en des temps où elles manquent : il en faut donc) mais celle de F. Partant rappelle trop le kolkhoze de la fin des années 1920 en URSS, le kibboutz au début de l’État d’Israël et même les tentatives (infructueuses) de l’auteur à Madagascar ou au Yémen du sud.
En conclusion le livre de F. Partant a le mérite de souligner les impasses où nous mène l’économie capitaliste, à l’échelon mondial comme au niveau de chaque État-Nation. Son expérience d’expert se consacrant à l’aide au développement des pays pauvres donne du poids à sa dénonciation de ces impasses.
6. Paul Ariès
« Décroissance ou barbarie », Golias, 2004.
P. Ariès (1959), écrivain, enseignant en sciences politiques
et sociologie de l’alimentation, joue un rôle de premier plan dans divers
journaux (La Décrooissance, Golias, Alternatives non violentes).
Un fait lourd structure le livre de P. Ariès : 20 % des humains consomment 80 % des ressources naturelles. Il est donc clair que le mode de vie occidental n’est pas généralisable à l’ensemble de l’humanité. Pourtant, le discours officiel en reste au « développement durable » : or, on est bien forcé de constater que, s’il n’y a jamais eu autant de riches, il n’y a jamais eu, non plus, autant de pauvres ; de même, la progression du nombre de diplômés s’accompagne de la progression de l’analphabétisme. Le concept de « développement durable » a-t-il donc un sens ? La croissance économique est-elle la solution ou la source des problèmes ?
Les enjeux sont si élevés que toute alternative est forcément de grande ampleur et ce pourrait être la décroissance. P. Ariès s’interroge alors sur la notion de décroissance sélective et équitable. Constatant la difficulté de la rencontre entre le socialisme et l’écologie, il émet des doutes sur le caractère opérationnel de la seule réponse politique : « Peut-on sauver la planète sans changer radicalement nos modes de vie ? ».
Dans cet esprit, l’auteur évoque quelques pistes : renouer avec le sens des limites, avancer vers une société plus lente mais aussi re-localisée, développer le moindre coût, voire la gratuité, du bon usage (par exemple l’eau de consommation ménagère, la fiscalité liée à la résidence principale...) et surtaxer le mésusage (par exemple l’eau pour sa piscine personnelle, les impôts attachés aux résidences secondaires...).
Le livre « Décroissance ou barbarie » n’apparaît pas comme un ouvrage fouillé, émettant des faits neufs ou des analyses originales mais il témoigne de l’activisme de l’auteur dans son engagement avec des tenants des milieux gaullistes de gauche, des gauches historiques, de la gauche de la gauche, de l’écologie, de la décroissance. Avec le nouveau journal « Le sarkophage » devant sortir en juillet 2007 et dont il est le responsable de rédaction, P. Ariès lance un appel à la résistance intellectuelle, politique et sociale, face à la défaite des pensées de gauche, républicaine et laïque, et à l’effondrement de l’écologie et sa récupération par un lobby médiatique.
Mais sa démarche n’échappe pas à la loi du genre : le
ton est juste quant il s’agit de dénoncer la Barbarie mais les
difficultés commencent quant il faut convaincre largement sur la Décroissance.
Et pourtant...
7. Serge Latouche
« Le pari de la décroissance », Fayard, 2006.
La carrière universitaire de S. Latouche s’est faite dans le domaine des sciences politiques, de l’économie et de la philosophie.
Son livre commence par une dénonciation des notions de « développement durable » et de « développement soutenable » puisqu’il faudrait les ressources de 4 planètes comme la terre pour assurer le mode vie occidental à l’ensemble des 8 milliards d’humains prévus en 2030. Le « développement durable » est même un oxymore traduisant le caractère schizophrène de l’Homo oeconomicus. Relevant le pressentiment de monde fini chez A. Smith (notion de régime économique stationnaire) et chez Malthus, c’est surtout chez Y. Illich, J. Ellul et F. Partant que S. Latouche se reconnaît. Un changement radical apparaît donc nécessaire et la seule alternative aux chocs brutaux et dramatiques vers lesquels notre mode de vie nous mène, est la décroissance volontaire. Celle-ci fait face à deux obstacles : d’une part, un certain totalitarisme économiste, développementiste et progressiste ; d’autre part, une toxicodépendance à la croissance dont font preuve ceux qui, aujourd’hui, en bénéficient comme ceux qui y aspire pour demain.
Naturellement, mettre en avant le thème de la décroissance reste une gageure ; l’auteur en fait un pari dont il y a beaucoup à gagner. Ainsi, pour préparer « l’après développement », S. Latouche met en avant l’idée de « décroissance soutenable » avec le souci de prendre en compte une diminution du contraste nord-sud. Ses idées peuvent se résumer avec un programme en 8 « R » : réévaluer, re-conceptualiser, restructurer, redistribuer, re-localiser, réduire, réutiliser, recycler. Un tel programme est explicité, l’auteur s’efforçant de démontrer qu’il est susceptible d’enclencher un cercle vertueux de décroissance sereine, conviviale et soutenable.
La question essentielle de transition entre sociétés de croissance et de décroissance n’est pas oubliée puisque sont reprises les idées de simplicité volontaire et de frugalité avec un effort idéologique pour « décoloniser l’imaginaire ».
Pour cette transition, S. Latouche n’élude pas la question politique qui apparaît plus complexe que la simple dénonciation du capitalisme ou que l’opposition au libéralisme ; il n’ignore pas la tentation à laquelle l’écologie pourrait conduire : le basculement de l’écodémocratie vers l’écofascisme (application des règles de défense de l’écologie par un système totalitaire). Contre ce risque, un seul antidote : toujours favoriser la démocratie locale pour lutter contre la dictature globale. Sur le plan programmatique, des mesures réformiste de transition, tenant en quelques points, par exemple :
· retrouver une empreinte écologique égale ou inférieure à une planète, c’est-à-dire une production matérielle équivalente à celle des années 1960-1970 ;
· internaliser les coûts de transport ;
· re-localiser les activités ;
· restaurer l’agriculture paysanne ;
· stimuler la « production » de biens relationnels ;
· réduire le gaspillage d’énergie d’un facteur 4 ;
· pénaliser fortement les dépenses de publicité ;
· décréter un moratoire sur l’innovation technologique, faire un bilan sérieux, et réorienter la recherche scientifique et technique en fonction des aspirations nouvelles.
Au cœur d’un tel programme, l’internalisation des « déséconomies externes » (dommages engendrés par l’activité d’un agent qui en rejette le coût sur la collectivité), en principe conforme à la théorie économique orthodoxe, permettrait d’atteindre à peu près une société de décroissance. Malgré leur nature réformiste, de telles mesures provoqueraient une véritable révolution.
8. Conclusion
Devant le panorama plutôt catastrophiste brossé par ces 7 « prophètes », la notion de conclusion ne peut que laisser perplexe. Mais après tout, le pire n’est jamais sûr : N. Georgescu-Roegen n’écarte pas absolument l’avènement de Prométhée III ; J. Lovelock ne situe pas précisément les conditions de changement d’attracteur ; J.M. Jancovici n’exclut pas que l’on puisse encore atténuer l’ampleur du changement climatique ; Y. Cochet croit en l’appel à prendre les dispositions pour rendre moins brutal les chocs liés à la fin du pétrole ; F. Partant n’esquisse-t-il pas une ligne d’horizon qui recèle une certaine espérance ? P. Ariès reste éminemment actif sans donner l’impression de mener un combat désespéré ; S. Latouche avance et son audience s’accroît et sa contribution à la « décolonisation de l’imaginaire » pourrait porter ses fruits.
Certes, tout n’entraîne pas la conviction sans réserve : à la notion de re-localisation, on peut opposer celle « d’aire de civilisation » d’où peut ré émerger l’idéal européen. La valorisation de la paysannerie est peut-être excessive, à la limite de l’idéalisation d’un mode de vie auquel, historiquement, s’est toujours opposé l’instinct grégaire. Les données scientifiques demandent confirmation et les analyses approfondissement.
Il n’en reste pas moins que nos sociétés subissent des tensions fortes et notre biosphère est soumise à une agression la mettant en danger, tout cela résultant :
· en premier lieu, de l’effet de serre avec changement climatique,
· de l’exacerbation des écarts entre les riches (certes de plus en plus nombreux) et les pauvres dont l’état de misère extrême s’étale autour des grandes mégalopoles africaines, sud-américaines, asiatiques comme dans les nombreux camps de réfugiés,
· du maintien voire extension des risques sanitaires (sida, « vache folle », grippe aviaire, cancers et autres maladies endémiques) malgré l’avancée impressionnante des connaissances médicales,
· de l’approvisionnement de plus en plus problématique en eau,
· du recul de la ceinture verte (forêts équatoriales),
· de l’extension à grande échelle des phénomènes de pollution de l’air, de l’eau et des sols,
· de l’épuisement des ressources naturelles (énergie, minerais...),
· de la diminution de la biodiversité.
L’intérêt des approches que nous venons de résumer
brièvement n’est donc pas contestable. Aussi, à l’issue, en France, d’une
période électorale intense on ne peut que s’étonner, s’inquiéter voire se
scandaliser de l’écart entre le caractère crucial des questions soulevées ici
et la pauvreté des réponses données par le monde économique et politique. Mais
bien au-delà de ce cadre franco-français, la sagesse humaine nous sauvera-t-elle
de la folie des hommes ?
[1] L’entropie est une grandeur physique qualifiant le désordre.
[2] La néguentropie, inverse de l’entropie, est associée au concept d’information.
[3] Voir par exemple : http://www.decroissance.org/?chemin=textes/fitoussi
[4] Prométhée I se réfère à la découverte du feu,
Prométhée II, à celle de l’énergie mécanique issue de la chaleur et commençant
avec la machine à vapeur.
[5] La pédosphère est la couche la plus externe de la croûte terrestre, mince pellicule superficielle des continents émergés, en interface entre lithosphère et atmosphère. La pédosphère porte l’essentiel de la flore et de la faune.
[6] L’albédo est le rapport de l’énergie solaire réfléchie par une surface sur l’énergie solaire incidente.
[7] Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat Il est créé en 1988 et travaille sous l’égide de l’Organisation Mondiale de Météorologie et de l’ONU. Fonctionnant en 4 groupes se réunissant tous les 4 ou 5 ans. Il est à l’origine du protocole de Kyoto.
[8] Durant les dix ans pendant lesquels la Russie est passée au capitalisme, l’espérance de vie en ce pays, a baissé de 5 à 10 ans. Cela correspond objectivement à la mort de plusieurs millions de personnes : avec des relations sociales plutôt détériorées, c’est le prix qu’il a fallu payer pour la « liberté » du système capitaliste ! Cette remarque ne remet pas en cause le fait que l’on puisse préférer les démocraties occidentales au système soviétique mais en relativise la supériorité.
[9] Au niveau mondial, le volume de la monnaie correspond aujourd’hui à près de 3 fois la valeur des richesses réelles. La réification de la monnaie annoncée par K. Marx est devenue un fait. Certains économistes considèrent qu’à un trop grand écart entre richesse virtuelle (monnaie scripturale, n’existant que dans les mémoires d’ordinateurs) et richesses concrètes, est associé un risque de crise économique majeure.
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