Abolissons la propriété !
La notion de propriété est-elle naturelle ? Pas si l’on en croit Henri Laborit. Dans son livre "Dieu ne joue pas au dés", bien loin des préoccupations économiques qui vont nous intéresser ici, il décrit notre monde à la lumière de nos connaissances scientifiques en terme de niveaux d’organisation imbriqués les uns dans les autres. Dans un passage sur les organisations sociales, voici comment il nous parle de la notion de propriété : "Il n’y a donc pas d’instinct de propriété. Il y a simplement l’apprentissage par un système nerveux de l’agrément qui peut résulter de l’emploi ou de l’indispensabilité de garder à sa disposition des objets et des êtres gratifiants. Il n’y a pas non plus d’instinct de défense du territoire, il y a simplement un espace dans lequel des individus trouvent et veulent conserver à leur disposition des êtres et des objets gratifiants." Autrement dit, la notion fondamentale ne serait pas la possession mais l’accessibilité, la nécessité de tenir à disposition ce dont nous avons besoin.
Rappelons que la notion de propriété privée est le principal fondement de notre système de droit, et par conséquent de notre économie tout entière. Je pense avoir montré récemment que ce principe n’allait pas sans poser certains problèmes. A la base du capitalisme, élément essentiel du consumérisme, participant donc à la destruction de l’environnement, on peut également lui attribuer l’origine de l’injustice sociale, par le principe suivant lequel plus je possède et plus je gagne d’argent, sans pour autant travailler ni le mériter. Le propriétaire est celui qui s’enrichit. Or si on en croit Henri Laborit, qui s’appuie dans ce livre sur des recherches scientifiques dans différents domaines, le principe de propriété n’aurait rien de naturel, il ne constituerait pas le moins du monde un instinct, la seule choses dont nous aurions besoin étant l’accessibilité des objets.
A titre personnel je suis tout a fait prêt à le croire, et la propriété peut se montrer parfois bien encombrante. J’ai par exemple dans ma cuisine une foule d’ustensiles que je n’utilise que très rarement. Je les prête volontiers à des voisins ou des connaissances et au fond peu m’importe de les posséder et de les céder le temps d’une soirée, tout ce dont j’ai besoin c’est de pouvoir y accéder au moment où j’en ai besoin, le reste du temps ils ne font qu’encombrer mes armoires. J’ai aussi une quantité innombrable de vieilles chaussures démodés dont je ne sais que faire, mais que je refuse de jeter parce qu’elles sont encore en bon état : je me passerais bien de les posséder... Ce qui est important n’est donc pas la propriété mais l’accessibilité. En poussant un peu on croirait presque que notre société actuelle, qui de l’avis de nombreuses personnes va droit dans le mur, serait fondée sur un simple malentendu. Et s’il en allait autrement ? Et si par exemple au lieu de payer pour posséder des objets, nous payions simplement pour les utiliser ? Et si le principe fondamentale de toute transaction économique n’était pas la cession du droit de propriété, mais plutôt la location d’un droit d’accès à un bien ou un service ? Et si nous abolissions la propriété ? C’est cette utopie, moins radicale qu’il n’y parait, que je vous propose de partager le temps de cet article.
Mise en oeuvre
Dans un monde où la propriété n’est pas cessible, un objet appartient irrévocablement à celui qui le crée, ou plutôt à l’entité abstraite responsable de sa création, l’entreprise. Cependant il est possible à chacun d’entre nous d’utiliser ces objets "en location" pendant la durée souhaitée. Chacun paie donc chaque mois ou chaque jour pour l’ensemble de ce qu’il "possède" et peut restituer à n’importe quel moment les objets dont il n’a plus besoin. Le taux de location est réajusté en permanence en fonction du marché, selon les lois de l’offre et de la demande. Il est également fonction de l’ancienneté de l’objet et de l’usure dont nous sommes responsable : utiliser un objet intensivement coûte plus cher que de bien le conserver. Enfin à chaque contrat de location peut s’ajouter un taux fixe correspondant au service de mise à disposition. Par convention nous pouvons considérer qu’un objet possède une valeur totale, équivalente de la valeur que nous lui attribuons aujourd’hui, qui correspondrait à la somme de ses locations sur une durée infinie (ce qui implique, pour les matheux, que cette somme converge, ce qui est le cas si on diminue à intervalle régulier le taux de location d’un même facteur - nous avons alors affaire à une série géométrique). Alors la location consiste finalement à imputer régulièrement à cet objet une partie de sa valeur totale, partie d’autant plus grande que nous avons "usé" le bien, et à rembourser cette partie au propriétaire de l’objet.Dans la pratique il serait tout a fait fastidieux de payer chaque jour ou chaque mois pour l’utilisation du moindre objet, de l’ouvre bouteille à la paire de chaussette en passant par nos cuillères à café. Une facilité de paiement pour les objets ayant une valeur relativement faible consisterait à payer au départ pour l’intégralité de l’objet, et à récupérer au moment de la restitution sa valeur restante, en fonction de l’usure infligée. Alors tout se passerait exactement comme si nous avions simplement acheté puis revendu l’objet, et les choses ne changent pas beaucoup par rapport à notre système actuel, à ceci près que l’entreprise qui nous a fourni un bien est tenue de nous le "racheter", et, ce qui a son importance, qu’il est impossible par définition de "revendre" un bien plus cher qu’on l’a acheté, non pas parce que c’est interdit, mais simplement parce que ça n’a aucun sens d’avoir un tarif de location négatif. De même la sous-location ne peut apporter de bénéfice puisque les taux sont sans cesse réajustés. Le lecteur alerte comprendra aisément comment un tel système peut s’adapter aux biens "consommables". Un bien consommable est simplement un bien dont la valeur diminue jusqu’à devenir nulle au moment où il est consommé, si bien qu’il devient inutile de le restituer à son propriétaire. L’acheteur paie une fois pour toute sa valeur totale correspondant à sa location sur un temps infini. Il lui est toujours possible de restituer l’objet tant qu’il n’a pas été consommé (du moins s’il n’est pas périssable, en quel cas sa valeur diminue rapidement).
Voyons comment les choses se passent au niveau de l’entreprise. Produire, c’est transformer des matériaux en un produit fini à l’aide d’outils de production. Les matériaux constituent alors des biens consommables, les outils de production sont loués et le produit fini appartient à l’entreprise et peut être loué à son tour. Remarquons que la distribution ne peut en aucun cas être un achat et une revente : c’est donc un service rendu, facturé en tant que tel. Par ailleurs, puisque la propriété n’est accessible qu’aux entreprises, personne ne peut posséder une entreprise et l’actionnariat ne peut plus exister. Si on ne peut la posséder, peut-on la louer ? Puisqu’une entreprise, contrairement à un bien ordinaire, est amenée à prendre de la valeur avec le temps, la "louer" permet de gagner de l’argent. Tout comme la location d’un bien a pour contrepartie le fait de lui faire perdre de la valeur en l’usant, la location d’une entreprise a pour contrepartie de lui faire prendre de la valeur en y travaillant. Ce sont donc les travailleurs qui "louent" leur entreprise et touchent les bénéfices, non les actionnaires, bien que le fait de prêter de l’argent puisse être rémunéré à la "valeur locative" courante de l’argent. Enfin remontons maintenant la chaîne de production jusqu’aux matières premières. Les ressources naturelles aussi, en toute logiques, devraient se louer. Seulement elles n’ont aucun propriétaire. Il est donc nécessaire de mettre en place une entité dont les comptes sont rendus publics jouant le rôle de garant de ces ressources. L’extraction de minerais et l’exploitation des sols, tout comme la chasse, la pêche, l’utilisation de l’atmosphère et des eaux naturelles, en ce qu’ils peuvent constituer un appauvrissement des ressources, ont donc un coût locatif.
Conséquences économiques
La principale conséquence pour le consommateur est de pouvoir restituer ses objet quand bon lui semble. Quelqu’un peut par exemple décider de prendre une voiture différente chaque matin plutôt que de conserver la même. Il peut en louer une plus belle le temps d’une journée, ou prendre les transports en communs la plupart du temps. Il peut la restituer à un endroit différent et revenir à vélo si l’entreprise le permet. N’importe quel client possède le droit de changer d’avis après avoir fait l’acquisition d’un objet. Enfin la gestion des déchets est totalement différente puisqu’il n’est plus nécessaire de jeter un objet ou de trouver repreneur pour s’en débarrasser, il suffit de les rendre. Les emballages et les déchets alimentaires eux aussi peuvent être restitués. La valeur locative ne nombreux biens, comme les voitures serait sans doute plus faible qu’elle ne l’est maintenant si la location était généralisée. La location des appartements baisserait peut-être avec le temps et l’usure des immeubles. Il serait également possible d’accéder à un nombre beaucoup plus important d’objets plus anciens à bas prix. Il y a fort à parier que l’ensemble des prix baisserait fortement, étant donné la quantité beaucoup plus importante de marchandise disponible ne nécessitant pas de travail de production qu’aujourd’hui nous jetons plutôt que de la réutiliser. Il y aurait moins besoin de travailler, mais l’économie aboutirait néanmoins à un équilibre par le biais de l’offre et de la demande.Au niveau économique, un tel fonctionnement sonnerait le glas de l’économie du "jetable", de la consommation et des phénomènes de mode produisant un renouvellement permanent des biens. Plus question pour une entreprise de fabriquer des lave-linge d’une durée de 2 ans en espérant en vendre plus. Au contraire : plus ses produits sont durables et plus elle pourra en tirer de bénéfice sur le long terme. Plus question non plus de produire des tonnes d’emballages jetables. Une entreprise est responsable de ses produits sur l’ensemble de leur durée de vie, de la production à la destruction. C’est elle qui gère ses déchets. L’agriculteur lui même doit pouvoir récupérer les déchets alimentaires et les réutiliser en compost. Une entreprise a donc tout intérêt à réparer, à recycler, à re-valoriser si elle ne veut pas avoir à gérer des tonnes de déchets, c’est à dire à appliquer l’optimisation des processus non seulement à la production mais à l’ensemble du cycle de vie des marchandises, et donc à être globalement plus responsables. Aujourd’hui nous rechignons tous à acheter de l’usagé mais gageons que les services marketing des grandes entreprises seraient prêts à nous faire oublier ce détail en nous garantissant la qualité à bas prix si c’était dans leur intérêt. Il s’ensuivrait des économies substantielles, non seulement au niveau des entreprises, mais surtout pour la société dans son ensemble, et une amélioration certaine de l’environnement
Ce serait également la fin de la spéculation. Il est inconcevable d’acheter quelque chose pour le revendre plus cher. La seule façon de tirer un bénéfice quelconque est de fournir un travail sur un bien. Le fait qu’il n’y ait plus d’actionnariat ne doit pas empêcher de nouvelles entreprises de se créer. En effet il n’est plus besoin de fournir un investissement de départ énorme pour monter une affaire dans un monde où tout se loue : pas question d’acheter des locaux, des machines, des infrastructures, mais simplement de les louer, et de les rendre si jamais nous rencontrons des problèmes économiques. Si l’affaire est rentable, elle peut l’être immédiatement par le simple produit d’un travail. La notion d’investissement elle même perd de son sens, on parlera plus volontiers de croissance de l’activité, sachant qu’il est tout aussi facile de croitre que de décroitre sans perdre d’argent, il suffit de cesser une location. Pas d’investissement ni d’actionnariat : le produit du travail est intégralement redistribué aux travailleurs. Ce serait donc aussi la fin du salariat, bien qu’on puisse imaginer un système de mutualisation assurant une rémunération stable. Si une entreprise souhaite externaliser le travail et le rémunérer comme un service pour plus de flexibilité, on imagine qu’il se formerait des sociétés de prestation de service, mais encore une fois les bénéfices de ces sociétés intermédiaires seraient intégralement reversées aux travailleurs. De cette manière il est impossible de revenir à système aboutissant à un enrichissement systématique des propriétaires tel que nous le connaissons actuellement. Seul le fait de prêter de l’argent peut encore "enrichir le riche", mais à des taux sans doute plus bas, puisque l’argent serait moins indispensable qu’il ne l’est aujourd’hui.
Conclusion
Un tel système basé non pas sur la propriété mais sur l’utilisation des biens serait donc exempt de nombreux défauts que nous connaissons au capitalisme, tout en conservant un certain nombre de ses avantages qu’il est difficile de nier, comme l’ajustement naturel des prix en fonction de l’offre et de la demande et le jeu de la concurrence aboutissant à l’optimisation des processus. Ceci ne signifie pas que ce système soit parfait, il faudrait sans doute lui adjoindre une sphère publique et communautaire et une redistribution des richesses, et il ne règle pas les questions de propriété intellectuelle mais c’est un début. Enfin revenons à la réalité : un tel système, tout de même assez complexe à gérer, est-il possible à mettre en place progressivement à partir du système actuel ? Il faudrait réformer le statut des entreprises et de l’actionnariat, au moins pour les nouvelles entreprises, puis leur imposer le recyclage systématique de leurs produits et les obliger à la récupération pour les préparer avant de réformer totalement le statut de l’économie, et enfin attendre que les anciennes possessions se dissipent au cours du temps. A chaque étape, quand bien même une volonté politique inébranlable existerait, des forces incommensurables, celles des grands propriétaires et actionnaires actuels, s’opposeraient à ces changements. Alors ne rêvons pas trop...
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