Dans les profondeurs libérales de la crise pétrolière
Alors que l’augmentation du prix du pétrole occupe la une des médias depuis plusieurs semaines, le traitement par la grande presse de cette crise profonde reste encore une fois d’une pauvreté incroyable. Pourtant, à l’image de la crise alimentaire, le sujet permet de tirer bien des fils et met en cause les fondements mêmes du système économique international.
Comment donc expliquer l’envolée actuelle du prix du baril et des tarifs à la pompe ? D’après les spécialistes de l’Institut français du pétrole (IFP), la raison principale est l’augmentation de la demande, en grande partie due au fait que la Chine et l’Inde n’en finissent plus d’émerger, ainsi qu’au comportement des pays producteurs qui se régalent d’un prix élevé. Or, si ces deux paramètres entrent bien en ligne de compte, ils sont loin de pouvoir tout justifier. En fait, le marché du pétrole présente différentes caractéristiques qui en font un formidable terrain de jeux pour les spéculateurs.
Le pétrole est la première valeur commercialisée sur la planète, avec près de 87 millions de barils (13,8 milliards de litres) par jour. La croissance économique mondiale dépassant les 5 %, la demande augmente effectivement, même si l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit un rééquilibrage par rapport à l’offre dans les tout prochains mois. S’agissant d’une énergie fossile, les réserves ne sont pas extensibles, et les craintes d’une pénurie à un horizon relativement proche sont connues. Mais les statistiques en la matière sont particulièrement imprécises. Les Etats membres de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (Opep) publient leurs chiffres sur la production réelle avec un important décalage dans le temps. Une grande imprécision couvre également les capacités de production et les réserves prouvées de pétrole, qui ne sont vérifiées par aucun organisme indépendant. Bien sûr, l’Opep a tout intérêt à entretenir ce flou, qui leur permet de conserver un marché tendu et de bénéficier de prix élevés.
De leur côté, les compagnies pétrolières ont créé un entonnoir en limitant le développement des capacités de raffinage. Ainsi, aux Etats-Unis, aucune nouvelle raffinerie n’a été construite depuis 1976, alors que la consommation mondiale ne cesse d’augmenter. Curieux statu quo pour des néolibéraux qui ne jurent que par la « loi » de l’offre et de la demande ! Mais, ce faisant, les firmes comme Exxon Mobil, Shell, British Petroleum ou Total contrôlent un goulet d’étranglement par lequel le pétrole brut doit inévitablement passer et peuvent limiter d’autant les ambitions de l’Opep. Actuellement, les capacités de raffinages permettent tout juste de répondre à la demande mondiale.
A ces problèmes posés par la production et la transformation, il faut ajouter bien sûr les questions du transport et du stockage, qui font de la géopolitique du pétrole un puzzle extrêmement complexe. Les nombreux événements qui peuvent survenir tout au long de la chaîne jouent inévitablement sur le marché. Une guerre dans un pays producteur, un ouragan comme Katrina qui met hors service des raffineries aux Etats-Unis sont autant de phénomènes qui impactent directement le prix du baril de brut.
Le marché du pétrole, lui, ressemble comme deux gouttes d’eau aux marchés financiers. Il comprend des opération « physiques » à livraison immédiate ou différée, et des opérations « papier » qui permettent d’échanger des intentions d’achat ou de vente. Or, le marché « physique » ne représente au mieux que 10 % des transactions. Le reste porte sur des mouvements fictifs, pour lesquels les contrats peuvent aller jusqu’à quinze ans. Dans cette ambiance hautement spéculative, de nouveaux intervenants sont apparus récemment : les fonds d’investissement. Ces derniers pesaient 13 % des transactions en 2004, contre 6 % seulement trois ans plus tôt. Le Sénat américain vient de s’emparer du rapport écrit par un financier indépendant, M. Michael Masters, constatant que ces institutions financières ont acheté un total de 848 millions de barils sur les cinq dernières années au travers d’indices boursiers de matières premières. Soit presque autant que l’accroissement des besoins de la Chine qui, sur la même période, s’élevait à 920 millions. Preuve que les pays émergents ont le dos large... Le dernier épisode en date est la reprise le 23 juin par le Wall Street Journal des résultats d’une enquête menée par le Congrès, qui chiffre le niveau de spéculation sur l’un des pétroles pris comme référence commerciale, le WTI (West Texas Intermediate). Les investissements des traders atteindraient maintenant 70 % du marché.
En fait, le schéma est tout à fait prévisible. Dans leur recherche effrénée de rendement financier, les fonds boursicotent sur le pétrole de la même manière que sur les produits alimentaires, les crédits immobiliers ou, depuis peu, les droits à polluer. Et plus les prix sont élevés, plus ces investisseurs sont attirés par le marché. Le plus étonnant est que certains spécialistes, comme les économistes de l’IFP, parviennent encore à le nier.
De la même manière, il devient difficile de contester l’augmentation des profits sur le raffinage et la distribution des produits pétroliers. Début juin, l’UFC-Que Choisir révélait que la marge de raffinage sur le gasoil vendu en France a été multipliée par 2,4 en quatre mois et par plus de 6 en dix ans, pour approcher les 16 centimes par litre au mois de mai dernier. A elle seule, elle explique environ la moitié de l’envolée du prix à la pompe sur les six derniers mois. Rappelons qu’une firme comme Total dégage de tels profits qu’elle a pu augmenter de 64 % le versement des dividendes à ses actionnaires entre 2000 et 2004, et qu’elle dépense des sommes colossales pour racheter ses propres actions dans le but de faire grimper artificiellement son cours en Bourse.
Voici des paramètres qui mériteraient d’être mieux connus. Un marché hautement spéculatif... Des multinationales qui jouent de l’effet d’aubaine pour soutirer encore quelques profits supplémentaires... Et en bout de chaîne ? Des manifestations de pêcheurs et de transporteurs étranglés, des citoyens pris au piège d’une mondialisation destructrice, la crise pétrolière n’étant que l’un de ses derniers avatars.
En bons écologistes, nous pourrions nous réjouir de l’envolée du prix du baril, qui devrait théoriquement inciter aux économies. Mais ce serait oublier deux choses. D’une part, la consommation des ménages, qui est liée au chauffage et au transport, réagit très faiblement à la hausse du prix de l’énergie. Une augmentation de 10 % des tarifs génère une baisse de la consommation de maximum 1,5 %. D’autre part, le drame de la situation pour les catégories les plus touchées tient au fait qu’elle combine et additionne plusieurs conséquences terribles des politiques néolibérales menées tambour battant depuis le début des années 80.
Ainsi, le secteur de la pêche est l’exemple type d’un marché mondialisé pour le plus grand bénéfice des puissances financières. Durant la seule année 1992, les cours mondiaux du poisson ont chuté d’environ 20 %, sous la pression des importations à faible prix en provenance des pays en développement. Mis en concurrence avec des ouvriers exploités pour un salaire de misère, les pêcheurs français sont devenus une proie facile pour la grande distribution. Alors qu’ils vendent actuellement à perte, le rapport entre le prix qui leur est payé et le prix de vente dans les grandes surfaces est de un à dix !
Le transport routier français, quant à lui, ne représente plus que 24 % du transport international réalisé entre la France et l’étranger. Il en pesait 52 % en 1992. Là encore, la concurrence, au sein même de l’Union européenne, a été meurtrière. Et les dernières règles qui protégeaient encore les entreprises d’Europe de l’Ouest vont bientôt voler en éclats. L’Union a en effet décidé début juin d’autoriser le cabotage, qui consiste à transporter des marchandises entre deux villes d’un pays étranger. Sous couvert d’optimisation des consommations de carburant, la concurrence sera encore accrue, ce qui bénéficiera in fine aux Etats à faibles niveaux de salaire.
Pour ces deux secteurs, l’augmentation du prix du pétrole est donc dramatique, car elle vient s’ajouter à la montée d’une concurrence toujours plus acharnée, produite par des politiques maladivement libre-échangistes qui ne profitent qu’aux pouvoirs financiers. Mais le constat pour le salarié lambda va exactement dans le même sens. Entre 1983 et 2006, la part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) a baissé en France de 9,3 %. Ce qui signifie bien sûr que la part du capital dans le PIB a augmenté d’autant. Nous assistons en fait à un transfert continu des richesses vers les propriétaires des grands moyens de production, qui ne cesse de creuser l’écart entre ceux qui vivent de leur travail et ceux qui vivent de leurs investissements. Si cette réalité était rappelée par les médias, nul doute que le débat sur le pouvoir d’achat prendrait de la hauteur et de la consistance.
L’augmentation du prix du pétrole est donc l’arbre qui cache la forêt d’un partage profondément inéquitable des richesses. Il n’est pas grave en soi que les tarifs des énergies fossiles augmentent. Il faudra même s’y habituer, puisque les réserves ne sont pas inépuisables, que la demande ne cesse de croître, et que leur utilisation pose de sérieux problèmes environnementaux. Mais la gravité tient au fait qu’il est de plus en plus difficile de vivre correctement de son travail, que l’on soit pêcheur, transporteur ou salarié dans bien d’autres domaines d’activité.
Alors que le gouvernement ne propose que des mesurettes constituées pour l’essentiel d’exonérations fiscales, il faut au contraire frapper fort, en distinguant les mesures d’urgence des mesures visant à changer la structure de l’ordre économique.
Une taxe immédiate sur les profits des pétroliers doit être prélevée et utilisée pour aider les professions les plus touchées. Les sur-profits de Total réalisés en France, à savoir les profits qui vont au-delà d’une rentabilité de référence de 15 %, ont atteint 1,2 milliard d’euros en 2005 et près de 4 milliards sur la période 2003-2006. Appliquons-leur une taxe de 100 % et n’en parlons plus !
Dans le même temps, il faut absolument instaurer un tarif régulé des énergies, qui permette de contrôler les marges des transformateurs et des distributeurs, afin d’éviter l’effet d’aubaine observé actuellement.
Mais, pour agir en profondeur, c’est encore une fois la fermeture de la Bourse et l’arrêt du libre-échange qu’il faut très sérieusement envisager.
Le moyen le plus sûr de casser la spéculation est d’exclure du marché les investisseurs privés qui ne recherchent que la rentabilité financière. C’est pourquoi les transactions sur le pétrole doivent être réservées aux seuls Etats, selon des principes définis dans une nouvelle charte internationale de l’énergie qui serait refondée sur des bases de coopération.
En matière de commerce extérieur, une taxe doit intervenir pour réintroduire le coût social et environnemental dans le prix des importations. Si la possibilité d’utiliser des droits de douane n’avait pas été systématiquement éliminée, au nom de la lutte contre le protectionnisme, par l’Organisation mondial du commerce, le Fonds monétaire international ou l’Union européenne, la concurrence entre pêcheurs français et pêcheurs chinois, entre chauffeurs français et chauffeurs roumains, ne serait pas à ce point faussée et destructrice.
Ces mesures apparaissent maintenant comme un point de passage obligé pour rediscipliner l’économie. Car avant de pouvoir engager de véritables politiques alternatives, dans le domaine de l’énergie comme ailleurs, il faut faire sauter ces verrous que les libéraux se sont appliqués à poser pendant près de trente ans.
Aurélien Bernier
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