Enseigner les sciences sociales en toute indépendance
Cet article, écrit avec un collègue, vise à faire partager un agacement face aux prescriptions plus ou moins « doctes » de certains journalistes ou « think tanks » sur la bonne approche de l’économie dans le secondaire.
« Pendant une ou deux décennies, une dame de fer a conduit ce pays avec ardeur et rigueur sur la route du libéralisme avec pour objectif l’intégration à l’économie mondiale. Elle a accompagné son action d’un mot d’ordre qui ne saurait surprendre, même s’il en a choqué plus d’un : There is no such thing as a society. Je vous laisse méditer sur la nature du contexte qui permet à la fois de prononcer une telle phrase et de guider un pays.
De fait, l’humanité ne se contente pas de vivre en société, comme d’autres animaux sociaux, elle produit de la société pour vivre. Et produire de nouvelles formes de société ce n’est pas seulement s’adapter au marché - et ceci tout simplement pour cette raison que Not everything is for sale ».
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, Albin Michel, Paris, 2007 (pp.113-114).
Depuis sa mise en place en 1966, l’enseignement de sciences économiques et sociales (SES) au lycée fait régulièrement l’objet d’attaques émanant du monde politique, des milieux patronaux relayés avec zèle par la plupart des médias.
Ces dernières années, avec les offensives tous azimuts de l’idéologie néo-libérale, les coups se font plus acérés : les SES ont été tour à tour qualifiées « d’erreur génétique », de « catastrophe ambulante » (ce dernier énoncé étant du cru de Michel Rocard dont le repentir ne répare pas l’opprobre jeté sur la discipline).
Dernier avatar, sous les pressions réitérées des milieux patronaux (notamment l’Institut de l’entreprise présidé par Michel Pébereau), le ministre X. Darcos vient de charger Roger Guesnerie, professeur d’économie au Collège de France où il est occupe la chaire « Théorie économique et organisation sociale » d’un « audit » sur les manuels et les programmes scolaires de SES. Sans préjuger des conclusions de cet audit, nous tenons en tant qu’enseignants de base de cette discipline à réagir à ce qui nous semble être une double attaque contre le savoir et la démocratie.
Rappelons d’entrée de jeu les chefs d’accusation contre notre enseignement : manque d’objectivité, caractère éthéré et abstrait, déconnexion du « réel » qui, selon nos détracteurs, se confond avec l’entreprise, ce microcosme de l’innovation ou de la création de richesses, si préoccupé de notre bonheur (on se souvient du slogan « Vous l’avez rêvé, Sony l’a fait pour vous »).
Nous avons conscience que poser avec honnêteté intellectuelle et rigueur un argumentaire de défense est une tâche immense ; nous voulons simplement « réagir à chaud », avec toutes les maladresses et les insuffisances inhérentes au genre, aux attaques des « demi-habiles » pour reprendre la pertinente expression de B. Pascal.
Notre ignorance abyssale de l’entreprise appellerait selon nos censeurs : « un travail pédagogique de fond sur nos lycéens, comme cela a été fait par les entreprises depuis vingt ans auprès de leurs salariés, afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et à améliorer leur compétitivité, en adhérant au projet de l’entreprise » (citation extraite d’une allocution de Michel Pébereau à la Chambre de commerce de Paris, le 23/02/2006). On l’aura compris, ce que ne supportent par les instituts patronaux et autres « think tanks » du néolibéralisme c’est moins une carence de cours sur le fonctionnement des entreprises que l’absence d’un discours de célébration consolidant l’image distillée par les dircoms, la presse d’affaires et autres publicitaires :
« C’est ainsi que la publicité, propagande de la marchandise, est devenue progressivement la principale instance éducative chargée de façonner le nouveau type d’humain que réclamait le productivisme capitaliste : le consommateur, individu soumis au despotisme insatiable de ses envies du moment et dont l’essence sociale tend à se réduire à son pouvoir d’achat » (préface d’Alain Accardo à l’ouvrage de Nico Hirtt et Bernard Legros L’Ecole et la Peste publicitaire, éditions Aden, Paris 2007).
Il convient de rappeler à nos détracteurs que, si nous ne sommes que de modestes vulgarisateurs, nous devons néanmoins nous appuyer sur des corpus savants afin d’inculquer les prémices d’un esprit scientifique. Comment recevoir cette assertion de Michel Pébereau : « L’idée n’étant pas de remplacer l’Education nationale dans son rôle, mais d’exposer les faits tels qu’ils se posent et non tels qu’on les imagine » (allocution précédemment citée), sans songer aux préceptes épistémologiques de Bachelard et Canguilhem qui nous ont appris à ne pas confondre l’objet de l’expérience immédiate et l’objet construit par la démarche scientifique.
Revenons humblement à nos pratiques : certes nous enseignons l’économie, discipline que les libéraux classiques qualifiaient d’économie politique, et nous pensons qu’en l’état des débats actuels sur son statut scientifique il n’est pas moins légitime de la ranger parmi les sciences sociales (une « science historique », dirait J. C. Passeron) que de la classer dans les sciences dures. Sans vouloir trop ostensiblement nous abriter derrière l’argument d’autorité on se permettra de solliciter Maurice Allais, prix Nobel d’économie en 1988 pour des travaux pionniers sur la « théorie des marchés et l’utilisation des ressources ». Cet auteur, qu’on ne peut soupçonner ni de gauchisme ni de dilettantisme, mais qui alliait la double compétence de physicien et de spécialiste d’économie « pure » mérite d’être entendu :
Il écrivait, en 1989, dans un article paru dans les Annales des Mines : « On assiste à un nouveau totalitarisme scolastique fondé sur des conceptions abstraites, aprioristes et détachées de toute réalité, à cette espèce de charlatanisme mathématique que dénonçait Keynes dans son Traité de probabilités ». La même année, dans son ouvrage Autoportraits, faisant le bilan de sa carrière scientifique, il rappelait :
« Ma préoccupation dominante a été celle de la synthèse. Faire rentrer dans une même construction l’analyse des phénomènes réels et celle des phénomènes monétaires, associer l’analyse des conditions d’efficacité et celle de la répartition des revenus, relier étroitement l’analyse théorique et l’économie appliquée, rattacher l’économie aux autres sciences humaines, la psychologie, la sociologie et l’histoire, tels ont été constamment mes objectifs. »
Il ajoutait dans le même ouvrage : « Au début de ma carrière, mon désir de comprendre a été motivé par le désir profond d’agir, par le souci d’influencer l’opinion et la politique ; cependant, progressivement, au cours des années, cette motivation est passée au second plan, très loin derrière le désir de comprendre ».
Voila une leçon que nous, professeurs du secondaire, recevons et que nos « donneurs de leçons » feraient bien de méditer. Ces propos alimentent sûrement aussi bien le nécessaire retour réflexif sur l’enseignement des SES que les approximations des journalistes du Figaro et que les « propos de comptoir » des « Grandes Gueules » de RMC !
En outre, nous relevons une certaine paresse intellectuelle chez nos élites réformatrices, soucieuses de « rectifier » les dérives des contenus d’enseignement. Limitons-nous à deux points :
- Nous nous étonnons que M. Pébereau, cité dans Le Figaro du 16/01/2008 confonde la comptabilité publique avec la comptabilité nationale.
- Dans son allocution, il évoque constamment « les entreprises » imposant par le mot une réalité « objective », qui va de soi, naturelle, qui ne mérite pas d’être interrogée dans les différents aspects de sa construction. On renverra amicalement notre polytechnicien-manager aux mises en garde que faisait Wittgenstein, dans le Cahier bleu et le cahier brun contre tout essai de trouver la substance derrière le substantif.
Enfin, l’acharnement de nos détracteurs nous semble d’autant plus inquiétant qu’ils nous prêtent une capacité de nuire qu’assurément nous n’avons pas, comme l’avait montré autrefois le philosophe et historien des sciences Pierre Thuillier à propos de l’enseignement de la philosophie dans un ouvrage intitulé Socrate fonctionnaire. Nous ne nous appuyons sur aucune enquête statistique, notre propos est ici purement intuitif ; mais si le corps enseignant de SES était vraiment cette redoutable machine à endoctriner décrite par l’ « Institut de l’entreprise » comment alors expliquer que tant de bacheliers de la filière « ES » s’orientent vers des études de gestion et de commerce ? Et prenons-nous au jeu de la caricature : comment expliquer qu’ils n’aient pas rejoint en masse les rangs de syndicats et de partis de gauche et d’extrême gauche plutôt que ceux de l’UMP, choix de Mme Dati, Yade et de M. Sarkozy, Worth ? Ces vénérables personnes ne seraient-elles que de rares rescapées de la monstrueuse propagande orchestrée contre l’entreprise et le marché par des fonctionnaires frileux ?
Pour conclure, nous ne sommes pas « autistes » et sommes très attentifs aux remarques éclairées de certains fins observateurs sur l’étendue des programmes par exemple et leurs effets contre-productifs pour les élèves. S’il s’agit de repenser en profondeur le programme de sciences sociales à enseigner dans les lycées, notre souci inspiré par le principe spinoziste (« ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre ») est que cela soit effectué sous l’égide de la communauté savante car l’Histoire montre que les pouvoirs ont toujours cherché à censurer violemment ou doucement les progrès de la connaissance qui les dérangeaient.
René Carnet et Jean-Luc Lodin, professeurs de SES à Rennes.
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