Faut-il déconstruire notre société à risque entrepreneurial limité ?
Certains entrepreneurs revendiquent le risque entrepreneurial comme source d’un statut qu’ils exigent de ce fait plus lucratif que le statut salarial. Cette revendication est assez communément entendue dans le milieu professionnel pour s’interroger sur sa pertinence.
A l’évidence, le nombre de familles de produits de consommation étant limité nous ne pouvons être « tous » des entrepreneurs car nous ne pouvons avoir « tous » un produit ou service spécifique à proposer à la vente.
La dictature de la consommation se trouve par ailleurs très largement interrogée par les nécessités de conservation de notre biotope. Il n’est donc pas forcément souhaitable pour un développement durable d’inciter à la surconsommation et donc à la surproduction.
Le nombre d’entreprises est et demeurera par conséquent toujours très largement plus limité qu’une génération en âge de travailler.
Pourtant chaque génération devra subvenir à ses besoins.
Le statut d’entrepreneur et le statut de salarié sont-ils si différents l’un de l’autre en France ?
Le statut « d’entrepreneur » dépend pour partie d’avantages trouvés « au berceau ».
La réussite suppose en effet des pré-requis se composant d’un ou plusieurs des éléments suivants :
- un premier capital financier, fût-il modeste ;
- un capital formation ;
- un capital relationnel.
Pourtant il serait, me semble-t-il, très réducteur d’en rester à cette première observation pour conclure à une divergence fondamentale entre les statuts d’entrepreneur et de salariés.
Entrepreneurs et salariés ont en effet, me semble-t-il, une communauté de destin.
Tous deux sont indubitablement tributaires des aléas économiques.
Se sont ajoutés au fil du temps toutes sortes d’avantages consentis par de nombreuses collectivités. Etat, régions, départements, CCI, etc. participent au financement des entreprises, notamment par des aides à la création, par des charges limitées et progressives.
La limite entre le statut d’entrepreneur et celui de salarié est devenue par ailleurs de plus en plus
- les bénéfices de l’entreprise ;
- l’usage des moyens de l’entreprise : moyens de transport, moyens de communication, prise en charge de frais de fonctionnement divers y compris les frais de repas liés à l’activité ;
- à ces ressources sociales s’ajoutent un salaire et les dispositifs sociaux du statut salarial : assurance maladie, formation professionnelle continue, etc.
Bien des « détachements » de salariés à l’étranger sont en réalité soit des implantations de travailleurs indépendants soit des implantations de filiales.
Entrepreneur comme salarié vivent par conséquent dans une société du risque entrepreneurial limité, risque limité par toutes sortes de dispositifs collectifs mis en place au fil du temps.
La tendance actuelle à rogner sur les protections accordées* aux salariés a un pendant entrepreneurial qui consiste à mettre les entreprises de toutes tailles sous les fourches caudines des financiers dont elles sont pour la plupart tributaires.
En difficulté, les entreprises se trouvent rapidement démunies et dépendent de leur banquier, en expansion elles n’ont pas forcément le capital nécessaire pour racheter d’autres entreprises et assurer leur développement, bien cotées, elles n’ont guère de ressources suffisantes pour garder leur autonomie et faire face à une offre d’achat non souhaitée, organisées en groupe elles sont soumises à la pression financière des remontées de bénéfices vers la holding financière.
Que ce soit pour les entrepreneurs, que ce soit pour les salariés, cette situation tend in fine à favoriser le capital au détriment des talents personnels tant ceux des entrepreneurs que ceux des salariés.
Faire croire aux entrepreneurs que leurs difficultés seront résolues par une réduction des protections liées au statut salarial, c’est leur dissimuler un retour à un déséquilibre nettement en faveur des financiers qui était précédemment régulé par l’intérêt collectif du développement des entreprises et les dispositifs de protection précités tant au bénéfice des entrepreneurs que des salariés
Se pose donc aujourd’hui la question d’une solidarité réciproque plus marquée de la part de ceux qui, par leurs talents, sont les véritables créateurs de la richesse.
Opposer les statuts de salarié et d’entrepreneur, c’est oublier qu’un nombre conséquent de dispositifs collectifs protègent à la fois les uns et les autres et que leur démantèlement ne bénéficiera qu’aux financiers qui regardent avec intérêt retraites, mutualité, etc.
C’est cette interrogation sur les déviances du capital qui replace Karl Marx dans l’actualité. Son analyse de la lutte de classe est particulièrement intéressante lorsqu’il distingue très nettement les financiers, de la bourgeoisie industrieuse à laquelle il joint dans sa réflexion les « capacités » autrement dit le salariat ou les indépendants formés qui constituent ensemble, pour lui, la classe moyenne.
Un cycle de l’hebdomadaire Courrier international a été récemment consacré à Karl Marx et c’est l’image internationale qui était donnée de ce penseur qui m’a amenée à m’intéresser à ses écrits d’historien.
J’ai donc ouvert en cet été 2008 l’analyse historique 1848-1850 « des luttes de classes en France » édité et traduit par Maximilien Rubel avec la collaboration de Louis Janover et republié par Foliohistoire. Intéressant à lire ou relire, cet ouvrage abondamment annoté l’est d’autant plus que le texte ne manque pas d’humour et entre indubitablement en résonance avec la « séquence » que nous vivons.
A titre d’exemple de ces résonances, l’ouvrage en fourmillant, on se reportera à l’activisme législatif actuel de notre gouvernement pour relever le paragraphe suivant p. 94 :
« une nouvelle loi sur la presse, une nouvelle loi sur les associations, une nouvelle loi sur l’état de siège, les prisons de Paris surpeuplées, les réfugiés politiques expulsés, tous les journaux s’écartant du « national » suspendus, … les parquets omniprésents, l’armée des fonctionnaires déjà épurée tant de fois, épurée une fois encore, tels furent les inévitables lieux communs, sans cesse recommencés de la réaction victorieuse. Ils ne méritent d’être mentionnés… que parce que cette fois ils furent dirigés non seulement contre Paris, mais aussi contre les départements, non seulement contre le prolétariat, mais aussi contre les classes moyennes… les lois répressives… absorbèrent l’activité législative de l’Assemblée nationale pendant les mois de juin, juillet et août ».
A quelques éléments datés près, en remplaçant « départements » par « régions » on pourrait croire que l’on vient d’ouvrir le poste de radio en cet été 2008. J’espère que je vous aurais donné envie de lire cet ouvrage et d’en tirer les conséquences sur l’absolue nécessité d’une réflexion autonome des créateurs de richesses, entrepreneurs et salariés, par rapport aux dérives financières aujourd’hui constatées.
Notes :
* accompagnement des chômeurs réel malaise : la moitié des personnes en recherche d’emploi n’ont pas droit aux Assedic – jeunes en recherche du premier emploi – personnes ayant épuisé leurs droits sans forcément avoir bénéficié d’un réel accompagnement : voir l’enquête CFDT sur l’accompagnement des chômeurs du Pas-de-Calais.
Pour illustrer le questionnement porté par Karl Marx et quoique portant sur une période plus récente, on peut visionner en DVD le film de Jean-Daniel Verhaeghe avec Philippe Torreton et Valérie Kaprisky, Jean Jaurès, naissance d’un géant, août 1892 à Carmaux.
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