La Cour de cassation fait mieux que le président de la République
Les promesses n’engagent que ceux qui y croient, c’est une réalité à laquelle nous ramènent les épisodes successifs de la fermeture de l’établissement Mittal de Gandrange. Loin des lumières médiatiques, les salariés ne devraient-ils pas saisir les tribunaux de leurs demandes en réparation des préjudices subis en prenant en main collectivement leurs intérêts ? C’est ce qui a été fait avec succès par les salariés de Béa, filiale à 99,9 % de Bull SA, sur le fondement de l’article 1 382 du Code civil promulgué par une loi du 19 février 1804 et ainsi rédigé : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
Se saisissant de ce bicentenaire principe de droit, la Cour de cassation a ouvert la voie à la sanction des manquements des entreprises à leurs responsabilités sociales, c’est quasi révolutionnaire !
En cette période de restructuration douloureuse des entreprises, nombre de salariés ne manqueront pas de se reconnaître dans le scénario vécu par le personnel de Béa :
ACTE I : Bull SA se restructure. La multinationale décide d’externaliser une partie de ses activités par la création d’une filiale dénommée Béa dont elle est propriétaire à 99,9 %.
En application de l’article L122-12 alinéa 2 du Code du travail, recodifié L1224-1, les contrats des salariés de Bull sont transférés à la société Béa.
En effet, « lorsque survient une modification dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l’entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise ».
Ce dispositif, né de la législation européenne et conçu à l’origine pour la protection des salariés, devient alors un piège : non seulement les salariés de Béa peuvent, au passage, changer de convention collective et perdre le bénéfice de tous leurs anciens accords d’entreprise, mais, de plus, ne dépendant plus du groupe Bull, ils ne peuvent prétendre au bénéfice d’un plan social de restructuration de la maison-mère.
ACTE II : tant que la filiale Béa est adossée au groupe Bull, elle est viable mais, au cours de l’été 2000, les salariés Béa apprennent que leur entreprise est cédée à la société Act Manufacturing France (Act MF). L’article L122-12 s’applique à nouveau du fait de cette vente et les contrats de travail des salariés sont cette fois transférés à Act MF.
ACTE III : dix-huit mois plus tard, en décembre 2002, la société Act MF est placée en redressement judiciaire puis liquidée ; les 630 salariés de la société sont licenciés sans les avantages qu’ils auraient pu obtenir de leur employeur initial le groupe Bull.
ACTE IV : 334 d’entre eux se rebiffent et saisissent le tribunal de grande instance de demandes en dommages et intérêts fondées sur les préjudices moraux et financiers subis du fait de leur licenciement, en raison des fautes commises, selon eux, par la société Bull SA vis-à-vis de sa filiale Béa vendue à Act MF.
La Cour d’appel leur donne tort en précisant « que les fautes alléguées contre la société Bull SA sont des fautes de caractère général dans la gestion de sa filiale Béa et qu’à les supposer établies elles seraient à l’origine du préjudice de tous les créanciers de la société Act MF et ne caractériseraient donc pas des fautes particulières et distinctes à l’origine du préjudice des seuls salariés de la société Béa ».
Autrement dit, les salariés sont des créanciers comme les autres. Ils ont subi les mêmes préjudices que tous les créanciers d’Act MF et, par ailleurs, une « erreur de gestion » n’est pas en soit fautive.
ACTE V : pas du tout rétorque la Cour de cassation : « la perte de leur emploi, la diminution de leur droit à participation dans la société Béa ainsi que la perte d’une chance de bénéficier des dispositions du plan social du groupe Bull constituent bien un préjudice particulier et distinct de celui éprouvé par l’ensemble des créanciers de la procédure collective de la société Act MF ».
La Cour de cassation renvoie donc l’affaire pour être rejugée devant la Cour d’appel de Poitiers qui devra dire si oui ou non l’externalisation d’une partie de ses activités par la société Bull SA a été faite uniquement pour ne pas avoir à assurer à ses 630 salariés le bénéfice du plan social auquel ils auraient légitimement pu prétendre.
On peut en effet rappeler ici qu’un contrat de travail, en application de l’article L120-4 du Code du travail recodifié L1222-1, doit s’appliquer de « bonne foi » et que les externalisations sont trop souvent utilisées pour se soustraire aux règles protectrices des salariés visant à les aider, par diverses dispositions, à se reconvertir après un licenciement économique.
C’est donc la responsabilité sociale des entreprises que reconnaît par cet arrêt exceptionnel la Cour de cassation et peut-être assistera-t-on ainsi à une moralisation du droit des affaires évitant de faire supporter à la collectivité la totalité des conséquences de décisions de restructuration à caractère « privé » se traduisant par l’indemnisation du chômage de milliers de salariés et la requalification de dizaines de bassins d’emploi.
Les salariés de Gandrange devraient y réfléchir puisque leurs propositions de revitalisation du site n’ont pas obtenu l’écho espéré auprès de Mittal. Notre président devrait trouver ainsi l’occasion de faire de très substantielles économies en aidant les salariés à utiliser systématiquement l’arsenal légal dont nous disposons ce qui permettrait de libérer des fonds pour le RSA (Revenu de solidarité active), par exemple.
Encore faut-il que la majorité UMP à l’Assemblée nationale ne détruise pas systématiquement les moyens légaux dont dispose la collectivité par la dépénalisation du droit des affaires.
* voir arrêt de la Cour de cassation n° 05-21239
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