Le beurre et l’argent du beurre
Hier, je faisais le plein de choux de Bruxelles chez ma maraichère préférée quand la discussion est tombée, assez inévitablement, sur le beurre.
en aparté
Je ne vais pas m’étaler 360 ans sur le mérite de l’approvisionnement direct, mais disons que plus le temps passe et moins j’achète de légumes ailleurs, et surtout pas dans les grandes surfaces. Certes, le choix est limité par la saisonnalité, la météo et des considérations de ce genre, mais pour une quinzaine d’euros en moyenne, j’ai assez de légumes pour une famille de trois personnes pendant une bonne dizaine de jours. Et attention, pas n’importe quels légumes : des moches et des biens gouteux, des encore plein de nutriments, des qui nourrissent et font des cuisses aimables, des qui poussent dans la terre du coin. Ma maraichère n’est pas bio parce que c’est là un surcout qu’elle ne veut pas nous faire payer, mais elle cultive sans produits à la con, pour les mêmes raisons : inutile de faire plus cher pour moins bien. Donc, c’est meilleur, c’est plus sain et c’est moins cher.
Et en plus de cela, je sais que tous les sous que je lui donne en échange des ses mains gercées et de son dos courbé sur les semis et cramé par le soleil, tous les sous repartent direct dans l’économie locale et ne remontent comme des saumons les rivières de frics de la grande distribution pour mieux enrichir les familles les plus riches de France et finir leur ruissèlement à l’envers dans un énième paradis fiscal, plaque tournante des trafics de drogues, d’armes, d’esclaves et tarés terroristes.
Sans compter la gentillesse de ma maraichère et les histoires qu’elle me raconte gratos, en plus, à chaque fois.Tout cela vaut très très largement les quelques kilomètres que je fais en plus pour aller la voir (ce qui reste totalement dérisoire, par ailleurs, à côté des milliers de kilomètres que font tant de légumes prétendument bio et horriblement chers !)
Le plus marrant
dans cette histoire de beurre, c’est que si tout le monde parle spontanément de pénurie — selon le champ sémantique mis en place par les médias dès le début de la crise — il suffit de lever un sourcil en accent circonflexe pour que l’interlocut⋅eur⋅rice corrige immédiatement avec un la soi-disant
pénurie de beurre. Comme quoi, la bonne info finit toujours par se répandre, y compris par capillarité.
Les voleurs de valeur
Devant donc la prise d’otage des consommateurs de beurre par la grande distribution, la résistance s’est rapidement organisée.
Je voulais acheter un extracteur de crème pour mon compagnon — il y en avait plein encore, il y a deux semaines —, mais hier, les rayons étaient vides, le magasin avait été dévalisé
, m’informe-t-elle
Il faut dire que ma maraichère vit en couple avec un éleveur de vaches. Lui aussi, devant les montants dérisoires auxquels les coopératives et grossistes entendent acheter le fruit de son travail, s’est mis à penser à la boucle locale. Plutôt que de vendre quasiment à perte ses animaux, il a tenté récemment de proposer aux clients de sa conjointe de se réunir à plusieurs pour acheter une bête sur pied, tuée dans un abattoir local (enfin, tant qu’il en reste… autre histoire d’ultraconcentration en vue), découpée sommairement et répartie ensuite entre les familles participantes. Une très bonne affaire pour tout le monde… et même un peu pour la vache, qui ne part pas dans un périple invraisemblable et concentrationnaire pour être abattue moins cher en Allemagne, découpée encore moins cher ailleurs en Europe, puis emballée encore chez d’autres pauvres diables avant de revenir dans un triste rayonnage aux néons, à un prix qui éliminera plus de 50% de la population d’office.
L’éleveur y trouve donc une meilleure rémunération de son travail, les familles retrouvent une partie de la culture campagnarde des provisions faites en commun, le tout pour une alimentation moins chère et de meilleure qualité.
Du coup, le conjoint éleveur commence à penser à se passer aussi d’intermédiaires confiscateurs pour sa petite production de lait. D’où l’extracteur de crème et les premières tentatives de produire, pour commencer, de petits fromageons 100% vaches gasconnes. Je trouve bien sûr toute cette stratégie industrieuse et localière des plus réjouissante :
Oui, c’est très malin : en transformant vous-même la matière première, c’est vous qui récupérez directement la valeur ajoutée au lieu de la laisser à toute une chaine d’intermédiaires qui ne servent que leurs propres intérêts. Et nous, on y gagne encore de meilleures choses à manger, tout en cessant de nourrir les marges arrière de ceux qui n’en ont rien à secouer de nos besoins.
Autrement dit, nous nous partageons directement le beurre et l’argent du beurre, au lieu de paniquer devant les rayons vides.
Le client roi…
Parce que c’est là que l’histoire devient intéressante : le fait que le quasi-monopole de la grande distribution ait décidé de priver la population d’un produit de première nécessité juste pour conserver leurs marges dans une immense guerre commerciale où les seuls gagnants passent ensuite leur temps à planquer leur fric loin de l’impôt commun.
Le beurre manque dans les linéaires de certains magasins. Une absence qui ne relève pas d’une pénurie de lait chez les producteurs, mais d’ « un problème de négociations commerciales entre industriels laitiers et distributeurs », selon la Fédération Nationale des Producteurs Laitiers [1]. Ces derniers jours, plusieurs actions ont été organisées par des agriculteurs dans des grandes surfaces précisant dans des tracts : « Ce magasin manque de beurre parce qu’il ne veut pas le payer à son juste prix ! ».
Source : Beurre : une « pénurie » liée aux pratiques des multinationales
Parce que là, franchement, ça se voit à quel point plus personne n’en a rien à battre de celleux sur le dos desquel⋅les se réalise la valeur : le client final. Il ne s’agit pas de contenir les prix pour préserver le pouvoir d’achat des consommateurs, mais bien de conserver la marge qui a été négociée et provisionnée en début d’année. Et si pour arriver à leur fin, il leur faut prendre en otage toute la population… Eh bien, ça leur convient très bien.
D’ailleurs, comme je le faisais remarquer à mon astucieuse maraichère, il n’y a pas eu le soupçon d’un poil de cul de baisse de l’approvisionnement en beurre de l’Aldi du coin, dont le modèle d’approvisionnement ne dépend pas des grosses centrales d’achat. Par contre, il est probable que je paie mon beurre (demi-sel, toujours demi-sel), un peu plus cher ces derniers temps.
La question que peu de gens se pose, c’est plutôt que maintenant que l’économie de marché a prouvé qu’elle ne marche qu’au profit et qu’elle tend naturellement à mettre en place des situations de despotisme hydraulique pour imposer sa volonté à la population en dehors de tout contrôle démocratique, de quoi comptent-il nous priver la prochaine fois ?
Formation du domaine de la rareté
D’ailleurs, la pénurie de beurre met tout le monde en émoi, mais celle de médicaments — exactement pour les mêmes motifs de rentabilité immédiate élevée au rang d’absolu indépassable — a tout de même moins fait de bruit, alors même qu’elle est autrement plus dangereuse et significative.
Dans les officines, c’est moins problématique, mais « le manque de certains médicaments est embêtant », constate Isabelle Adenot. Ainsi Altim, utilisée pour des infiltrations contre les rhumatismes ou des pommades gynécologiques utilisées contre les effets de la ménopause sont en fortes tensions d’approvisionnement.
Comment expliquer ces ruptures ? Les origines sont multifactorielles : des stratégies industrielles de rationalisation des coûts de production qui conduisent les laboratoires à produire en flux tendu, des difficultés survenues lors de la fabrication de matières premières ou des produits finis, souvent délocalisée en Chine, en Inde… ou encore des défauts de qualité sur certains médicaments. Ces signalements ont augmenté de 624 en 2004 à 1 702 en 2015, selon les chiffres de l’ANSM.
Il suffit donc d’un grain de sable pour que la chaîne ne fonctionne plus : un atelier fermé, un retard, une mauvaise anticipation de la demande… Pour Patrick Errard, président du LEEM (les entreprises du médicament), « les productions de médicaments se font de plus en plus à flux tendu, nos usines produisent pour le marché mondial ». Alain Astier y voit d’autres raisons plus économiques. Ces produits ont tous un point commun : « Ce sont pour la plupart des vieilles molécules qui rapportent peu ».
Source : Des centaines de médicaments vitaux en rupture de stock
On nous a vendu le capitalisme comme producteur d’abondance, alors qu’il ne fait que créer de la rareté. Dans une absurde parodie des Monty Python :
« DI50 » : c’est le nom de code du bâtiment. Il se dresse, là, devant nous, colossal. Un beau vaisseau de 9 000 m2. 107 millions qu’on va détruire. Plus qu’un Téléthon… Lancé en 2003, le projet symbolisait la « volonté de développement » du groupe. L’ère de la recherche sur des petites molécules advenait, et le DI50 en serait « le pilote à la pointe de la technologie mondiale, prévu pour durer vingt à trente ans ». C’est l’ancien responsable du site, Philippe Courbin, qui claironnait ça. Neuf ans plus tard, en 2012, une fois le navire achevé, marche arrière toute : on passe aux molécules biologiques, le travail sur des organismes vivants. C’est la tendance du moment, plus difficile à copier pour ceux qui fabriquent des génériques. Le DI50 n’est plus adapté. Le détruire complètement coûterait trop cher. Le garder, c’est un million d’euros de taxe foncière. Cet automne, on va donc juste enlever le toit et quelques fenêtres.
Source : Les vandales de la santé, Fakir
Pas de beurre, pas de médocs… même logique et même combat, ça et toutes les autres privations en cours et venir, tout ça pour gaver les plus riches, à nos dépens, à tous…
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