« Socialement je suis de gauche, économiquement de droite »
La révolte grecque de décembre dernier n’était sans doute qu’un apéritif. L’actuelle crise économique débouchera tôt ou tard sur une grave crise sociale. Mais que signifient précisément ces mots d’« économique » et de « social » ? Ils nous sont familiers, mais serions-nous capables de les définir ? En attendant que ça pète pour de bon, accordons-nous le luxe de réfléchir à cette question, dont l’intérêt n’est pas seulement théorique. Le sens des mots est important. Si nous sommes aujourd’hui dans un tel merdier, c’est en partie parce que à cause d’une propagande qui nous a habitués à l’inacceptable. En séparant le « social » et « l’économique », le discours dominant présente l’économie comme inhumaine et antisociale par définition. Dès lors, l’idée d’une économie qui profite à toute la société apparaît tout à fait saugrenue, utopique, ultragauchiste, archaïque, en un mot : populiste…
L’économique et le social
« Socialement je suis de gauche, économiquement de droite et, nationalement, je suis de France. » Vous souvenez-vous de cette belle profession de foi ? Elle fut prononcée par Jean-Marie Le Pen lors de sa demi-victoire d’avril 2002. Il n’est pas très difficile de démonter cette formule. Comme tout démagogue, Le Pen s’efforce de ratisser large et ne recule devant aucune incohérence. Il est à la fois de gauche et de droite, mais ce n’est pas bien grave puisque cette contradiction se dissout dans la merveilleuse fraternité nationale. Discours fascisant ? Peut-être[1]. Malheureusement, il repose sur une idée très courante, qui dépasse largement les cercles d’extrême droite.
Qu’ils soient de gauche ou de droite, en effet, les politiciens et les journalistes passent leur temps à distinguer l’« économique » du « social ». Ils sous-entendent généralement qu’il faut une dose de « social » pour panser les plaies infligées par « l’économie » aux plus pauvres et aux plus précaires. L’économie est sévère, paternelle, elle n’hésite pas à donner des coups de pied dans la gueule des manants (mais attention, c’est pour leur bien !) : rigueur salariale, baisse d’impôts pour les plus riches, délocalisations, flexibilité, concurrence acharnée entre entreprises, pays, travailleurs…. L’économie est de droite. Le social, au contraire, est tout en rondeur. Maternel, gentil, réconfortant, attentif aux plus démunis, il maintient la cohésion dans la société en tâchant de réparer les dommages collatéraux causés par l’économie. Le social est de gauche, ou cherche à le paraître. Ainsi, comme papa et maman, comme le méchant flic et le bon flic, l’économie et le social ont deux rôles bien distincts et – comme de juste – soigneusement hiérarchisés. Quels que soient les pays, on parle beaucoup plus du ministère de l’économie et des finances que du ministère des affaires sociales. Et c’est à juste titre, puisque le premier est un ministère clé – presque au même niveau que le ministère de l’intérieur – alors que le second a surtout une valeur cosmétique.
Sans doute cette hiérarchie est-elle contestée. Les esprits avancés se plaignent que « le social » soit sacrifié à « l’économie ». Mais rares sont ceux, me semble-t-il, qui mettent radicalement en cause cette dichotomie entre « économique » et « social ». Pourtant, si on réfléchit un peu à la signification de ces deux termes, on s’aperçoit qu’il n’y a pas forcément lieu de les séparer.
Qu’est-ce que le « social » ?
Au sens large, c’est le domaine de la vie en société. Une société est une association de gens qui ont des intérêts communs : ils sont interdépendants économiquement, obéissent aux mêmes lois, partagent plus ou moins une même culture… Mais en même temps, ces gens ont des intérêts divergents, d’où un risque d’éclatement de la société. Les conflits sociaux peuvent avoir de multiples causes : culturelles, religieuses, générationnelles, etc. Mais ce qu’on appelle la question sociale – en la distinguant des problèmes « sociétaux » – c’est le problème de la division de la société en catégories plus ou moins favorisées économiquement. Ces catégories, parce qu’elles n’ont pas les mêmes buts, risquent d’entrer en conflit, ce qui pourrait finir par détruire la société. C’est justement pour empêcher cette catastrophe qu’intervient le « social », pris cette fois-ci au sens de l’action sociale. À défaut de résoudre durablement les conflits, le « social » atténue les inégalités et aide les plus pauvres à rester insérés dans la société. L’action sociale – tout comme la question sociale – est donc d’abord une affaire économique. On voit qu’il n’y a pas lieu de distinguer radicalement le domaine social du domaine économique. Cela paraîtra encore plus clair lorsque nous aurons défini l’économie.
Qu’est-ce que l’économie ?
Dans cet article, le mot économie désignera l’activité économique davantage que la science des économistes. Les deux sens du mot sont bien sûr étroitement liés, puisque l’activité économique est justement l’objet étudié par les économistes. À dire vrai, nous ne sommes pas encore très avancés, car il n’est pas évident de déterminer quel est cet objet étudié par la science économique. Comme l’écrit Jacques Généreux[2], « tout le monde s’accorde, économistes et philosophes, pour admettre que l’on ne peut définir l’objet de l’analyse économique par un sujet ou une liste de sujets concrets. En effet, les phénomènes strictement économiques n’existent pas. On ne peut extraire du réel une partie « économique » qui serait indépendante des parties « psychologique », « politique » ou « sociale ». L’inflation, par exemple, met en jeu des mécanismes psychologiques et politiques, et intéresse donc tout autant l’économiste que le psychologue, le politologue ou le sociologue. » On peut encore une fois noter, à la lecture de ce texte, qu’il n’y a pas de distinction radicale à faire entre un domaine social et un domaine économique. Mais continuons notre réflexion.
Si aucun domaine n’est strictement économique et si, à l’inverse, l’économie est omniprésente, comment est-il possible de la définir ? Voici comment Jacques Généreux se tire de cette question difficile :
« […] l’essentiel du contenu actuel de l’analyse économique correspond assez bien à la définition très simple qui ouvre les trois quarts des manuels d’économie :
L’économie étudie la façon dont les individus ou les sociétés utilisent les ressources rares en vue de satisfaire aux mieux leurs besoins.
Cette définition met en avant deux aspects fondamentaux :
1. L’économie constitue une façon particulière de considérer les comportements humains : les individus ou les groupes d’individus agissent parce qu’ils ont des besoins à satisfaire et que cela ne va pas de soi dans un univers où les moyens disponibles sont limités.
2. L’analyse est à la fois microéconomique (étude des comportements individuels) et macroéconomique (étude des phénomènes de société).
Ainsi définie, l’économie n’est pas enfermée dans un domaine réservé. »
Qu’est-ce qu’une économie saine ?
Si on admet la définition de Jacques Généreux, il y a donc deux formes d’activités économiques. La première concerne des individus, au sens le plus large du terme. Ces individus peuvent être des personnes physiques comme vous et moi, ou des personnes morales poursuivant un intérêt particulier (entreprises privées, par exemple). L’activité économique de ces individus consiste à maximiser les ressources rares dont ils disposent afin de réaliser leurs buts particuliers de la manière la plus efficace possible. Cela consiste, entre autres, à ne pas gaspiller ces ressources, à penser au long terme et pas seulement au court terme. L’économie, cela consiste en grande partie à savoir économiser. Or, dans la mesure où ces individus poursuivent des buts particuliers, ils peuvent très bien entrer en conflit les uns avec les autres. En ce cas, l’activité économique des uns peut être désavantageuse aux autres. Pour économiser ses ressources financières, le propriétaire d’une entreprise aura tendance à rogner au maximum sur les salaires et fera abstraction des conséquences de son activité sur l’environnement. Si la collectivité est d’accord pour payer à sa place, pourquoi se priverait-il d’abîmer les hommes et la nature ? Prise en ce sens, comme une activité au service d’intérêts particuliers, on peut bien comprendre que l’économie soit en contradiction avec les intérêts de la société dans son ensemble, et qu’il faille une bonne dose de « social » pour réparer ce que « l’économie » a détruit.
- La crise est dure pour tout le monde
- Dessin de Marc Vidberg. Source : http://vidberg.blog.lemonde.fr/cate...
Mais l’économie peut se prendre en un autre sens : comme une activité au service des intérêts de la société toute entière. Dans ce cas, il est absurde de la séparer du social. Une économie saine, c’est une économie qui satisfait les besoins de tout le monde, et pas seulement ceux des « winners » de la rude compétition capitaliste. Autrement dit, il n’y aurait pas besoin de « faire du social » si l’économie était vraiment pensée de manière démocratique, comme une activité visant à l’intérêt public.
Il y a donc deux manières de juger de la valeur d’une économie. Un exemple parmi beaucoup d’autres illustre cette idée. Il y a quelques mois, Alexandre Adler présentait l’Afrique du Sud de Thabo Mbeki comme un modèle de réussite économique[3]. Malgré quelques erreurs politiques, Mbeki aurait suivi une « ligne économique prudente », c’est-à-dire néolibérale, puisque ces deux mots semblent synonymes pour Alexandre Adler. La preuve : ces dernières années, la croissance en Afrique du Sud a été « sans tache ». Vus sous un autre angle, les choix économiques de Mbeki apparaissent beaucoup moins « prudents » et immaculés. Naomi Klein, dans La Stratégie du choc[4], explique que la politique très libérale de l’ANC a été catastrophique pour une large part de la population[5]. La pauvreté est encore pire qu’à l’époque de l’Apartheid. Qui dit vrai ? Le sage expert en géopolitique ou la dangereuse activiste canadienne ? Les deux, bien sûr. Chacun a raison, de son point de vue. M. Adler, qui n’en finit pas d’expier son passé communiste, a résolument pris le parti des riches. Pour lui, une économie est florissante lorsqu’elle favorise les classes supérieures et les « classes moyennes ». Tant pis pour les gueux. Ce qui compte, ce sont quelques indicateurs économiques globaux, comme la croissance, qui ne disent pas grand-chose du bien-être véritable des gens. Pour Naomi Klein, cette odieuse populiste, une économie est saine lorsqu’elle satisfait intelligemment les besoins de tout le monde. Force est de reconnaître qu’elle a aussi raison, de son détestable point de vue ultra-gauchiste.
Conclusion
Si les politiques économiques avaient vraiment le bien commun pour but, il n’y aurait pas besoin de les compléter par des « mesures sociales ». La séparation du « social » et de l’« économique » ne veut dire qu’une chose : l’économie est censée être par définition au service des riches. C’est pourquoi cette manière de parler est pernicieuse. Elle affaiblit considérablement la pensée de ceux qui prétendent lutter contre le système. En disant que l’économie a trop de place par rapport au social, bien des progressistes admettent implicitement qu’elle ne peut être qu’antisociale. Sans le vouloir, peut-être, ils pensent comme leurs adversaires. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas « plus de social » et « moins d’économie », c’est une économie qui soit au service des besoins de la société dans son ensemble.
[1] On a même pu le rapprocher de l’idéologie nationale-socialiste. Cf. cet article de l’Humanité du 25 avril 2002 :
LE PEN C’EST ÇA
« Socialement je suis de gauche, économiquement de droite et, nationalement, je suis de France. »
Jean-Marie Le Pen (avril 2002)
« Unser Nationalsozialismus ist die Zukunft Deutschlands. Trotz diese Zukunft wirtschaftlich rechtsorientiert wird, werden unsere Herzen links orientiert bleiben. Aber vor allem werden wir niemals vergessen, dass wir Deutschen sind "
(Notre national-socialisme est l’avenir de l’Allemagne. Bien que cet avenir soit économiquement orienté à droite, nos cœurs demeurent orientés à gauche. Mais avant tout, nous n’oublierons pas que nous sommes des Allemands. )
Adolf Hitler (novembre 1932 discours de clôture du parti nazi NSDAP). »
Source : http://www.humanite.fr/2002-04-25_P...
[2] Économiste, professeur à l’Institut d’Études Politiques (Sciences-Po) de Paris, auteur d’un petit livre dont sont extraites les citations présentes dans cet article : Introduction à l’économie, Seuil, collection Points – Économie.
[3] Dans Les matins de France-Culture, où il fait une chronique quotidienne depuis des années, hélas. L’émission en question date du 23 septembre 2008, juste avant la démission de Thabo Mbeki.
[4] Naomi Klein, La Stratégie du choc - La montée d’un capitalisme du désastre. Éditions Leméac/ Actes sud.
[5] Cf. aussi cet article de Wikipedia, qui reprend les conclusions du PNUD (Programme des Nations-Unis pour le développement).
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