Europe Puissance : pourquoi elle n’aura jamais lieu
Europe-puissance, Euro-défense, pilier européen de l’Otan, autonomie stratégique européenne, tous ces vocables désignent le rêve actuel des européistes français. L’Europe économique est un échec pour la France, aucun européiste français n’ose dire le contraire aujourd’hui. Mais il y a encore le rêve du « saut fédéral », de « mutualiser la dette », « d’homogénéiser les SMIC », et surtout de l’Euro-Défense. Tout cela doit conduire à une « autonomie stratégique européenne ». Tout cela doit à la fois accomplir l’utopie européiste, mais surtout sauver les places de plus en plus menacées des européistes français.
Mais cette Europe-Puissance n’existera jamais pour des raisons simples et profondes, et aisées à connaître :
- d’une part parce-que le Américains ne le veulent pas
- d’autre part parce-que les « partenaires européens » ne le veulent pas
- et on imagine que ni les Russes ni les Chinois n’en veulent non plus
Cette dernière cause est secondaire, car si les Russes et les Chinois ne soutiendront pas l’avènement d’une Europe-Puissance, ils n’ont cependant pas les moyens actifs de l’empêcher. Nous étudierons donc les deux premières causes.
Une Europe-puissance serait sous la domination allemande, tout comme l’Europe-économique. Il faut donc appeler les choses par leur nom : redonner à l’Allemagne, via une domination du continent, sa puissance impériale perdue.
Evidemment, les européistes béats ne le voient pas sous cet angle. Pour eux, l’Europe et une magnifique collaboration des peuples vers la liberté collective ou le socialisme à visage humain. Erasme, Voltaire, Schopenhauer, Beethoven, Rembrandt...
Mais les décideurs géopolitiques du monde entier voit les choses comme je viens de l’exposer crûment : l’Europe-Puissance consiste à rendre à l’Allemagne sa puissance impériale perdue. Dès lors, il est déjà aisé de comprendre que les Américains ne l’entendent pas de cette oreille.
Mais allons plus loin... Le projet actuel de la France se concentre sur son dernier pôle d’excellence (elle a déjà perdu toute son industrie civile) : le militaire. Il est vrai que l’Armée française dispose d’une puissance assez unique en Europe. L’Angleterre seule joue à son niveau. Et seule la lointaine Russie est plus forte. Au sein de l’Union Européenne, l’armée française est vraiment la première, et elle dispose en plus des outils de souveraineté nucléaire. L’idée actuelle des dirigeants français est donc une sorte de fantasme néo-napoléonien, d’une Europe sous conduite économique allemande et sous conduite militaire française.
A-t-il échappé à nos dirigeants que l’Allemagne a été vaincue en 1945, et qu’elle n’a été autorisée à redevenir une puissance industrielle qu’à la seule condition de ne plus avoir de puissance militaire, ni a fortiori d’autonomie stratégique sérieuse ? En s’attelant à l’Euro-Défense, les dirigeants français s’en prennent donc directement à l’impérium américain : ont-ils bien pesé la vanité de leur entreprise ? C’est même assez comique quand on connaît leur atlantisme fataliste par ailleurs. Non, les Américains n’ont pas l’intention de rendre à l’Allemagne, directement ou indirectement, une puissance militaire. Donc, l’Euro-Défense ne fonctionnera jamais.
Plus largement, l’Amérique a autorisé ses vieux rivaux, l’Allemagne et le Japon, qu’elle a vaincu en 1945, à reprendre une puissance industrielle ; et l’on voit que ces deux pays de taille intermédiaire continuent de déployer un génie industriel proprement stupéfiant. Mais ils ont l’interdiction absolue de « s’autonomiser stratégiquement ». C’est la raison pour laquelle les Allemands s’enferrent dans un mercantilisme que nous avons de la peine à comprendre. C’est donc l’échec annoncé pour la France, qui compensait ses (relatives) faiblesses industrielles par une (relative) autonomie stratégique. C’est l’équation française qui est impossible. L’Amérique ne veut pas se récréer un concurrent systémique ! L’idée d’Europe-Puissance, quoi qu’en prétendent les dirigeants français, est structurellement tournée contre l’impérium américain. Et les dirigeants américains le perçoivent de cette façon.
Mais les Américains en sont pas les seuls à ne pas vouloir de l’Europe-Puissance des Français. Les Allemands eux-mêmes n’en veulent pas. Les dirigeants allemands n’ont aucune envie du « lead français » en matière de défense ! Ils ne veulent pas de coqs bonapartistes dans leurs pattes. Mais surtout, ils n’ont aucune raison de troquer l’aigle américain pour le coq français !
L’armée française est valeureuse. Mais n’ayons pas l’orgueil mal placé de la comparer en volumes avec l’armée américaine. Il y a là un seuil complètement rédhibitoire. Les Allemands qui bénéficient, en échange de leur soumission stratégique, du parapluie américain, n’ont strictement aucune raison rationnelle de l’abandonner pour le parapluie français ! Ce serait même une sorte de délire géopolitique.
Ajoutons que les autres « partenaires européens » ont un peu la même position : croit-on sérieusement que les industriels bataves, lombards, catalans ou suédois ont vraiment envie du « lead français » en matière militaire ? Chez certains d’entre eux, on n’a guère laissé une meilleure mémoire que les casques-à-pointe (on songe à l’Espagne). Mais surtout, pour eux aussi, le parapluie américain vaut mille fois plus que le parapluie français. Ce n’est même pas une question de quantité, mais de nature : l’Amérique n’est pas seulement une grande puissance, elle est l’hégémon mondial.
Les pays de l’Est, angoissés à tort ou à raison par la Russie, préfèrent eux-aussi compter sur l’aigle américain que sur le coq français. De même que tous les petits périphériques de Malte à la Finlande, de l’Irlande au Portugal ou à Chypre. Ces gens n’ont aucune intention, ni aucune capacité géopolitique, à abandonner l’hégémon américain.
En fait, il y a une parfaite concordance entre les bourgeoisies européennes et la domination américaine. C’est un partenariat « gagnant-gagnant » pour eux, ainsi que pour les Américains. Ils commercent paisiblement à l’ombre de l’aigle américain, et n’ont pas à se soucier des grandes affaires, sur lesquelles ils seraient pour beaucoup incapables d’influer. Il préfèrent bien plus jouer la carte du mercantilisme bien-compris. Et ils économisent au passage les dépenses financières, et les efforts stratégiques et socio-politiques, de la responsabilité militaire. Ils se contentent de payer leur défense en achetant à intervalle régulier du matériel américain et à participer, plus ou moins mollement, aux coalitions du protecteur. L’UE et l’OTAN offrent même des carrières de bureaucrates aux dirigeants des petits pays ; où certains en profitent pour diffuser à grande échelle leurs idées parfois excessives, qu’elles soient post-modernes ou identitaires.
En fait, il n’y a que la France qui joue réellement perdante dans ce jeu, car elle seule entretenait encore le modèle d’une puissance complète. Soit elle se fond totalement jusqu’à disparaitre dans l’UE telle qu’elle est, soit elle reprend son autonomie. Il n’y a pas de position intermédiaire.
On peut supposer que les projets de mutualiser la dette n’est pas du goût des pays du Nord : ils ne l’accepteront qu’au prix de « réformes » qui achèverait la structure économique des pays du Sud.
Quant à harmoniser les salaires dont la différence Est/Ouest est de 1 à 3, voire de 1 à 8 dans les cas extrêmes, c’est une vaste farce. L’Union Européenne a précisément été conçue pour permettre cette « délocalisation interne » : il n’est donc nullement question d’y mettre fin ! En outre, comment y parvenir : il n’est pas possible de payer les Roumains au prix des Français, ni de payer les Français au prix des Roumains, ni de faire une moyenne entre les deux. Les coûts de la vie sont totalement différents d’un bout à l’autre de l’Europe, et ne convergeront pas, a fortiori dans l’hiver démographique et économique qui commence. Le seul moyen consisterait à rétablir des barrières tarifaires entre les pays... ce qu’on appelle plus simplement des barrières douanières, et qui s’appelle la fin du marché unique. C’est presque le Frexit, la fin de l’Union Européenne.
Que ce soit au civil ou au militaire, cette Union Européenne ne sera jamais que l’édification bancale et bureaucratique, au service de quelques puissances financières assez grandes pour en profiter réellement. Aux citoyens européens, elle ne peut offrir que la perspective d’une longue sédation, vers une post-modernité aux libertés de plus en plus restreintes, mais compensée par une sorte d’irresponsabilité politique et de régression infantile.
Aux bureaucrates français, elle peut offrir quelques carrières à Bruxelles pour avaliser les décisions germano-américaines, et reporter dans des cénacles les dispositions prises par d’autres. Ils pourront également briguer des postes en France en entretenant le peuple déclinant des bienfaits de « l’Union », comme ils l’appellent maintenant pour faire américains, et sur l’avenir radieux de la liberté collective, du socialisme à visage humain ou de la société ouverte et inclusive. Mais de responsabilités géopolitiques point.
L’avenir de l’armée française est un lent déclin, étranglée par les stagnations budgétaires et industrielles, vouée aux seconds rôles atlantistes. L’art de commander, à terme, s’en trouvera atteint, et participera du dépitement. De cette façon, l’avenir de la France est celui d’une province endormie sur un prestigieux passé à jamais révolu, une forme de provincialisme petit-bourgeois qui conviendra à certains.
C’est peut-être du constat et de la prise de conscience de l’impasse structurelle de l’UE pour la France, que viendra chez ces mêmes bureaucrates un désir d’imiter les Anglais. Rien n’est impossible, et l’Histoire nous montre quantité de retournements de ce genre. La Russie mène une politique de puissance avec un PIB égal à l’Italie. La France pourrait tout à fait jouer les francs-tireurs dans le capitalisme multipolaire qui émerge dans le monde, et trouver une forme d’équilibre entre ses attaches occidentales et ses aventures personnelles.
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