L’intégrisme néo-libéral de l’Union européenne
Le gouvernement français demande au PDG des assurances sur le maintien de la production du modèle Clio en France, alors que des informations font état d’une possible délocalisation en Turquie. Aussitôt, Mme Kroes, commissaire européen à la concurrence, rappelle qu’elle avait obtenu en 2009 un engagement des autorités françaises pour « que les prêts aux constructeurs automobiles n’affectent pas la liberté des constructeurs automobiles nationaux de développer leur activité économique sur le marché intérieur européen ».
La Turquie ne fait pas partie du marché européen, la lettre du Traité de Lisbonne ne comporte pas la référence à « la concurrence libre et non faussée » qui figurait dans le projet de traité constitutionnel. Mais sinon, tout le Corpus juridique reste en place, au service d’un néo-libéralisme radical. Petit aperçu des arrêts de la Cour de justice des communautés européennes, devenue Cour de justice de l’Union européenne depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne
La liberté d’établissement prime de droit de grève.
Un premier arrêt de la Cour de justice concerne une entreprise finlandaise, Viking : celle-ci place un de ses navires sous pavillon estonien, afin de réduire le salaire des marins. La Fédération internationale du transport appelle au boycott de la compagnie dans les ports européens. Le contentieux est porté devant la justice.
La Cour est saisie. Dans sa décision, elle reconnaît le droit des syndicats à engager des actions, y compris la grève. En revanche, elle juge que de telles actions pourraient entraîner des restrictions au droit d’établissement prévu à l’article 43 du traité des communautés européennes. Or ce droit doit être considéré comme d’un niveau égal ou supérieur au droit de grève. La jurisprudence impose donc des critères stricts pour l’exercice d’une grève qui y ferait obstacle : raison impérieuse d’intérêt général, objectif légitime, proportionnalité.
Le second arrêt concerne une entreprise de construction lettonne Laval un Partneri : celle-ci passe contrat avec une entreprise suédoise pour la construction d’une école en Suède. Elle emploie 35 salariés lettons, qu’elle paie à un salaire inférieur à celui prévu par la convention collective suédoise de la construction. Les syndicats suédois engagent une action collective. Ils sont assignés en justice.
La Cour juge que les articles 49 du traité des Communautés européennes et 3 de la directive du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services interdisent aux syndicats de contraindre, par une action collective, un prestataire de services établi dans un autre Etat membre à appliquer la convention collective suédoise.
La liberté de prestation de services prime la protection des salariés
Dans l’arrêt Rüffert, une entreprise allemande, adjudicataire d’un contrat public, sous-traite des services à une entreprise établie en Pologne. Celle-ci paie ses salariés à un niveau inférieur à celui prévu dans la convention collective visée dans le contrat signé entre le Land de Basse-Saxe et l’entreprise adjudicataire.
La Cour de justice considère que la convention collective n’était pas de portée générale dans le secteur et qu’il n’y avait pas de loi allemande imposant un salaire minimum. Par conséquent, l’entreprise polonaise n’était pas tenue de rémunérer ses salariés au niveau prévu par le contrat public.
L’arrêt Luxembourg contre Commission vise l’application par le Luxembourg de certaines règles en cas de détachement de travailleurs étrangers sur son territoire : la société étrangère devait respecter l’ordre public local. A la demande de la Commission européenne, la Cour n’a pas reconnu au Luxembourg le droit de définir des dispositions s’appliquant aux prestataires de services nationaux et étrangers sur un pied d’égalité, dans le but de contrer la concurrence déloyale sur les salaires et les conditions de travail des travailleurs par des prestataires de services transfrontaliers.
Sur d’autres bases juridiques, (Centros, 1999 ; Überseering, 2002 ; Inspire Art, 2003) la Cour de justice interdit aux Etats de prendre en compte le « siège effectif » des sociétés, pour leur appliquer le droit du pays où elles sont domiciliées plutôt que celui du pays où elles sont constituées.
Enfin, en 2007, la Cour a décidé que la loi Volkswagen, qui protégeait le constructeur automobile contre les acquisitions hostiles, n’était pas conforme au droit communautaire car elle constituait une restriction aux mouvements de capitaux.
Un dynamisme interprétatif au service du marché.
Il convient de rappeler brièvement que, dans les décisions Viking et Laval, la Cour de l’Union européenne a inversé jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour de Strasbourg vérifie si les restrictions du droit de grève sont justifiées. En revanche, la Cour de Luxembourg apprécie si les restrictions au principe de libre établissement sont fondées.
Ces décisions neutralisent aussi la Charte des droits fondamentaux. En particulier, son article 52 impose de respecter le « contenu essentiel » des droits sociaux et ne permet de les restreindre qu’en respectant un principe de proportionnalité. Aujourd’hui, il est clair que la Charte ne peut servir de point d’appui pour la protection des droits sociaux.
Enfin, ces décisions ignorent les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) : notamment de la Convention n°87, qui garantit le libre exercice du droit syndical, et de la Convention n°94, qui prévoit l’insertion dans les contrats publics d’une clause stipulant le respect des conditions de salaire et de travail établies par la convention collective locale. Il est vrai que, stricto sensu, l’Union européenne n’est pas partie aux conventions de l’OIT.
Dans ses conclusions sous l’arrêt Viking, l’avocat général Poiares Maduro résume, dans une phrase, l’esprit du droit européen : si le droit à la liberté d’établissement génère globalement des bénéfices, il emporte aussi, souvent, des conséquences douloureuses, en particulier pour les salariés des sociétés qui ont décidé de déménager. La réalisation du progrès économique par le commerce intracommunautaire implique fatalement le risque pour les travailleurs de toute la Communauté d’avoir à subir des changements de leurs conditions de travail ou même à souffrir de la perte de leur emploi.
Les textes communautaires sont souvent difficiles à lire et à comprendre. Les arrêts ont ceci d’intéressant qu’ils permettent de comprendre très vite le sens de ce droit.
Une nouvelle hiérarchie des valeurs.
La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 proclame la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine ; elle prévoit aussi le droit « à un salaire égal pour un travail égal » (art. 23-2).
Mais la Cour de l’Union précise que l’exercice des droits fondamentaux en cause, à savoir respectivement les libertés d’expression et de réunion ainsi que le respect de la dignité humaine, n’échappe pas au champ d’application des dispositions du traité ; elle considère que cet exercice doit être concilié avec les exigences relatives aux droits protégés par ledit traité et conforme au principe de proportionnalité[1]. Littéralement, c’est placer les intérêts économiques sur un même plan que le principe de dignité humaine.
Ainsi, une nouvelle hiérarchie de valeurs et de principes se met en place, au sommet de laquelle se trouve la liberté d’établissement et de prestation de services. Pour certains[2], l’Europe serait en train de réaliser le projet constitutionnel d’un des pères du libéralisme contemporain, Friedrich Hayek, qui a développé le projet de « démocratie limitée » pour prévenir la domination sans cesse élargie de la politique sur l’économique, qui conduirait à la ruine de « l’ordre spontané du marché ».
Un modèle chinois s’appliquerait ainsi. Il emprunterait au marché la compétition de tous contre tous, le libre échange et la maximisation des profits. Mais il s’inspirerait du communisme pour l’instrumentalisation du droit, l’obsession de la quantification et la déconnexion du sort des dirigeants et des dirigés. Pour cela, un darwinisme normatif se met en place, qui impose aux Etats de mettre en concurrence leurs droits sociaux.
Le néo-libéralisme total
Pour préserver la dimension sociale de l’Europe, l’idée d’une négociation collective transnationale avait été avancée. La Commission avait placé le sujet sur l’Agenda social 2005-2010 et un groupe de travail avait rendu son rapport en 2006. Mais le livre vert de la Commission « Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIème siècle », ne fait référence qu’aux relations individuelles du travail et à la "flexisécurité".
Une autre proposition a été avancée par la Confédération des syndicats européens. Elle a rédigé un « protocole de progrès social », que l’Union européenne est invitée à adopter, et qui prévoirait notamment que rien dans les Traités, et en particulier aucune libertés économiques ou règle de concurrence, ne peut avoir la priorité sur les droits sociaux fondamentaux et le progrès social. Mais, alors que le Traité de Lisbonne, qui ne comprend pas de telles dispositions, vient juste d’entrer en vigueur, le sujet n’est pas vraiment à l’ordre du jour.
Enfin, le 22 octobre 2008, le Parlement européen a pris une résolution, aux termes de laquelle, en particulier, il doit être absolument clair que la directive sur le détachement et les autres directives n’empêchent pas les États membres et les partenaires sociaux d’exiger des conditions plus favorables, visant à garantir l’égalité de traitement des travailleurs, et qu’il existe des garanties quant à la possibilité d’appliquer la législation communautaire sur la base de tous les modèles de marché du travail existants. Mais, pour faire simple, le Parlement européen ne peut légiférer qu’avec la Commission.
La commissaire Kroes a peut-être manqué une occasion de se taire. Mais son immixtion dans la politique sociale résiduelle et largement incantatoire du gouvernement français est bien emblématique de l’arrogance que peuvent aujourd’hui se permettre les intégristes néo-libéraux de l’Union européenne.
Toutefois, cette commissaire est encore modérée au regard de la Banque mondiale. Ainsi, le fameux rapport rapport Doing business qu’elle édite, comprend, dans sa version 2009, un chapitre « Embauche des travailleurs ». On y trouve notamment un encadré (page 21 dans la version française) sous le titre : "Qui facilite le plus l’embauche des travailleurs ?" Il recense les bons élèves, c’est-à-dire les pays où le coût du licenciement est le moins important. Par ordre de classement : Danemark, Nouvelle-Zélande, Etats-Unis, Porto-Rico, Afghanistan, Irak, Iles Marshall...[3]
L’intégrisme néo-libéral ne recule devant rien.
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