Une leçon stratégique oubliée, la Ligne Maginot !
"Vous devez apprendre des fautes des autres. Vous ne vivrez jamais assez longtemps pour les faire toutes vous-mêmes !" (Sam Levenson, humoriste américain)
Nos aïeux se sont parfois trompés lourdement. Et sans analyse conséquente, nous sommes condamnés à reproduire leurs fautes !
La défaite française en 1939 est la conséquence de la confusion entre
- un objectif politique non négociable, viscéral et éminemment respectable, le maintien de la Paix, et
- une stratégie particulière, la ligne Maginot, considérée à tort comme étant la seule possible
Aujourd'hui, nous connaissons la suite !
Distinguer objectif et stratégie
Mon grand-père français a fait Verdun durant la première guerre mondiale et y a été gravement blessé ; la famille de ma mère a vécu, dans sa cave, un bombardement en 1943 avec une bombe tombée directement sur la maison familiale ; mon père luxembourgeois a été enrôlé de force par les Allemands durant la deuxième guerre mondiale.
Depuis ma petite enfance, tout, absolument tout a été fait pour m'inculquer ce que mon grand-père appellait "l'horreur de la guerre". Pour avoir vécu cette ambiance, je vis intuitivement cet objectif politique.
Mais si nous voulons absolument atteindre un objectif, sommes-nous pour cela mieux préparé pour l'atteindre ?
Intuitivement, nous savons que non !
Et peut-être plus que d'autres, j'ai personnellement vécu les limites psychologiques que crééent un engagement viscéral ! D'où cet article avec la citation de Sam Levenson !
Les dirigeants de l'époque
Rien n'incite à penser que les dirigeants de l'époque étaient incapables.
André Maginot, docteur en droit, décoré pour son courage durant la première guerre mondiale était un des ministres de la guerre en charge du projet. C'était un homme cultivé et un guerrier courageux.
Sous-secrétaire d'Etat à la Guerre en 1914, il s'engage volontairement au front à l'âge de 37 ans pour mener une guerre d'embuscade. Dans ses carnets de patrouille, André "Maginot ne craint pas de se dépeindre en train de tuer (p. 114, 115, 152, 160) ; mieux, il s’en glorifie. Chez Maginot, on ne trouve pas de trace d’autocensure suscitée par un sentiment de culpabilité rétrospectif." André Maginot savait faire la guerre sans état d'âme.
Son prédécesseur et successeur en tant que ministre de la guerre était Paul Painlevé. Paul Painlevé et André Maginot s'estimaient mutuellement et étaient objectivement alliés dans le cadre de ce projet, même s'ils appartenaient à des partis politiques différents.
Et le Professeur et Académicien Paul Painlevé avait établi les équations mathématiques qui décrivent la mécanique des fluides du vol d'un avion. Paul Painlevé a d'ailleurs été le premier passager à voler avec les frères Wilbur et Orville Wright, pionniers de l'aviation.
Manifestement, Paul Painlevé savait ce qu'était un avion. Pourtant, il a été, avec le vaillant André Maginot, l'un des architectes éminemment compétents et respectables d'un échec qui ne prenait pas en compte le risque aviation.
Rappelons que le général Charles de Gaulle a été le seul à avoir réclamé avant la deuxième guerre mondiale que la France se dote de chars blindés pour pouvoir contrer les forces allemandes. Il semblerait qu'il n'avait pas non plus entrevu l'impact de l'aviation sur l'art de la guerre. Ce ne serait que la version post-deuxième guerre mondiale du livre “Vers l'armée de métier“ du Général de Gaulle qui mentionnait aussi l'aviation. Je mentionne ceci nullement pour dénigrer le général de Gaulle, mais pour montrer à quel point même de très grands hommes ont des difficultés pour entrevoir l'avenir
La ligne Maginot faisait l'unanimité
La sagesse populaire s'accorde aujourd'hui à dire que la ligne Maginot était une erreur, que l'on aurait pu se rendre compte que les Allemands pouvaient contourner ces fortifications avec leurs blindés et leurs avions. Sans l'expliciter ouvertement, il est impliqué que les décideurs français étaient des incapables.
Après quelques balbutiements au début des années 1920, ce projet pharaonique a fait l'unanimité populaire et l'unanimité de la classe politique. Ce n'est pas le résultat d'une lubis de quelques illuminés. Alors qu'il est rétrospectivement “évident” que les Allemands pouvaient en 1939 passer à côté, notamment au Luxembourg et en Belgique, et au dessus par l'aviation.
Le projet “Ligne Maginot” a été adopté en 1929 à main levée par l'Assemblée Nationale et à 270 contre 20 voix par le Sénat Français. Ce projet faisait la quasi‑unanimité.
Il y avait dans la création de la ligne Maginot l'hypothèse implicite que l'Allemagne ne pouvait rien faire d'autre que de répondre à la ligne Maginot par une autre ligne, allemande celle-là. Selon l'idée française, l'Allemagne devait renforcer sa ligne Siegfried.
Mais Hitler n'était pas Daladier. Et l'objectif d'Hitler était l'attaque, non la défense ! L'Allemagne hitlérienne a construit des chars et des avions et a développé une stratégie qui rendait vains, qui réduisait à zéro les lourds investissements consentis par l'Etat Français.
Aussi nobles qu'aient été ses objectifs, la Ligne Maginot a été un échec stratégique retentissant pour la France.
De meilleures décisions maintenant ?
Plutôt que de dévaloriser nos aieux, nous devrions nous interroger sur la qualité de nos décisions actuelles. Avons-nous une raison pour estimer que nous prenons de meilleures décisions que nos aieux ?
Il est permis d'en douter, car nous continuons de nous tromper dans des décisions importantes
-
L'énergie nucléaire a toujours été présentée comme un risque contrôlable.
Pour mettre les choses en perspective, un livre scientifique sérieux de mon enfance, imprimé durant les années soixante, expliquait qu'aux alentours des années 2000, les voitures disposeraient d'une petite centrale nucléaire. Cela permettrait à ces voitures de voyager environ 20.000 km sans faire le plein ;)))
Les plus âgés se souviendront que dans les années 1960, la probabilité de fusion d'un noyeau de réacteur nucléaire avec échappement massif de radiation était estimée être d'un accident nucléaire catastrophique par million d'années d'opération.
Quelques précisions
En soixante et un ans, nous avons survécu à 4 fusions de réacteurs nucléaires avec échappement massif de radiation. D'après euronuclear.org, (chiffres du 2 juillet 2012), 435 reacteurs étaient en exploitation à ce moment. En admettant que ces 435 réacteurs auraient tous été en exploitation depuis 1951, nous aurions eu 4 meltdows pour 435 réacteurs * 61 années d'opérations = 1 meltdown par réacteur tous les 6634 années. Par rapport aux estimations d'un accident par million d'années, les estimations initiales auraient été 150 fois trop optimiste.
Si en plus nous prenons en compte la mise en service progressive de ces réacteurs, nous devons multiplier ce facteur d'erreur par au moins 3 ; L'expérience empirique montre que cette estimation de vie ou de mort a donc été de l'ordre de 450 fois, 500 fois trop optimiste...
-
La construction européenne a été au départ une stratégie pour éviter que l'Europe ne replonge dans la guerre. La monnaie unique, l'Euro est une stratégie pour solidifier la stratégie d'intégration européenne. Et l'Euro est, pour le moment au moins, en contradiction avec les objectifs premiers des pères fondateurs de l'Europe, à savoir le maintien de la Paix.
Comme pour la Ligne Maginot, il y a perte de vue de l'objectif. Dans les deux cas, il s'agit d'ailleurs du maintien de la paix.
Ce phénomène est malheureusement normal ; les recherches scientifiques montrent que l'homme, y compris politique, est largement irrationnel dans des décisions de vie ou de mort. (cf les explications ci-après au sujet de la théorie des perspectives, des cygnes noirs et du group-think)
La stratégie d'intégration européenne de plus en plus poussée est devenue une fin en soi
Redécouvrir la prudence
A moins d'être naif, nous savons que pour une bonne entente, il faut être proche, mais non très proche
Une intégration très rapide
Les premiers européens ont fait un choix stratégique intelligent et courageux en initiant dés la fin de la guerre une politique de commerce et de bon voisinage.
Nous avons vécu en Europe plus de soixante ans en paix grâce à ce choix de l'immédiate après-guerre.
Et que les successeurs ont, fort heureusement, confirmé, malheureusement cependant avec de plus en plus d'excés de zèle
Excés de zèle qui devient une source de tension
La recherche de l'équilibre voudrait que le mouvement d'intégration européenne n'aille pas jusqu'au bout. Une bonne entente, des échanges culturels, des traités, du commerce, des échanges, mais pas la fusion. Un vrai respect du principe de subsidiarité et des différents systèmes légaux des états-membres.
Plus ces tendances d'intégration sont fortes, plus la réaction suivante, qui ira dans la direction inverse, le sera aussi. Peu importe que la réaction inverse aie une tendance plus nationaliste ou plus régionaliste. Poussé à l'extrême, l'intégration européenne détruit son propre idéal de paix.
Et contrairement aux idées reçues, une union politique n'exclut nullement la guerre, civile cette fois. La guerre de sécession aux Etats-Unis a fait déjà au dix-neuvième siècle de l'ordre de 700.000 morts
Les aspects financiers
Les intérêts économiques ont joué un rôle prédominant lors de la genèse de la guerre de sécession. Le Sud favorisait le maintien de l'esclavage pour des raisons ouvertement économiques. Il semblerait que le Nord avait, outre des considérations humanitaires, aussi une vue économique de la problématique. Et que la "retraite" des esclaves générait des coûts autrement plus importants dans le Nord urbain dans lequel la nature est moins généreuse. Les conditions économiques varient suivant le climat et influencent les choix politiques. La situation aux Etats-Unis lors de la Guerre de Sécession rappelle sous cet aspect la situation actuelle de l'UE.
La question des réparations de guerre a joué un rôle prépondérant dans les conflits entre la France et l'Allemagne. L'Allemagne s'est fait indemniser par la France en 1870 et la France par l'Allemagne en 1918. Et l'Euro est vu en Allemagne, au moins par une minorité, comme la condition fixée par François Mitterand pour la réunification de l'Allemagne. La question de savoir si la solidarité européenne n'est pas une nouvelle forme de réparation de guerre est discutée en Allemagne, notamment par Thilo Sarazin, même si les partis officiels s'en défendent.
Faut-il vraiment chercher une intégration financière avec de tels antécédents ?
Pas de contrôles démocratiques
Les difficultés actuelles de la zone euro proviennent aussi de l'intégration plus grande des Banques Centrales Européennes que celles des Federal Reserve Banks américaines. Le manque de contrôles et de garanties a permis aux déséquilibres commerciaux d'aller bien trop loin sans être au moins officiellement reconnus.
Au lieu de considérer, à l'instar de la Ligne Maginot, l'intégration européenne poussée comme la seule solution, nous devrions chercher des solutions nouvelles en restant, malgré toutes les difficultés, optimiste
Annexe : L'apport de la science
La recherche économique récente intègre l'irrationalité du comportement humain. Elle confirme nos difficultés psychologiques pour évaluer nos chances de succès et atteindre nos objectifs
La Théorie des Perspectives et son contexte

Daniel Kahneman, prix Nobel en économie 2002, a consacré sa vie à cataloguer le mode de fonctionnement de l'être économique. Il n'a pas développé une grande théorie qu'il aurait essayé de prouver par après. Il a cherché et trouvé ce qui est !
Son livre "Thinking, fast and slow" résume de manière accessible ses recherches. Il documente les deux modes de penser de l'homme :
-
Il y a d'une part un mode de pensée immédiat dans lequel nous décidons sur base d'idées préétablis. Nous passons la majeure partie de notre vie consciente dans ce mode. C'est selon Daniel Kahneman la grande force de l'homme d'avoir intégré une série de préjugés intelligents qui lui permettent de réagir instantanément face au danger.
Imaginons qu'un être humain doive réfléchir pendant cinq minutes avant de prendre la fuite devant un loup...
Ce qui a amené Daniel Kahneman à trouver la Théorie des Perspectives. Qui peut se résumer très brièvement ainsi :
-
Face à un risque de perte peu probable mais important, l'homo oeconomicus est prêt à payer fortement pour s'en débarasser. Ainsi, l'homme s'assure pour éliminer le risque d'incendie. Ceci est un comportement rationnel
-
Par contre, face à un grand dommage quasi-certain, l'homo oeconomicus refuse de limiter ses pertes. C'est l'attitude du créancier qui finance à nouveau son débiteur dans l'espoir de recouvrir une créance irrécouvrable. Face à cette perte inacceptable, l'homo oeconomicus veut et réussit à croire que l'état normal, ce qui selon lui se passera, est l'état très improbable où sa perte ne se réalise pas. Et pour préserver cette croyance, il prend des risques supplémentaires insensés.
Cette programmation automatique de l'être humain explique aussi beaucoup d'actes d'héroismes.
Voilà pourquoi nous courrons souvent, sans raison objectivement valable, les yeux grand ouverts, à notre perte.
-
-
Il y a par ailleurs un mode de pensée lent dans lequel nous sommes plus critiques, en doute et dans lequel nous sommes capables de remettre en cause notre mode de pensée rapide. C'est ce mode de pensée lent, hésitant qui nous permet d'évoluer.
Les Cygnes Noirs

La France croyait avant l'offensive allemande que la Ligne Maginot allait tenir au moins plusieurs mois. Et aujourd'hui, nous disons qu'elle ne pouvait de toute évidence pas remplir sa fonction.
De même, tous les Cygnes sont blancs et l'idée qu'un Cygne Noir existe est inconcevable. Jusqu'au jour où un explorateur documente cette découverte.
Alors, l'idée de Cygnes Noirs se mute d'une hérésie à une banalité à tel point que nous ne sommes plus capables d'imaginer que nous doutions de l'existence de ces animaux.
La Ligne Maginot est aussi un exemple de ce saut psychologique que nous désignons par Cygne Noir.
Le GroupThink
Le terme GroupThink perce la première fois pour expliquer le désastre de la tentative d'invasion de Cuba sous la Présidence Kennedy (débarquement de la baie du cochon). Aucun des brillants conseillers du Président Kennedy n'avait osé le contredire.
Le psychologue Irving Janis a été le premier à cherche intégrer l'irrationalité de nos comportements en économie. Il popularisa le concept de Groupthink. Le Groupthink désigne la recherche d'une unamité à tout prix.
Avec souvent de surcroît surenchère. Par surenchère, il faut entendre une tendance pour pousser à l'extrême un argument conforme aix idées du groupe. Alors que d'autres arguments, à priori tout aussi valables, mais non conformes, devraient aussi être pris en compte.
La définition initiale, officielle, du GroupThink par Irving Janis est « Un mode de pensée dont les gens usent lorsqu'ils sont profondément impliqués dans un groupe uni, quand le désir d'unanimité des membres outrepasse leur motivation à juger réalistement des solutions alternatives. » Extrait de Wikipedia en français et, plus étoffé, en anglais
43 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON