Irak : la stratégie du « lead from behind », une opportunité pour la paix ?
Dans cet article de fond, je reviens sur le contexte de la percée de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), sur des propos bellicistes (mais pas que) habituels relevés en Occident, sur le degré d’implication des Etats-Unis dans cette nouvelle crise et surtout, sur les intérêts probables en arrière-plan.
© U.S. Navy – Porte-avion Harry S. Truman en 2005 dans le golfe Persique
La conquête et la résistance surprises
L’annonce de la prise de Mossoul la semaine dernière m’a grandement surpris. Et je ne pense pas avoir été le seul. Bien que la menace potentielle de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) ait été relayée par les médias, elle ne paraissait pas imminente, encore moins être un danger pour l’Etat irakien. Or, en l’espace de trois jours, les terroristes ont pris Mossoul et progressé suffisamment vite pour faire craindre la chute de Bagdad, cela alors que l’EIIL compterait 5 000 à 10 000 combattants en Irak, soit cent fois moins que l’armée irakienne !
Une telle déroute ne peut se comprendre qu’à la lumière du soutien de la population sunnite envers les djihadistes qui ont été accueillis en véritables libérateurs. Le gouvernement irakien chiite de Nouri al-Maliki a phagocyté le pouvoir au détriment des sunnites. « L’armée irakienne opprimait les gens, elle leur volait leur argent » a même déclaré un chauffeur fuyant Mossoul.
Un autre élément, tout aussi surprenant à première vue, fut celui de la résistance kurde à l’EIIL tandis que l’armée régulière irakienne fuyait les combats. Cela illustre deux choses : une avancée supplémentaire du Kurdistan vers son indépendance, le fait que face à une population unie et une armée entraînée, l’EIIL n’a pas pu franchir les barrages.
L’EIIL a bénéficié des tensions internes entre chiites et sunnites, une opposition déjà en grande partie responsable de la longueur du conflit en Syrie et qui a été attisée en Irak par le gouvernement. C’est ce qu’a affirmé Barack Obama dans une tentative pour se dédouaner alors que nombre de républicains et d’européens ont souligné la responsabilité des Etats-Unis dans la situation, non pour être intervenus en Irak, mais n’y être pas restés.
Vaincre le mal par le mal, comme d’habitude
Ainsi, Dominique Moïsi prône une « Sainte-Alliance » dans le quotidien les Echos. M. Moïsi refait la guerre en Irak en pointant les errements des étasuniens, leur ambition démesurée suivie d’un retrait précipité. La conclusion d’une telle analyse est que « le déchaînement des idéologies d’inspirations religieuses ou nationales et le retour des politiques de puissance » doivent être combattues par de nouvelles frappes américaines.
Autre journal, constat différent, conclusion similaire : l’universitaire Jean-Pierre Filiu s’exprime dans rue89 pour souligner que c’est l’absence d’intervention en Syrie la grande responsable de la percée de l’EIIL. Parce qu’il avait prévu la montée en puissance du groupe terroriste, il estime que la solution qu’il préconise depuis de longs mois, intervenir en Syrie, demeure une nécessité.
Traversons la manche pour examiner rapidement l’argumentaire de Tony Blair. Ce dernier défend bien évidemment la guerre de 2003 puisqu’il en va de son héritage politique. Il estime que l’intervention américaine n’est pas responsable des troubles actuels en Irak et qu’il faut à nouveau s’immiscer dans les combats pour rétablir l’ordre. Mais Tony Blair a été fortement critiqué en Grande-Bretagne, en particulier par Nigel Farage, le leader de l’UKIP : « la leçon n’est pas, comme M. Blair l’entend, que l’Ouest devrait intervenir en Syrie, encore moins en Irak une fois de plus. La leçon est que l’Ouest devrait déclarer la fin de l’ère des interventions militaires à l’étranger ».
N’est-il pas navrant de devoir aller chercher des paroles teintées de bon sens dans la bouche d’un homme politique nationaliste ? Heureusement, il existe en France des intellectuels plus neutres et fournissant des analyses très éclairantes (cf. émission « l’invité des matins » en fin d’article). Malgré les encouragements de certains penseurs à aller mener une guerre qui n’est pas la nôtre, en-dehors éventuellement des intérêts pétroliers, il se pourrait bien qu’un tournant soit en train de se profiler.
Les Etats-Unis ont-ils intérêt à intervenir ?
Barack Obama a envoyé le porte-avion George H.W. Bush (un nom tout désigné) dans le golfe Persique. Mais il a aussi et surtout ouvert la porte à une coopération avec l’Iran pour le règlement de cette extension du conflit syrien. C’est une information importante, elle va bien au-delà des incitations médiatiques à l’intervention militaire directe. Elle révèle la volonté de l’administration américaine d’employer une stratégie de type « lead from behind » au Moyen Orient en s’appuyant sur un allié pour le moins surprenant. Faut-il rappeler que les négociations sur le nucléaire iranien sont toujours en cours ?
En fait, les Etats-Unis ont-ils intérêt à intervenir ? La réponse paraît évidemment oui si l’on estime qu’il est nécessaire de défendre l’accès aux ressources pétrolières afin de ne pas enflammer le prix du baril. Cependant, et de même que pour la crise en Ukraine, il n’est pas du tout évident que les Etats-Unis soient motivés par un prix du pétrole abordable, ceci dans une perspective long-terme.
Une augmentation du prix du pétrole impacte le monde entier. Or, dans une économie globalisée, celui qui tirerait le mieux son épingle du jeu en cas de pétrole cher serait le pays fournissant le plus de services et le plus de biens à forte valeur ajoutée, c’est-à-dire dont le prix dépend le moins du pétrole. J’ai expliqué ceci de manière plus détaillée dans un article où j’argumentais en première partie sur une autre particularité de l’évolution des relations internationales : la translation progressive des conflits sur le terrain législatif.
Puissants ou impuissants ? Là est la question
La percée de l’EIIL peut sembler signifier comme l’écrit Dominique Moïsi « le retour des politiques de puissance ». Elle pourrait au contraire illustrer la décadence d’une politique de puissance s’exprimant par les armes. Ce terrorisme a pu monter en puissance grâce à la fourniture massive d’armes aux rebelles syriens par l’Arabie Saoudite, le Qatar et même par les Etats-Unis, ces derniers l’ayant admis récemment. Si les armes n’ont pas été fournies directement, elles ont contribué à l’affaiblissement de l’Etat syrien, et donc au développement de l’EIIL.
J’ai entendu à de multiples reprises dans les médias mainstream que Bachar Al-Assad favorisait l’EIIL. Quel en serait son intérêt ? Celui de voir tomber le gouvernement irakien chiite ? Cela me semble incohérent, car les alaouites syriens sont affiliés au chiisme et non au sunnisme. De plus, l’Iran est prêt à défendre l’Irak. En fait, il se pourrait bien que les Etats-Unis aient modifié leur stratégie en cours de route. Ils ont d’abord soutenu vivement les rebelles syriens par solidarité avec l’Arabie Saoudite, puis la situation a évolué très rapidement.
Sur le plan économique, la dette étasunienne continuant son inexorable ascension et la reprise économique faiblarde se situant loin des espérances n’arrangent pas les éventuelles velléités guerrières. Globalement, les Etats-Unis n’ont plus les moyens d’être le gendarme du monde et ils l’ont affirmé à de multiples reprises en implorant leurs partenaires de l’OTAN de respecter un budget de la Défense supérieur ou égal à 2% du PIB.
Ajoutons à cela le changement d’attitude de l’Iran sur le plan politique ainsi que le pivot vers l’Asie. Ce dernier complète une stratégie de repli sur le territoire étasunien et de sauvetage de l’économie nationale en cohérence avec les tensions en Ukraine. Dans cette optique, la prise de distance avec l’Arabie Saoudite et le rapprochement avec l’Iran, virement de bord à 180°, permet de se désengager du Moyen-Orient tout en maintenant une situation suffisamment conflictuelle afin de faire grimper les prix du pétrole.
Le lead from behind : faire du neuf avec du vieux
La percée de l’EIIL, encore relative, révèle une baisse de puissance des Etats-Unis qui poursuivent leur stratégie de lead from behind. Cette dernière ne date pas d’hier, elle a été employée en priorité par les américains depuis 1914. Grâce à elle, ils ont accumulé leurs réserves d’or jusqu’en 1945. Dans un monde dominé par l’économie, afin d’accéder au pouvoir, mieux vaut pourvoir à la guerre que la mener.
Le déclin étasunien fait peur à certains analystes géopolitiques occidentaux croyant que le monde n’est sûr que grâce aux flingues de l’Oncle Sam. Je pense plutôt qu’il est l’occasion pour les peuples dominés de gagner en autonomie comme peuvent le faire les kurdes (majoritairement sunnites il faut le rappeler), et plus généralement les populations du Moyen-Orient. Le sursaut chiite en Irak, voyant le ralliement de nombreux jeunes à l’armée, manifeste une volonté d’indépendance.
C’est parce que les peuples gagneraient en autonomie, parce qu’ils se développeraient suivant leur propre modèle et non suivant une démocratie imposée, que les armes pourraient éventuellement se taire, du moins baisser d’un ton, de même que les extrémismes. Encore faut-il pour cela que des personnes malintentionnées ne jettent pas d’huile sur le feu…
Joaquim Defghi
Blog : actudupouvoir.fr
Twitter : @JDefghi
En complément, l’interview très instructive – en deux parties – de Myriam Benraad et Bertand Badie :
A lire aussi dans Courrier international, la très bonne synthèse issue du Washington Post sur le Kurdistan.
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