Tectoniques impériales, vestiges impériaux, vertiges impérialistes
Récemment, deux articles parus dans Le Figaro ont fait allusion à la question de l’Empire. Umberto Eco nous interpelle sur l’effondrement de l’Union soviétique en évoquant ses effets sur les dérives nationalistes et populistes dans les nations d’Europe centrale et orientale. Si l’on observe en effet la situation de ces pays, on doit reconnaître ce fait, mais le relativiser car l’idéologie soviétiste ne valait guère mieux. Eco avait demandé à Jacques le Goff de diriger un ouvrage d’historiens consacré au coût de la fin des Empires, en soulignant que les Balkans ont payé un lourd tribut après la chute de Rome, et pareillement pour le Moyen-Orient à la suite de l’effondrement de l’Empire ottoman. Et donc, suivant cette thèse, Eco laisse entendre que nous n’en avons pas terminé avec la fin de l’Empire soviétique, dont les conséquences ne seront évaluées que d’ici deux ou trois décennies. Pour l’instant, il faut se méfier des populismes montants, affirme-t-il.
Suivant une toute autre idée, Alexandre Adler scrute les tractations entre la France, l’Allemagne et la Russie, ce qui le conduit à rappeler d’autres faits, en d’autres temps et d’autres lieux. Plus précisément, après la Guerre de 1870, lorsque Bismarck menait des tractations avec l’Empire austro-hongrois et la Russie afin de s’assurer une stabilité, cherchant des alliances ou, à défaut, une bienveillante neutralité en cas de conflit. Adler reprend ainsi la doctrine de Bismarck sur l’alliance des Trois Empereurs pour signaler les triangulations entre Chirac, Merkel et Poutine qui, en fin de compte, ne sont pas des empereurs mais les chefs d’Etat de ce qu’il faut convenir d’appeler encore des grandes puissances, en réservant le terme d’hyper-puissance aux Etats-Unis ainsi qu’à la Chine dans dix ans. Mais je crains que la comparaison ne desserve l’interprétation des événements géopolitiques actuels. Adler se livre à un exercice périlleux dont l’intérêt est évident, sous réserve qu’on puisse tracer des différences permettant de bien saisir la spécificité de notre monde contemporain en tant que différencié d’un contexte où ni les techniques, ni les médias n’avaient atteint un tel développement. Rien ne dit que les ressorts et les fins déterminant la politique actuelle soient comparables à la situation de 1880, excepté le pouvoir en général. Car ces jeux stratégiques engagent des dispositifs dotés d’arguments autoritaires, persuasifs et puissants dans les domaines militaires et économiques.
Empire, le mot n’est pas à prendre à la légère. Des hommes d’Etat, d’histoire, se sont considérés comme empereurs, des historiens ont retrouvé les indices attestant l’existence passée d’ensembles humains répandus sur une grande surface et méritant d’être désignés comme empires. La philosophie politique a comme objet l’Etat. L’empire est soit une entité différente par essence de l’Etat, soit un super-Etat. Un conglomérat d’Etats ne constitue par pour autant un empire. Un empire ne considère pas pour autant ses zones d’influence et de pouvoir comme des Etats. Une chose est sûre, la question de l’impérialisme est cruciale pour qui veut comprendre le monde actuel. Et le livre Empire de Négri et Hardt n’a pas épuisé le sujet. Ce croisement de deux propos d’intellectuels semble représenter un indice des tendances géopolitiques actuelles. Témoignage d’une tendance, ou lubie de penseurs ?
Il semblerait que les « manœuvres impériales » se soient transformées en devenant un peu plus « visibles » ces temps-ci. Ce billet d’actualité n’est qu’un feu follet mettant en lumière, à travers quelques propos et événements, une évolution géopolitique que tout le monde connaît sans en comprendre les tenants ni les aboutissants. Des rapports de pouvoirs que l’on devine motivés par des enjeux non plus culturels, religieux, souverainistes, mais économiques. Les manœuvres impériales se situent dans le prolongement des tectoniques internationales ayant composé et recomposé les équilibres géostratégiques depuis l’avènement des grands groupes industriels. En fait, le processus a été enclenché bien avant, avec des conquêtes territoriales et les colonisations. Grâce à la technique. Mais on saura distinguer les intentions et motifs. La colonisation met en avant une mission de diffusions morales, politiques, culturelles, voire cultuelles. Et c’est ce motiva l’entreprise de Napoléon Bonaparte, puis des gouvernants français, britanniques, pendant le XIXe siècle. En revanche, les manœuvres impériales après la Grande Guerre ont souvent eu des motifs d’ordre matériel et économique. Rappelons que l’objectif militaire d’Hitler était d’assurer un espace vital, ressources matérielles incluses, à l’Allemagne ; avec en plus l’orgueil national, d’où cette guerre-éclair lancée dans toutes les directions. En 1926, le district de Mossoul fut rattaché à Bagdad par les Anglais exerçant un mandat depuis 1920. Leur tâche fut d’établir des frontières précises afin de garantir des accords pétroliers stables dans cette région aux réserves aussi importantes que convoitées.
Les tectoniques impériales ne sont pas près de se s’éteindre, et sans doute déterminent-elle les contours de l’histoire qui se joue actuellement, et contrairement à ce que laissent entendre les anti-libéraux, le marché n’est pas seul en cause. Les Etats jouent. Les confusions sont entretenues, volontairement ou non, par paresse médiatique souvent, mais aussi sous l’égide de travaux universitaire critiquables. Dans Le choc des civilisations, Samuel Huntington avait prédit une recomposition de la politique globale selon des axes culturels et non plus idéologiques, comme au moment de l’affrontement entre blocs soviétique et atlantiste. Les peuples ayant des cultures semblables se rapprochent, alors que ceux dont les cultures sont dissemblables s’éloignent, affirme-t-il dans le sixième chapitre de son livre. Huntington pense alors à des tensions, conflits et compétitions menées par les grands ensembles civilisationnels unis par leur culture. Or, la nouvelle donne qui se présente montre que des manœuvres d’ordre politique, avec des visées économiques, jouent également sur la scène internationale.
Dans l’actualité toute récente, on voit se dessiner des tensions et des tractations portant sur la question de l’énergie. L’intervention en Irak a jeté les soupçons sur les compagnies pétrolières américaines. Il y a quelques mois, L’Ukraine et la Russie se sont accrochées sur une question de gaz. Les différends de ces derniers jours entre Géorgie et Russie orientent les regards vers le pétrole azéri. Mais Poutine montre les signes d’un retour à la Russie impériale et influente. Les Iraniens ont proposé une collaboration avec la France, forte de son expérience, dans le domaine du nucléaire civil, ce qui ne plaît guère aux Américains. Pendant ce temps, Chine et Russie se jaugent sur le plan économique, entre séduction et crainte, notamment celle du pouvoir d’achat de l’Etat chinois, avec son trésor de guerre économique lui permettant d’acheter des groupes multinationaux. Le cas Mittal ne sera plus qu’un épisode lointain de la nouvelle donne. Quant à la fusion EDF-Suez tant controversée, elle s’inscrit également dans cette géopolitique de l’énergie.
L’historien Eric Hobsbawn a publié un livre retentissant évoquant la spécificité d’un court XXe siècle, commençant en 1914 avec la Grande Guerre puis s’achevant en 1991 avec l’effondrement de l’Union soviétique. Cette période fait suite à celle qu’il désigne comme l’ère des empires, de 1875 à 1914. En fait, ce court XXe siècle a été marqué par la fin des empires modernes, Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire ottoman, alors qu’un événement majeur intervient dans l’histoire des Etats-Unis. En avril 1917, le président Wilson se décide à participer au conflit européen, initiant un effort de guerre conséquent, puis intervenant pour préparer l’armistice du 11 novembre. C’est donc en 1917 que commence une nouvelle ère, avec la naissance concomitante de la future Union soviétique, tandis que le pouvoir fédéral des Etats-Unis se renforce et que se prépare l’influence planétaire et impériale de cette hyper-puissance naissante. Tout ceci se termine en 1987, 1989 ou 1991, peu importe. Le nouvel ordre mondial se construit sur un fond de chaos communicationnel (médias, Internet) et surtout de nouvelles stratégies impériales avec des alliances fluctuantes, bref, pas très lisibles, du moins pas comme au temps des deux blocs impériaux. Enfin, les empires sont aussi commerciaux, intervenant dans les affaires politiques sans qu’on sache qui commande qui, tout étant confus. La Chine, pays où la politique et l’économie sont fusionnés, peut être considéré comme un nouvel empire qui, pour l’instant, se cantonne à être une hyper-multinationale aux têtes de ponts planétaires, notamment en Afrique.
Le mot de la fin ? Il coule de source qu’à la suite des « empires culturels » de 1850-1920 et des « empires idéologiques » de 1920-1990, vont apparaître d’autres empires (1990-2060 ?) ou plutôt des luttes d’influence, des « tectoniques impériales » hypermodernes, basées sur les Etats et l’économie certes, mais aussi sur le pouvoir médiatique. La troisième phase de la modernité impériale transparaît à travers l’actualité. Il se peut bien que le vote de 2005 contre le TCE marque la défiance des citoyens français contre un empire mal constitué, qui n’aurait pas de raison d’être dans sa tendance actuelle, un empire bancal, et en « taquinant » Umberto Eco, je dirai que la construction des empires a aussi un coût qu’il faut chiffrer. La seule question qui vaille est la suivante : l’Europe mérite-t-elle des efforts politiques et financiers ? L’Europe sait-elle ce qu’elle veut, entre le culturel, le politique et l’économique ? Seule une philosophie de l’empire pourra éclaircir cette question. Toujours est-il que le monde « s’impérialise », autrement dit crée des zones d’influences étendues à partir de structures centrales où se développent et concentrent des dispositifs de technique politique (Etats) ou productives (grands groupes industriels et financiers). Les empires culturels persistent, sans pour autant déterminer le cours du monde. Et on est loin d’en avoir fini avec ces jeux impérialistes et autres tectoniques d’influence.
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