Attention ! à la télédivision de notre... attention !
Les enfants de « Working girl » ont définitivement envoyé promener le rêveur solitaire de Rousseau. En effet, le penseur solitaire s’adonnant à quelques heures de réflexion contemplative, profonde et exempte du moindre dérangement fait figure d’anti-héros de la modernité, représentant désuet et vaguement romantique, pour ne pas dire ringard et rétrograde, de temps révolus et souvent moqués à l’ère du gigabit. Les sociétés occidentales ont à tel point érigé l’action [1] en symbole de réussite et de supériorité que l’absence d’agitation, soit-elle brownienne [2], paraît un signe inquiétant, voire quasi-pathologique dans un siècle où tout circule très vite : les informations, les produits et les personnes.
Un des fers de lance de notre société n’est-il pas ce cadre dynamique qui sprinte cravate au vent sur les quais de gare tout en téléphonant, qui avale son sandwich dans le TGV en scrutant son ordinateur portable et en se confiant à son organiseur électronique vocal, qui boursicote en soirée sur internet avec son bébé installé sur les genoux, qui se défoule sur son vélo d’appartement après avoir hanté les escalators, ascenseurs et autres taxis toute la sainte la journée et qui lit d’un œil son courrier sur son canapé, scrutant de l’autre le match de rugby enregistré la veille.
C’est à croire que le temps de la société s’accélère inexorablement, nous contraignant ainsi à nous atteler à plusieurs choses à la fois et à fractionner notre concentration pour ne pas se laisser décrocher. Cela aboutit à une sorte de culte du mouvement, véritable vénération de l’activité multiple et débordante comme un critère contemporain d’efficacité. Libre à l’homme moderne de se croire capable de courir plusieurs lièvres, réels et virtuels, à la fois. Néanmoins, quelle est la part irréductible de nécessité et de non superficialité dans ce bouillonnement qu’il soit d’ordre administratif, professionnel, relationnel, médiatique ou publicitaire ? Quelles sont les conséquences de ces incessantes nuées de sollicitations qui nous assaillent sur le recul avec lequel nous analysons notre société, ainsi que notre place dans celle-ci ? Disposons-nous réellement de moments pour réfléchir sereinement, pour faire un point posé, et pour se remettre éventuellement en cause ? Le risque n’est-il pas grand d’accomplir son chemin dans un système que l’on questionne peu, dont on accepte a priori les dérives et les travers comme inéluctables, pour peu encore qu’on les constate, et dans lequel, de sollicitation en sollicitation, on remet continuellement aux calendes grecques l’analyse sérieuse de notre ressenti ?
Je pose d’autant plus sciemment ces questions que j’ai souvent observé qu’il faut une longue coupure hors système, un long séjour à l’étranger avec d’autres repères ou bien encore un événement choquant pour nous faire apparaître ce que le quotidien et l’habitude nous dissimulent lorsque l’on ne les questionne pas régulièrement, ce qui n’est pas toujours simple au sein de notre environnement et de par notre style de vie.
Cet article se propose de vous glisser la main sous le menton quelques minutes afin de réfléchir aux origines et aux conséquences de l’ubiquité mentale à laquelle nous soumet notre quotidien, dans lequel notre précieuse attention joue régulièrement les acrobates entre plusieurs fils. Avec ou sans filet, telle est la question.
Vous connaissez une certaine Julie ?
Il est 20h15 heures au centre commercial. Après une journée dense à disséminer son attention entre ses clients, ses collègues, le suivi des chiffres, les coups de fil, les appels interphone et la radio, Julie, la jeune et jolie vendeuse de prêt-à-porter quitte son magasin en se glissant sous le rideau de fer déjà à moitié baissé, tandis que son petit ami fait le piquet devant l’entrée depuis un bon quart d’heure déjà. Le téléphone cellulaire de la soubrette sonne soudainement et celle-ci répond, non sans embrasser simultanément son valentin, puis s’enquiert à mi-voix de sa journée tout en écoutant son interlocuteur cellulaire. Elle raccroche au moment où le mobile de son jules, Romain, carillonne. Naturellement, il prend l’appel et le couple s’éloigne main dans la main, téléphone à l’oreille. Retrouvailles anodines en ce début de siècle.
Le soir, notre couple rejoint des amis qui sont déjà à l’apéritif dans leur salon. Il y a une musique d’ambiance, doublée d’un léger bruit de fond provenant du téléviseur allumé. Julie parle à son amie Emma, mais cette dernière garde un œil sur la fin du journal télévisé, qu’elle ne peut s’empêcher de commenter de temps à autre. Tout en écrivant un sms, Romain discute de son côté avec le mari d’Emma qui commence à jouer machinalement avec la télécommande et à faire défiler les chaînes car le journal s’achève. Ils s’entretiennent distraitement de course sur route et Romain raconte qu’il n’a jamais été autant encouragé que quand il a porté le dossard numéro 118 car à son passage, tous les enfants hurlaient, avec un zèle hystérique, le slogan publicitaire des renseignements téléphoniques, telle une leçon parfaitement apprise. Justement, la sonnerie du téléphone fixe retentit alors dans l’appartement. Emma répond et se fait démarcher par un conseil financier qui lui demande si elle paye plus de 1500 euros d’impôts. Elle l’envoie gentiment promener : il est presque 21 heures. Du coup, elle ne se rappelle plus de quoi elle parlait avec son amie. Ce n’était sans doute pas important. En rentrant chez elle, Julie note la généreuse proportion de téléviseurs allumés par les fenêtres de la ville. Une réminiscence d’un vieux livre, « 1984 », lui vient comme un flash. Elle se dit que les telescreens de George Orwell étaient, eux, allumés sans le consentement des citoyens. Mais arrivée chez elle, elle quitte bien vite ses pensées rebelles pour écouter son répondeur, éplucher quelques factures, jeter un œil sur des prospectus. Il se fait tard. Elle pose la main sur son ventre et sait que dans quelques mois, elle aura encore moins de temps pour elle...
Cette scène de vie, me direz-vous qu’elle est caricaturée ou bien absolument banale ? Dans tous les cas, elle illustre le morcellement insidieux de notre attention qui sévit jusque dans nos sphères privées. Les innovations technologiques ont largement permis cela, parfois en répondant à des attentes réelles, parfois en les outrepassant pour nous vendre le besoin avec le produit. Il ne s’agit pas de faire le procès du progrès technique, mais de constater avec lucidité que nos propres créations, encouragées par les excès d’une société de consommation toujours en quête de croissance et de nouveaux marchés, nous étouffent parfois.
Esprit, es-tu là ? Non, au téléphone.
Florence Signoret a récemment mentionné les manquements à la politesse engendrés par les téléphones portables au cinéma par exemple [3]. Il n’est pas rare non plus d’observer le mépris témoigné par les gens qui, sans un regard, ni un mot pour les employés, continuent leur pseudo-conversation à certains guichets ou caisses. Se réveilleront-ils lorsqu’ils n’auront plus que des automates en guise d’interlocuteurs ? Au-delà du savoir-vivre, je crois que les conséquences de la nouvelle téléphonie pénètrent bien plus loin dans notre for intérieur. En occultant même leurs gadgets à la pertinence discutable, force est de constater que l’usage immodéré des téléphones cellulaires a délocalisé une partie de notre attention au détriment de notre environnement direct. En prime, les diverses variétés d’oreillettes achèvent parfois de semer la confusion la plus totale puisqu’on ne sait même plus à qui s’adressent ceux qui en sont munis, voire greffés.
Esprit, es-tu là ? Non, sur internet.
Internet est un outil fabuleux pour élargir le champ de ses connaissances, dans les deux sens du terme. Néanmoins, sur de nombreuses pages, les sollicitations pour nous arracher quelques secondes de regard pullulent, jusqu’à s’adjuger parfois la priorité en ralentissant l’affichage du sujet principal. Il y a un côté parfois usant à tenter de focaliser son attention sur un objet précis dans le « Las Vegas by night » que sont devenues certaines pages.
Par ailleurs, dans certains cas où l’on cherche une profusion de contacts, peu suivis et vivant à l’autre bout du monde, alors qu’on court-circuite systématiquement tout échange avec ses voisins, il y a une logique défaillante qui s’installe avec ce medium.
Esprit, es-tu là ? Non, devant le poste.
La télévision, instrument surpuissant et fabuleux sous certains aspects, se retrouve la pièce maîtresse d’un système assez partisan qui manipule plus qu’il n’informe, qui encourage la passivité plus qu’il ne motive et qui met largement en pièce la cellule familiale, surtout lorsqu’il y a plusieurs « télé-diviseurs » dans la maison. Ici encore, les programmes tendent à se fragmenter par la réclame, quand ils ne se morcellent pas tout simplement eux-mêmes comme certains journaux télévisés où défilent, à l’américaine, les cours de la bourse ou des brèves sportives tandis que le présentateur commente des images de catastrophes humanitaires. Albert Einstein disait de la télévision qu’elle était le chewing-gum de l’esprit, nous pourrions ajouter désormais qu’elle en donne au moins un à mâcher à chaque hémisphère du cerveau. Nous avalons encore mieux l’effet « chewing-gum » quand nous bullons en ne la regardons que d’un œil.
Et les jeunes esprits ?
Enfin, comment omettre de remarquer avec quelle précocité et quelle facilité nos jeunes enfants s’approprient ces technologies jusqu’à ridiculiser de virtuosité leurs parents, jeux vidéos inclus. Le revers de la médaille n’est-il pas toutefois constaté par de nombreux enseignants qui se plaignent de faibles capacités, non pas intellectuelles ou mémorielles, mais tout simplement de concentration chez leurs élèves ? La surexposition dès le plus jeune âge à des doses de publicités et autres intoxications audiovisuelles n’est-elle pas inquiétante ? La seule éducation parentale peine parfois à réguler ce que la société laisse faire, voire promeut, détruisant ainsi le travail éducatif. Doit-on pour autant prôner un retour au temps des coups de règles sur les doigts ? Je ne crois pas : l’anachronisme se situe plutôt au niveau du gaspillage mental et matériel induit par la supériorité de l’économie sur l’humain, en ces années où l’on pressent que l’idéologie de la croissance va devoir, d’une manière ou d’une autre, changer son fusil d’épaule. Le danger, lui, porterait plutôt sur une dérive de l’aspect propagande [4], contrôle et surveillance du citoyen que permet la technologie, sous le couvert de bienveillance.
En guise de conclusion, les paradoxes que je voudrais souligner partent d’un constat difficilement contestable : la technologie développe considérablement les possibilités de communication et d’information. Cependant, il semble que quelque chose d’essentiel nous échappe encore, voire même se détériore par rapport à des temps où les fibres optiques débitaient moins haut. Ce quelque chose, c’est la dispersion de notre attention entre toutes ces possibilités qui nous noient parfois dans un quotidien certes actif, mais plus souvent fixé sur des fluctuations superficielles que sur des tendances de fond. C’est aussi la difficulté à se concentrer de façon cohérente, objective et constructive dans un flot d’actualités parasité par les intentions partisanes ou commerciales, dans un débit d’informations au mieux turbulent et sans lendemain, au pire canalisé, dirigé et censuré [4]. L’absence de régulation de notre modèle de consommation en est peut-être la cause : celui-ci est généralement incapable de se modérer avant d’atteindre la saturation, notre comportement vis-à-vis de l’environnement le prouve. Je crois qu’une certaine pollution sévit également au niveau mental, par le rythme et la multiplicité des sollicitations qui tendent à ramener bien vite à la surface nos réflexions. La question qui demeure en suspend se pose en ces termes : est-ce le résultat mécanique et aveugle d’une organisation sociale immature, notamment dans l’utilisation de ses nouveaux jouets, ou bien est-ce le produit scient d’un intérêt qui veille à garder un maximum de gens suffisamment occupés et distraits pour ne pas trop se questionner pendant que, par exemple, le nombre de milliardaires grimpe [5], tout comme la température de la planète ?
Enfin, je pose ma dernière question, corollaire potentiel à la division de notre attention : comment juger des personnes qui servent de bonne foi un système dont la vilenie leur échappe par manque de recul ?
***Merci à Julia de Donetsk ([email protected]) pour son travail sur l’illustration de cet article***
[1] Je ne parle pas de l’action cotée en bourse, quoiqu’elle constituât également un symbole d’intérêt.
[2] C’est-à-dire de résultante moyenne nulle.
[3] Article de Florence Signoret :
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=20583
[4] Un exemple récent dans l’article de Denis Robert :
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=20456
[5] Classement des milliardaires dans le monde par Forbes :
http://www.forbes.com/lists/2007/10/07billionaires-The-Worlds-Billionaires_Rank.html
Documents joints à cet article
30 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON