Le Monde : la grande crise de la presse a commencé
Le plan social au journal Le Monde est un coup de tonnerre. Le groupe tranche dans ses forces vives : un quart de sa rédaction est supprimé. Comment remonter la pente après ça, et même éviter l’effondrement de la qualité de l’information produite par le journal ?
Mais cette crise n’est pas isolée : en France, après Libération, Le Figaro tranche lui aussi à la hache dans sa rédaction. Aux Etats-Unis, une vague sans précédent de licenciements de journalistes est annoncée dans des dizaines de journaux.
A la recherche d’une introuvable rentabilité, les groupes de presse qui ne retrouvent pas sur le net les ressources publicitaires qui sont en train de leur échapper sur le papier, en viennent les uns après les autres à réduire massivement la voilure. Le prix à payer pour la survie de la presse sera-t-il la baisse de la qualité de l’information ?
L’état du groupe de presse Le Monde est si mauvais, qu’un plan de sauvetage sans précédent est annoncé, entraînant la « suppressions d’emplois de 130 personnes (sur un total de plus de 600 salariés), dont près de 90 sur les 340 journalistes que compte le titre » (Le Figaro). Soit le quart ( !) des effectifs de la rédaction...
Une « réduction drastique des effectifs » (Le Figaro), un « redressement par coupes claires » (20 minutes), « le choc est encore plus rude que prévu », « un Monde cruel » (Libération), « un Monde sans pitié » (L’Humanité), un « plan très dur », « Le Monde au régime sec » (Journal du dimanche).
« C’est un coup de bambou », assure Alain Faujas, délégué SNJ du Monde (au JDD). « On ne pensait pas que le plan serait de cette taille. Ça fait très, très mal. »
« Méchant, beaucoup plus méchant que prévu », lâche un journaliste (dans Libération).
Un plan en quatre volets
Selon Libération :
Le plan, qui prévoit « une économie structurelle minimum de 15 millions d’euros sur deux ans » et qui doit « restaurer l’équilibre du quotidien et de ses suppléments à échéance 2010 », s’articule en quatre volets.
La suppression de 130 emplois au quotidien Le Monde et dans ses suppléments, dont les deux tiers au sein de la rédaction, se fera par l’intermédiaire d’« un plan de départ volontaire et d’un plan de départ contraint ».
Les entités « déficitaires ou non stratégiques » que le groupe entend céder sont Fleurus Presse (groupe d’édition jeunesse), les éditions de l’Etoile (société éditrice des Cahiers du cinéma), le mensuel Danser et le réseau de librairies spécialisées en littérature religieuse La Procure.
Un troisième volet du plan consiste à « moderniser les systèmes (rédaction, gestion, abonnements), afin de mutualiser les coûts et simplifier les structures ». Un dernier volet consiste à « revisiter les implantations immobilières » du groupe.
Enfin, toujours selon le communiqué du conseil de surveillance, ce plan intègre « une nouvelle approche de l’offre éditoriale du quotidien et de ses suppléments qui devrait voir le jour à l’automne ».
Le « passif »
Les salariés mettent en cause le « passif » de la gestion calamiteuse du trio Minc/Colombani/Plenel, puis du duo Minc/Colombani, après le départ du troisième :
« Cette hémorragie annoncée est le résultat d’une gestion irresponsable de l’entreprise par les précédents directoires et d’une vigilance inexistante de la part du conseil de surveillance », souligne l’intersyndicale (SNJ, CGT, CFDT), qui juge le plan « inacceptable » (Libération).
« Il y a une bouffée de colère contre l’ancienne direction, qui s’est perdue dans des dépenses somptueuses et somptuaires, à commencer par les locaux dans lesquels nous sommes, et contre Alain Minc, l’ancien président du conseil de surveillance, qui n’a rien surveillé du tout », s’enflamme Alain Faujas. « Résultat, on a été en déficit constant, avec pas une seule année en positif » (JDD).
« Les élus syndicaux condamnent “fermement ces mesures d’une sévérité sans précédent” et annoncent qu’ils s’opposeront “à tout licenciement contraint”. “Une fois de plus, les salariés font les frais des errements de leurs dirigeants”, regrette le communiqué commun [CGT-CFDT-SNJ] » (Le Monde).
Appel à la grève
« Pour Romain Altmann, délégué de Infocom’CGT du groupe, ce plan “est la remise en cause du modèle social du Monde”. Autant on peut discuter d’un plan de départs volontaires, “autant on ne discutera pas d’un plan de licenciements”, a-t-il affirmé » à l’AFP.
« Les salariés du Monde, réunis mardi matin 8 avril en assemblée générale, ont voté un mot d’ordre de grève pour lundi prochain, qui pourrait entraîner la non-parution du journal » (...) Une motion en ce sens, présentée par l’intersyndicale CGT-CFDT-SNJ, a été votée à une écrasante majorité par le personnel au cours de cette assemblée générale à laquelle assistaient des délégations de filiales du groupe (Fleurus presse, Courrier international...) (Nouvel Obs).
On dégraisse partout... en France
Faire peser toute la responsabilité de ce désastre sur les épaules de Minc/Colombani/Plenel, et sur la gestion spécifique du Groupe Le Monde, est pourtant un peu court. Car on supprime des postes de journalistes partout dans la presse :
Au Monde (2005-2006) : « Déjà en 2005-2006, 130 départs volontaires » (Nouvel Obs). « En 2005, des plans de réductions d’effectifs se sont soldés par le départ de plus de 200 personnes au quotidien et à l’imprimerie » (Les Echos).
A Libération (novembre 2005) : « Le projet concerne près de 16 % des effectifs. Il prévoit 38,5 suppressions de postes et 14 externalisations. Sur les 38,5 suppressions, 28,5 sont prévues à la rédaction, notamment 5 à la documentation, 4 au service société et 5 en culture et guides. Les 14 externalisations visent principalement les inspections des ventes et le service abonnements » (L’Expansion).
A Libération (novembre 2006) : « La direction de Libération a présenté lundi aux syndicats un projet de restructuration prévoyant 76 suppressions de postes sur 276 (...). 40 postes seraient supprimés à la rédaction écrivante, 23 à la rédaction non écrivante (édition, photo, maquette...) et 13 dans les autres services » (TF1/LCI) [« Un “plan social” qui prévoit 81 suppressions et 5 créations de postes », selon Acrimed.]
Le Figaro (février 2008) : « La direction du Figaro a présenté (...) un projet prévoyant 60 à 80 départs volontaires » (Les Echos).
« Le climat social se tend dans les médias » (Europe1, Le Point, Le Figaro, Le Monde...) (Marianne2/février 2008) :
Ces derniers mois, ô surprise, se font jour de plus en plus de revendications qui ne déparent pas l’ensemble du paysage social français : pouvoir d’achat, salaires, inquiétudes sur de possibles dégraissages. Ajoutons à cela des craintes spécifiques à la profession portant sur des reprises en main ou des atteintes à la liberté d’expression, et l’on aura une idée du climat social plutôt dégradé qui caractérise ce début d’année. Conséquence de ces angoisses d’une ampleur rarement observée : nombre de rédactions, plutôt calmes, ont effectué des débrayages ou menacé leur direction de mouvements de grève. Presque du jamais-vu. Un phénomène tellement rare qu’il mérite qu’on y prête attention.
... et aux Etats-Unis
Car ce vaste mouvement n’est pas spécifique à la France, dont on connaît la faiblesse économique particulière du secteur de la presse quotidienne. On licencie des journalistes à tour de bras aux Etats-Unis également :
« Suppression de 100 postes de journalistes, annoncée à la mi-février par [Le New York Times], [faisant] suite à des coupes similaires, sinon plus importantes, dans des dizaines de titres à travers les Etats-Unis (...) Au cours des derniers mois, l’Union Tribune de San Diego s’est séparé de 100 journalistes, les deux quotidiens de Philadelphie ont laissé partir 34 employés. Plus de 200 rédacteurs ont été licenciés au Mercury News de San Jose. (...) En trois ans, la rédaction du premier quotidien de la côte Ouest [Los Angeles Times] est passée de 1 200 à 870 journalistes » (Libération/février 2008).
« The Tribune Co., qui édite notamment le Los Angeles Times, The Chicago Tribune et le Baltimore Sun (...) a annoncé la suppression de 400 à 500 postes » (Les Echos, avril 2008).
L’introuvable rentabilité
Pourtant, « ces coupes interviennent alors que nombre de ces titres sont bénéficiaires », insiste Libération :
Pour les analystes, les difficultés de la presse émanent d’un double déclin qui n’est pas près de se renverser : celui des tirages (en baisse de 2,5 % à 3 % par an depuis trois ans) et de la publicité sur le support papier. Les revenus publicitaires ont chuté de 7 % en 2007, selon l’Association des journaux américains. Ce déclin tient aussi bien à la situation économique qu’au transfert de la manne publicitaire vers le net, qui rapporte moins. Pour chaque dollar investi pour toucher un lecteur papier, il ne faut que 5 cents pour toucher un lecteur internet. « Il n’y a plus d’autre choix que de couper les coûts de production, donc les salaires », commente Ken Doctor.
C’est qu’un vaste « coup de froid sur la publicité dans les journaux américains » est attendu, selon Les Echos :
Ce serait la baisse la plus sérieuse enregistrée par la presse écrite aux Etats-Unis depuis cinquante-sept ans. (...) Les journaux américains, qui s’imposent désormais comme des acteurs majeurs du web, ont toutefois gagné des lecteurs l’an dernier, grâce à leurs sites internet. Ce mouvement de vases communicants ne suffit pas à sauver les comptes des grands groupes de presse américains.
Autant dire que ces chiffres inquiétants venus d’outre-Atlantique donnent des sueurs froides aux éditeurs de journaux du Vieux Continent.
L’équation semble impossible à résoudre... Les ressources issues du net ne compensent pas celles qui sont perdues sur le papier, il faut réduire les coûts de production, et il ne reste qu’un poste sur lequel on peut encore réduire : l’effectif des rédactions.
Le « transfert » des rédactions papier vers le net s’annonce donc comme une très sérieuse réduction de voilure. Au prix d’une information en ligne au rabais ?
Post-scriptum (à 22 h 30) : est-il besoin de rappeler que l’annonce de cette grande crise n’est pas une bonne nouvelle pour internet ?
L’essentiel de l’information d’actualité diffusée sur le net provient en réalité des rédactions des quotidiens papier et des grandes agences de presse (très peu de contenu original est produit par les rédactions web, qu’elles soient liées aux grands médias « traditionnels » ou bien nouvelles venues « pure web »).
Les saignées que connaissent les rédactions des journaux, et celles qu’elles vont connaître encore (car, au-delà du Monde, de Libération et du Figaro, tous les autres journaux sont dans une situation extrêmement fragile), n’annoncent qu’une réduction globale de la quantité d’information originale produite et mise à disposition du public, sur le net et ailleurs...
Crédits photo : L’Observatoire des Médias
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