Le monde « top secret » enfanté par les USA
Après deux ans de travail, une vingtaine de journalistes sur ce sujet, le quotidien américain Washington Post a publié en cette fin de mois de juillet une enquête sur les services secrets nord-américains qui a fait grand bruit, sous le titre « l’Amérique top secrète ». Disons tout de suite que pour ce qu’on nous avons pu en lire (1) cette enquête appartient à la grande tradition du journalisme que, depuis son rôle bien connu dans l’affaire du Watergate et la chute d’un président, le Washington Post semblait avoir un peu abandonnée. Si après le 11 septembre, comme le décrit l’article, le « top secret » est devenu une monstruosité inextricable et dont plus personne ne peut mesure l’efficacité réelle, ni même la totalité d’un coût prohibitif, à sa manière la presse nord-américaine avait choisi le politiquement correct. Cette enquête a d’ailleurs été attaquée en France sur le thème « il ne faut pas mettre en danger la lutte contre le terrorisme ».
L’enquête renoue avec la tradition de l’investigation que rien n’arrête. Il faut dire que bien peu d’organes de presse ont désormais les moyens d’effectuer un tel travail. En deux ans, une vingtaine de journalistes ont travaillé sur le sujet de manière permanente ou occasionnelles avec à leur tête deux reporters Dana Priest et William M. Arkin. L’enquête s’intitule « Top Secret America : A Washington Post Investigation » – « L’Amérique top secrète : une enquête du Washington Post » - porte sur le monde des services secrets américains, et plus précisément sur tout ce qui a été mis en place après les attentats du 11 septembre 2001
L’enquête est divisée en trois parties
- Lundi 19 juillet : « Un monde secret qui grandit sans contrôle » (sur l’organisation de tous ces services de renseignements)
- Mardi 20 juillet : « National Security Inc. » (sur la dépendance du renseignement américain envers les entreprises privées)
- Mercredi 21 juillet : « Les secrets d’à côté » (sur l’impact culturel et économique de l’industrie du renseignement)publiables
La première conclusion de l’enquête porte sur l’extraordinaire prolifération des services secrets depuis cette date, les effectifs sont devenus pléthoriques et il est difficile voir impossible d’en mesurer l’efficacité mais à l’évidence c’est l’énorme croissance des moyens financiers qui a alerté les reporters même si retrouver les méandres des financements est parfois difficile.
L’équipe rassemblée par le Washington Post a donc lu et travaillé des milliers de rapports et interviewé de nombreuses personnalités pour aboutir à ce constat : « Neuf ans de dépenses sans précédent [...] le système installé pour mettre les Etats-Unis à l’abri est devenu si dense qu’il est impossible de connaître son efficacité ».ou encore « le monde top secret que le gouvernement a enfanté [...] est devenu si vaste, difficile à manœuvrer et secret que personne ne sait combien il coûte, combien il emploie de personnes, combien de programmes existent ni combien de services différents effectuent la même tâche ».
Si, selon le mot de Woody Allen, le 11 septembre paraissait un film B à effet spéciaux, ce qu’il a enfanté dans l’Amérique de G.W.Bush et qui s’amplifie comme de la génération spontanée sous Obama fait irrésistiblement songer à « inception » : le renseignement, la sécurité étasunienne y seraient comme dans le film un cerveau monstrueux en train de se rêver lui-même en train de contrôler la planète. Il est d’autant plus fascinant de suivre ces paliers dignes des prisons de Piranèse qu’à l’inverse du film, l’enquête du washington Post n’est pas formatée par hollywood et n’est donc pas obligatoirement traversée par des effets spéciaux bruyants et sanguinaires…
Et pourtant le crime est leur métier, la violence suinte dans la bureaucratie, quelque part des renseignement sont extorqués par la torture, ils remontent dans des notes que personne ne lit… un type hurle et un autre écrit une note… Il y a le fonctionnaire et sa petite famille, le baroudeur mercenaire appartenant à une société privée dont le PDG est un membre des cercles restreints du pouvoir…Cela fait beaucoup de monde.
Il y a , selon l’enquête, 854.000 personnes qui sont au courant d’une partie du puzzle « top secret »…
Ce ne sont plus un ni même mille voire dix mille individus qui interviennent dans ce maëleström de « la sécurité nord-américaine » mais ce sont 1 271 agences gouvernementales et 1 931 compagnies privées qui travaillent sur les questions de sécurité et de lutte antiterroriste, réparties sur 10 000 sites à travers le pays. On compte actuellement 854 000 personnes ayant accès aux informations classées « top secret » et trente-trois bâtiments en cours de construction dans l’agglomération de Washington (soit l’équivalent en surface de trois Pentagone). 51 agences fédérales situées dans 15 villes différentes sont par exemple chargées de surveiller la circulation des fonds des réseaux terroristes ; quelque 50’000 rapports annuels sont établis par cette énorme machine-patchwork du renseignement qui ne sont pas tous lus ou qui se répètent parfois.
Enfin, et c’est logique , les dépenses ont également connu une forte hausse puisque le pays consacre aux renseignements un budget deux fois plus important qu’avant le 11 septembre : 58 milliards d’euros en 2009. Et celui-ci ne comprend pas les dépenses attachées aux missions officieuses, très nombreuses.
De surcroît il faut mesurer que tous ces organismes non seulement produisent des documents parcellaires dont personne ne semble avoir les clés en entier mais retenez le chiffre 1271 agences publiques et 1931 compagnies privées… ici comme ailleurs le pillage s’accroît…Comme dans l’armée, le mercenariat est la loi, la dépendance du service public, et quel service public est totale aux officines privées...
Le Pentagone a reconnu « des redondances et des problèmes d’organisation » entre les services mais il a publié un communiqué, dans lequel il expliquait que grâce à cette organisation kafkaïenne " il faut rappeler dans le même temps qu’il n’y a pas eu d’attentat majeur aux Etats-Unis depuis le 11-Septembre ». Le Washington Post a aussitôt contre-attaqué : l’attentat raté sur le vol Amsterdam-Détroit ou la tuerie de Fort Hood au Texas n’ont pu être empêchés par les services de renseignement. « Ils avaient pourtant toutes les informations permettant de déjouer le complot, mais ces informations étaient morcelées entre les différentes agences. Comme l’ont reconnu par la suite des officiels : « Personne n’a réuni les pièces du puzzle car le système est si gigantesque que les responsabilités sont devenues brouillées ». Quant à la tuerie de Fort Hood, là encore, les informations étaient disponibles. Le commandant Hasan avait proféré des menaces sur Internet et échangé de nombreux mails avec un imam radical yéménite, des informations que détenaient le 902e groupe de l’intelligence, l’institution chargée du contre-renseignement dans l’armée. « C’est donc un manque de concentration et non un manque de ressources qui a été au cœur de Fort Hood » d’après le Washington Post. »(2)
Nous avons plus d’une fois souligné dans divers articles la différence entre la presse française et étasunienne, en particulier les informations que nous publions dans notre blog et sur Agoravox proviennent pour la plupart de traductions soit de l’espagnol, soit de l’anglais. En effet par exemple, il n’y a aucune information digne de ce nom dans la presse françaises sur des sujets comme l’Afghanistan, ce qui se prépare en Iran, en général les mouvements bellicistes de l’OTAN, la guerre secrète, en général il n’y a pas d’investigations, une simple exploitation des communiqués des agences de presse et on en arrive à un véritable déni sur des sujets où nous sommes nous Français totalement impliqués comme l’Afghanistan, voir ce qui se prépare en iran. C’est l’omerta ce qui a trait à la participation de la France aux expéditions de l’OTAN et même sur les conditions réelles de la lutte contre le terrorisme, la manière dont nous utilisons des renseignements obtenus sous la torture sans que cela soit réellement une protection pour la sécurité nationale… Il est clair aussi que depuis quelques années la presse nord-américaines paraît s’être ralliée à du politiquement correct, au point que les confidences de Mac crystal avaient été publiées dans la presse marginale (Rolling stone), mais cette enquête du Washington Post renoue avec la grande tradition du journalisme nord-américain.
Cette enquête tout à fait passionnante a provoqué de ce fait un certain tollé dans la presse française bien pensante qui pratique "le secret d’Etat". Le vrai problème est que cette attitude qui couvre non seulement meurtres de civils, tortures faits en notre nom, couvre aussi non seulement des gouffres budgétaires mais les mêmes tares que celles que dénoncent les journalistes du Washington post, une inefficacité totale. Alors même qu’un coin de voile se soulève à travers l’affaire Bettencourt sur les services mutuels que peuvent se rendre en matière de fiscalité gens d’une même classe sociale, personne ne songe à mettre à jour ce qui est depuis toujours un des hauts lieux des profits, à savoir ce qu’on appelle abusivement la "défense française"... La manière dont la sécurité du pays et de ses habitants est bradée. Est-ce parce que la presse française est sous domination de marchands d’armes ?
Danielle bleitrach
(1)Cette enquête est disponible sur le site internet du « Washington Post » sous la forme d’un dossier multimédia (articles publiés, video sur la démarche, forums discussion avec les auteurs, des liens avec les noms cités, etc… ). http://projects.washingtonpost.com/top-secret-america/map/
(2) note de synthèse d’Affaires stratégiques, voir également article du Monde
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