« Les conspirationnistes défendent leurs théories de plus en plus intelligemment »
Editeur et présentateur de l'émission d'investigations Questions à la Une (RTBF), Bruno Clément apparaît dans le film d'Olivier Taymans. Enregistré à son insu. Excédé, il remballe vertement le réalisateur comme ses interrogations. Pour quelles raisons ? Entretien.
Dès le début de votre bref échange, on sent que vous êtes excédé face à Olivier Taymans. Pourquoi ?
Bruno Clément : Je suis excédé ce jour-là parce que j’ai eu une journée compliquée et que lorsque je le rencontre, c’est entre deux cours que je donne à l’IHECS (Institut des Hautes Études de Communication Sociale, Bruxelles). Ensuite, depuis la diffusion dans Question à la Une de ce documentaire sur le 11 septembre, il y a des gars qui n’arrêtent pas de m’appeler ou de nous envoyer des courriels pour nous dire qu’on n’a rien compris, que les médias ne savent pas faire la part des choses, etc. Ces gens, que je qualifie de « conspirationnistes » - que ça leur plaisent ou non ! - j’en ai eu 100 au téléphone ou par mail depuis l’émission. Donc : j’en ai ras-le-bol ! Je ne connais pas le propos du film de Taymans, mais si c’est encore une fois pour dire que les journalistes manquent de sérénité, de crédit, de recul ou d’objectivité, je ne suis pas d’accord ! C’est peut-être caricatural mais pour moi, c’est du négationnisme au même titre que les types qui disent que la Shoah n’a pas existé.
Reprochez-vous à Taymans de vous avoir enregistré à votre insu ?
B.C : Je ne vais évidemment pas reprocher à quelqu’un d’utiliser une méthode qui est la mienne. Néanmoins, en micro ou caméra cachés, la méthodologie veut que le résultat soit proportionnel. Je respecte son travail et ne blâme pas son recours à cette pratique, sauf qu'en principe, la raison pour y recourir doit être motivée par un intérêt supérieur. Or, ici, je ne le vois pas. Franchement, qu'est-ce qu’il attend de moi ? Si j’avais été l’auteur d’un film sur le 11 septembre qui contiendrait des erreurs ponctuelles, d'accord pour venir me les reprocher. Mais je ne suis pas l’auteur du documentaire que critique Taymans ! Primo : je suis responsable d’une émission dans laquelle il y a 90 minutes d’investigation chaque semaine. Je connais évidemment les sujets diffusés mais je ne suis pas l’auteur de toutes les séquences. Donc, répondre précisément sur une enquête que Question à la Une a certes diffusé, mais dont je ne suis pas l’auteur, je ne peux pas le faire. Secundo : au contact de Taymans, je comprends assez rapidement ce dont il s’agit. J’imagine que c’est dans la veine du complot éternel et du manque de crédibilité des journalistes et donc, ça m’agace ! Tertio : les gens qui affirment que parce que je suis du « Service public » - sous-entendu : « je suis à la botte du pouvoir » -, j’ai « des comptes à rendre au public », je déteste ça ! C’est poujadiste !
Mais il est vrai que l'audiovisuel de service public est aussi financé avec nos impôts…
B.C : Ce n’est que partiellement vrai et ça ne permet pas tout. Moi, ça me rend fou qu’on utilise cet argument de façon aussi démagogique. Mon collègue, Franck Istasse, qui a assisté à l’échange, m’a dit : « Celui-là, tu l’as quand même remballé de façon très violente ». Je le reconnais mais j’en ai marre ! Je n’ai plus envie de perdre mon temps avec ces gens qui défendent ces théories du complot. C’est clair qu’ils deviennent de plus en plus habiles et défendent leurs théories de plus en plus intelligemment. Mais là, j’en ai assez.
Postulant une analyse critique du travail des médias, le film de Taymans ne s'attache pas aux cinglés du complot mais passe en revue divers professionnels, légitimes et crédibles, qui ont des doutes sur …
B.C : Ecoutez ! Il a le droit de faire son truc. Je suis dans son film, avec les propos que j’ai tenu, en micro caché. Eh bien, j’assume ! Je n’ai plus de temps à perdre avec ces gens auxquels on a répondu plein de fois. Honnêtement, je n’ai même pas envie de répondre à votre interview ! Tout ce que je viens de dire : y a pas une ligne à en tirer ! J’accepte que son film sorte comme ça, et puis c’est tout. Je ne veux même plus apparaître dans les débats de ce genre : c’est fini !
Au-delà du harcèlement que vous dites avoir vécu, pour la première fois, des doutes sur la version officielle du 11 septembre ont été médiatisés comme crédibles par le JT de France 3 (*). Ces points troublants, récemment relayés par nos confrères français, se retrouvent dans le film d'Olivier Taymans …
B.C : Il y a quelque chose que je ne comprends pas avec ce que vous me dites : comment puis-je répondre à des questions là-dessus ? Je n’ai jamais enquêté sur le 11 septembre. Je n’ai jamais étudié quoi que ce soit comme dossier précis et sérieux dans mon travail journalistique là-dessus. Que voulez-vous que je réponde ?! D'abord, il me fait venir pour me piéger et me faire passer pour un crétin. Ensuite, il vient me trouver pour des questions auxquelles je ne peux pas répondre ! Il y a un truc vraiment incompréhensible.
Dans son film, Taymans se demande pourquoi Question à la Une a uniquement acheté et diffusé le documentaire de Stéphane Malterre (Canal +) et pas également un documentaire développant un point de vue opposé ?
B.C. : On aurait dû acheter Loose change, c'est ça ? C'est bourré de fautes !
C'est-à-dire ?
B.C : Mais enfin, vous avez vu ce film comme moi ! Ce truc est débile, scandaleux et bourré de fautes ! A tel point qu'à chaque fois que des choses étaient devenues trop abracadabrantes, ils ont dû réalisé de nouvelles versions pour enlever les éléments les plus débiles. Au début, on balance même qu'il n'y a pas eu d'avions dans les Tours jumelles ... Faut quand même arrêter deux secondes ! Qu'après le 11 septembre, sur les détails et les dizaines de milliers de page d'enquête, il y ait eu quelques erreurs aux États-Unis, c'est sans doute vrai. Je n'ai jamais dit le contraire. Mais au début, il y a quand même eu des gens pour dire qu'il n'y avait eu ni avions, ni terroristes, etc. Selon moi, Taymans est dans cette veine-là. Bien entendu, il vous dira le contraire.
Les inepties paranoïaques que vous évoquez ne sont ni traitées ni présentées comme crédibles dans le film de Taymans. Qui vous rejoint sur un point : ces personnes comme leur propos délirants ne présentent aucun intérêt journalistique.
B.C : Content de l'entendre. Mais je ne vois pas en quoi il faut enquêter sur ces trucs-là pour tenter de sortir des machins ... Cela n'a vraiment aucun intérêt !
L'un des intérêts du film, c'est le contraste entre le travail de journalistes norvégiens, qui ont médiatisé et débattu librement des doutes autour du 11 septembre, et le refus agressif de leurs homologues francophones à traiter des mêmes questions ...
B.C : D'accord, mais à nouveau, en quoi puis-je répondre ? Je n'ai jamais enquêté là-dessus.
Justement. Pourquoi, en dix ans, n'y a-t-il pas eu à la RTBF une émission d'investigation consacrée aux zones d'ombres du 11 septembre ou un reportage similaire à celui diffusé récemment sur France 3 ?
B.C : Je n'ai pas vu ce reportage et le regarderai volontiers. Encore une fois, sur le dossier proprement dit, je ne nie pas qu'il y ait eu des erreurs dans certaines situations... Mais je n'apprécie pas du tout les méthodes de Taymans. Lorsque je l'ai quitté, je me suis dit : « si ça se trouve, il m'a filmé et enregistré ». Tant pis ! Maintenant, je ne vais pas m'exprimer sur un film que je n'ai pas vu. Celui-ci est peut-être extraordinaire ? Je l'ignore : je ne l'ai pas vu ! Mais qu'il s'agisse de Taymans ou de la centaine de gars que j'ai entendu avant lui, ils fonctionnent tous de la même manière. C'est toujours la même chose : ils t'emmerdent indéfiniment sur des points de détails. Ce n'est pas nouveau : on connaît le même phénomène sur d'autres sujets que le 11 septembre.
Vous estimez qu'il n'y a pas de tabou journalistique sur ce sujet ?
B.C : Le sujet du 11 septembre n'est pas tabou. Je pense comprendre le propos de Taymans. Il juge que les gens qui réagissent comme moi, dans la situation dans laquelle on me voit dans le film, montre qu'il n'y a plus aucune distance journalistique. Qu'en gros, concernant le 11 septembre, nous serions dans une sorte de parole médiatique unique. C'est bien cela ? Eh bien, non seulement ce n'est pas ma conclusion mais en plus, j'en ai marre de parler à des dingues qui viennent me dire que ces attentats n'ont pas été exécutés ou qu'il existe des zones d'ombres qui font que la version officielle est à remettre en question.
A nouveau, le propos du film, c'est : pourquoi les journalistes francophones répugnent à médiatiser cette controverse tandis que des homologues norvégiens ont mis en débat la version officielle face aux questions sans réponses ?
B.C : Mais ça a été vu 100 fois ! Je l'ai vu 100 fois ! Dans des émissions de télé dans lesquelles, par exemple, étaient interrogés Jean-Marie Bigard et Mathieu Kassowitz, qui défendent ces doutes conspirationnistes. A Cannes, au MIP, le plus gros marché annuel de documentaires au monde, Loose change est vendu depuis cinq ans ! Ce film scandaleux qui relève du négationnisme est diffusé et vendu sans problème. Tout cela existe ; ces films existent ; Olivier Taymans a pu faire le sien qui aura la diffusion qu'il trouvera. Donc, les conspirationnistes ont aussi voix au chapitre ! Et il ne revient pas à la RTBF, média traditionnel, de perdre son temps à donner la parole à ces gens-là. On l'a déjà un peu fait : c'est bon, maintenant !
L'analyse critique du fonctionnement des médias, proposée par Taymans, serait un paravent pour « conspirer » ?
B.C : Je ne dis pas cela. Les gens qui affirment que j'ai « des comptes à rendre » parce que je travaille pour le Service public, je n'ai plus rien à leur dire. Je suis indépendant et c'est la raison pour laquelle je lui ai balancé : « Le journaliste de Service public, il t'emmerde ! ». Taymans a le droit d'avoir son avis et moi, j'ai le droit de ne pas vouloir répondre à pareil énergumène ! Alors oui, parce qu'on a fait nos études ensemble, je me suis permis d'être un peu plus brutal qu'avec un intervenant classique. En réalité, il n'y a d'autre malaise que la lassitude d'y avoir passé des heures. En pure perte ! Or, on ne peut plus faire notre travail si on doit passer notre temps à répondre aux conspirationnistes qui nous envoient des mails, nous écrivent ou nous appellent.
Prendrez-vous le temps de visionner le sujet diffusé par le JT de France 3 ?
B.C : Oui, pourquoi pas ? Je veux bien croire que ce reportage contient une - je dis bien « une » ! - zone d'ombre qui y soit levée. Mais celle-ci n'aura rien avoir avec les affirmations selon lesquelles aucun avion ne s'est crashé sur les Tours ou sur le Pentagone. Parce que « ça », j'espère qu'aujourd'hui tout le monde l'a admis !?
Le film de Taymans répertorie 5 doutes majeurs remettant en question la version officielle des attentats du 11 septembre ...
B.C : Peut-être que parmi ces 5 doutes, il y en a qui sont fondés ? Mais au début de la diffusion de ces contestations, il y avait des gars pour soutenir mordicus qu'il n'y avait jamais eu d'avions dans les Tours. Selon moi, l'actuelle théorie du complot est identique à celle de cette époque ; seuls les faits ou éléments mis en avant ont changé. Ils se sont sans doute rendu compte qu'il était trop gros de nier l'évidence. Alors, ils nient d'autres choses. Il y a peut-être bien eu une erreur d'analyse et d'interprétation sur un point A, Y ou Z. Mais à partir de là, vouloir démontrer que toutes les explications rationnelles avancées par les Autorités américaines sont bidons, ça me fait fort peur. Et c'est souvent l'objectif poursuivi par ces gens : partir d'une erreur ou d'une analyse erronée pour faire croire que tout le reste est faux.
Prenons 3 éléments qui provoquent le doute : le passeport d'un des 19 terroristes retrouvé intact dans les décombres des Tours, les délits d'initiés commis quelques jours avant les attentats et les témoins qui affirment avoir entendu des explosions juste avant l'écroulement de chaque Tour. En tant que journaliste, on fait quoi avec « ça » ?
B.C : J'ai entendu évoquer un nombre incalculable de fois ces points. On aurait mis des bombes dans les Tours pour qu'elles explosent à la date où deux avions les percutent ? Tout cela n'est pas sérieux. Je suis quand même fort surpris : il y a combien de journalistes dans le monde ? Peut-être deux millions ? Nous avons tous entendu et vu développer ces 3 éléments. Il y a bien un confrère qui a enquêté. Et je suis certain qu'il existe des réponses précises là-dessus ! Oui, il faut vérifier, mais je suis certain que cela a été fait ! Vous devez comprendre que ces contestations conspirationnistes sont un panier sans fond. Dès qu'une réponse est donnée à un doute, trois semaines plus tard, un autre conspirationniste ressort le même doute, sous un autre forme, et puis un autre, et encore un autre. C'est sans fin.
Propos recueillis par Olivier Mukuna
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