Crimée et Démocratie
Le concept de démocratie reste évidemment un sujet de débat, et c’est normal, le monde change, les situations humaines évoluent, et des problématiques nouvelles apparaissent constamment, demandant ainsi un renouvellement de nos pensées et des idées que l’on se fait de ce que peut être un régime politique démocratique à notre époque.
Mais plus que cela, en essayant de prendre un peu de hauteur par rapport aux discours politiques actuels, on s’aperçoit que le mot et le concept de démocratie vont jusqu’à définir des idées totalement contraires d’un discours à l’autre.
C’est triste à dire, mais le mot démocratie me semble aujourd’hui particulièrement galvaudé. Et ce sont évidemment les adversaires de la démocratie qui peuvent s’en réjouir. Car Orwell l’a bien mis en lumière, changer le sens d’un mot dans l’esprit des gens, c’est les empêcher de penser l’idée qu’il représente. La bataille sémantique n’est surtout pas à négliger lorsque l’on participe à une bataille politique.
Et cette confusion totale autour du concept de démocratie, on a pu particulièrement l’observer au moment du référendum criméen, illégal carrément pour les uns, et parfaitement démocratique pour les autres.
Influencé par Etienne Chouard, j’étudie maintenant depuis quelques années en amateur la philosophie politique, et plus particulièrement tout ce qui se rapporte à la démocratie, c’est un sujet qui me passionne.
Donc je ne prétends pas faire autorité dans le domaine, d’ailleurs les arguments d’autorité n’ont jamais d’autre but que d’essayer d’empêcher toute discussion et toute réflexion.
Je veux simplement apporter mon point de vue et si possible essayer de dissiper un peu de toute cette confusion.
Une des idées très fortes que porte Etienne Chouard, c’est que la démocratie ne peut pas se résumer à l’élection, et d’une manière générale au vote. Il va même jusqu’à lui préférer le tirage au sort mais je ne lancerai pas ce débat ici, c’est hors sujet.
Et sur cette idée je suis entièrement d’accord avec lui. Si j’ai compris une chose, en tout cas c’est l’une des conclusions auxquelles je suis arrivé, c’est qu’un régime démocratique est une construction sociale complexe fondée sur des règles et des principes politiques bien précis. J’ai aussi compris qu’entre ces principes théoriques et leur réalisation concrète, il peut y avoir un monde.
La démocratie est même je pense un idéal qui ne peut pas être atteint, car comme l’écrit très bien Proudhon, nos désaccords politiques font que tous les régimes politiques viables que nous inventerons seront nécessairement modérés et le fruit de compromis sociaux et politiques.
Mais c’est un idéal vers lequel on peut toujours tendre, et qui demande un combat de tous les instants. La démocratie n’est jamais acquise, ses adversaires (conscients ou inconscients) combattrons toujours ses principes et les remettrons en cause dès qu’ils le pourront, un par un s’il le faut. Et s’ils ne peuvent s’attaquer aux principes, car trop profondément ancrés dans l’imaginaire collectif, ils s’attacheront alors à les contourner en modifiant les détails de leurs réalisations pour en corrompre leurs effets et en inverser les conséquences.
Bref, le vote n’est pas démocratique en soi (notamment lorsqu’il s’agit d’élection). (Pas plus que le tirage au sort d’ailleurs le reconnait Etienne Chouard). C’est à mon avis toute la structure politique et sociale qui encadre ces modes de décisions qui va définir leur nature politique et leurs conséquences.
Et si le vote n’est pas démocratique en soi, son corollaire c’est qu’un référendum n’est pas démocratique en soi non plus. Idée qui n’a rien d’évidente quand tout le monde tient pour acquis que le référendum est démocratique par définition comme le prouve sa page wikipédia.
Permettez-moi de vous exposer quelques exemples qui, à mon sens, le prouvent.
1er Exemple : Le référendum et le droit de grève
Vous vous souvenez surement des grèves dans les universités et des blocages qui ont eu lieu en 2007 par des mouvements étudiants. Ces grèves sont généralement décidées et reconduites par des assemblées générales, donc par des votes entre grévistes.
Certains directeurs d’universités ou syndicats étudiants pour mettre fin à ces grèves n’ont pas trouvé mieux que d’organiser eux-mêmes des assemblées identiques, et d’organiser des votes qu’ils ont qualifié de référendum, afin de décider de la fin de ces grèves.
Hors le droit de grève est personnel, s’il faut effectivement être plusieurs pour déclencher une grève (afin d’éviter les abus), un groupe de personnes n’a aucun droit à décider à la place d’une autre si elle doit arrêter de faire grève ou non, aussi nombreux soient-ils.
En bafouant ce droit, qui fait partie de ces petites briques, qui ne nous viennent pas en premier à l’esprit, mais qui construisent une démocratie, ce genre de « référendum » est illégitime, il n’est pas démocratique.
Vous me direz : oui mais les grévistes acceptent bien les décisions de leurs assemblées générales, donc les décisions d’autres personnes ...
D’abord ils ne sont pas forcés. Ils peuvent continuer les grèves s’ils sont suffisamment nombreux même si tout le monde les lâche.
Mais surtout, on touche là selon moi à un élément essentiel de la démocratie, ils se sont mis d’accord au départ pour prendre ces décisions ensembles et pour les respecter.
Alors qu’évidemment le « référendum » organisé par ces chefs d’établissement ou syndicats étudiants pro gouvernement ne bénéficie absolument pas de ce genre d’accord et d’assentiment, ce n’est rien d’autre qu’un coup de force …
2ème exemple : La votation citoyenne
Nous avons organisé avec de nombreuses associations, syndicats et partis politiques une votation pour demander un référendum sur la question de la privatisation de la poste en 2009.
Bien que tous les français fussent invités à s’exprimer, ce vote, que l’on a qualifié de votation en écho aux référendums d’initiative populaire qui sont organisés en Suisse, n’avait évidemment aucune légitimité pour décider du sort de la poste. Car l’initiative ne bénéficiait d’aucun accord et assentiment de l’ensemble des français justement. Elle n’avait aucune valeur juridique, étant organisée sans l’état.
Et parce qu’il n’y avait que peu d’enjeu justement, seuls 10% des français ont participé.
Cette votation ne pouvait avoir pour ambition que l’obtention d’un vrai référendum sur la question, et à défaut de l’obtenir, au moins d’y sensibiliser les français et pour une fois d’imposer nos préoccupations dans l’actualité médiatique (qui nous est le reste du temps imposée malheureusement, ce qui n’est selon moi pas vraiment démocratique).
Si nous avions prétendu que cette votation était un référendum et exigé à son issue positive l’arrêt du processus de privatisation, alors cela aurait été là aussi une tentative de coup de force et vraisemblablement une mauvaise farce.
On peut espérer peut être un jour obtenir un vrai droit d’organiser des référendums d’initiative populaire, mais pour l’instant en France ce droit n’existe pas.
3ème exemple : Le référendum européen
Un dernier exemple qui je pense achèvera chez vous l’idée qu’un référendum est forcément démocratique.
Le référendum européen …
Des politiciens font la propagande de cette idée à chaque élection européenne (surtout du côté d’EELV ou du parti socialiste).
Cette idée a surtout été évoquée en 2005 lors du référendum de 2005 sur la ratification du traité constitutionnel européen, mais la prochaine élection européenne approchant à grands pas, c’est donc aussi une question qui sera bientôt d’actualité.
Leur idée c’est que les traités européens devraient faire l’objet d’une ratification par référendum, mais un référendum pan européen, organisé le même jour dans tous les pays, et dont l’issue serait déterminée par l’addition cumulée de toutes les voix de chaque citoyen dans toute l’Europe.
Or en effet, un tel référendum serait absolument démocratique si …
… si l’UE était une seule et même nation, avec un seul et même peuple … Même si c’est l’utopie des fédéralistes. Ce n’est au jour d’aujourd’hui évidemment pas le cas …
Un tel référendum violerait la souveraineté et les spécificités de chaque peuple. Pour ma part, s’il me semble en effet nécessaire de passer des accords et de prendre des décisions communes avec nos voisins européens du fait de nos nombreuses interdépendances et de la nécessité de trouver des solutions aux enjeux qui dépassent le cadre national. D’un autre côté, je ne me sens pas encore prêt à laisser ces décisions parmi les plus importantes aux soins des rapports de force européens, qui à ce qu’il semble, sont encore plus défavorables qu’en France. Je me vois mal par exemple laisser la question de l’avortement se décider au niveau européen alors que la France est quasiment le seul pays vraiment laïque en Europe.
Mais d’une manière moins calculée, je me rends bien compte que la barrière des langues, ainsi que les distances qui nous séparent, et tout cela conjugué à l’absence de médias communs pour nous rapprocher, rendent tout débat démocratique entre citoyens de pays différents totalement virtuel.
En réalité, les débats se dérouleront uniquement entre personnes dont le profil serait la maîtrise de différentes langues, la possibilité de voyager partout en Europe et ayant le temps et l’occasion de discuter politique lors de ces voyages.
Nous serions donc encore plus dépendants de ce que nous disent nos médias et donc, n’ayons pas peur des mots, de leur désinformation … Et ce serait concrètement abandonner les débats aux « élites », et particulièrement à tous ceux qui trainent dans les couloirs des ministères, des banques, des multinationales, des ambassades, du parlement européen et de la commission. Personnes qui vous me l’accorderez ne brillent pas pour la pluralité de leurs opinions politiques.
Bref ce référendum pan européen serait une fuite en avant à marche forcée vers cette Europe fédérale et néo libérale qui il me semble n’est nullement une volonté populaire. Ce genre de référendum n’aurait donc rien de démocratique, il renforcerait au contraire le côté oligarchique de la construction européenne actuelle.
On peut donc ajouter le respect de la souveraineté et de la volonté des peuples à la liste des principes fondateurs d’une démocratie.
La souveraineté du peuple justement …
Après ces exemples qui illustrent bien pourquoi tout « Référendum » n’est pas forcément démocratique, revenons finalement à la bataille sémantique.
Etymologiquement, le mot démocratie signifie « souveraineté du peuple ». Cela signifie que dans une démocratie la volonté générale du peuple est supérieure à toutes les volontés particulières.
Et si l’on reprend la définition de la volonté générale par Benjamin Constant dans son œuvre « principes de politique » comme étant la volonté d’un groupe moindre d’individus sanctionnée par l’assentiment de tous les autres.
On retrouve bien dans le sens premier du mot démocratie cette notion fondamentale d’assentiment.
Et très concrètement cela se vérifie :
- C’est bien cet assentiment, peut-être à tort, qui fait que l’on accepte que des gens comme Nicolas Sarkozy ou François Hollande gouvernent alors que l’immense majorité des gens les auraient dégagé illico presto de l’Elysée s’ils en avaient eu le pouvoir. (pistes : référendum révocatoire / ostracisme)
- C’est cet assentiment qui fait que l’on accepte une décision même si elle ne nous plait pas. (dans les limites qui peuvent nous contraindre à y désobéir)
- C’est aussi cet assentiment qui fait qu’une démocratie ne peut pas être la dictature d’une majorité comme trop de monde l’imagine, mais toujours un régime où l’ensemble du peuple participe et influe sur les décisions collectives, par un système intelligent de pouvoirs et de contre-pouvoirs (nécessité de la séparation des pouvoirs dans une démocratie).
Et le référendum en Crimée dans tout ça ?
A la lueur de ces réflexions, je ne crois pas que le référendum organisé en Crimée soit démocratique.
Pour moi, la question de la sécession d’un territoire n’est pas uniquement l’affaire des personnes qui vivent sur ce territoire. Cette question englobe très clairement celle de la souveraineté du peuple ukrainien et de l’intégrité de leur territoire. Ce sont tous les ukrainiens qui me semblent concernés, pas seulement les criméens. Et la volonté des séparatistes criméens ne saurait être supérieure à celle de l’ensemble des ukrainiens.
Alors que l’initiative de ce référendum provient des dirigeants criméens, à l’instar de notre votation pour la poste, l’organisation d’un tel référendum ne peut avoir la légitimité nécessaire d’une décision qui engage l’ensemble des citoyens, seul le souverain dispose de cette légitimité, et dans une démocratie le souverain c’est le peuple.
Elle peut tout juste donner la représentativité à ces dirigeants pour porter cette revendication auprès du reste des ukrainiens et demander pour le coup l’organisation d’un vrai et légitime référendum au niveau national.
Mais dans tous les cas, cette initiative ne dispose d’aucun assentiment, ni des ukrainiens dans leur ensemble évidemment, ni des criméens qui ne veulent absolument pas devenir des citoyens russes. Tous ces gens subissent bien un coup de force, on les met devant le fait accompli, on ne leur demande pas leur avis.
Mais il n’y a pas que cela :
- la campagne référendaire a duré 15 jours. Décider dans l’urgence et réduire le temps et la qualité des débats ne me semble pas très démocratique. (En France, nous sommes plutôt familiers avec ce genre de manœuvres pourtant).
- vraisemblablement, les manifestations des opposants à la sécession ont été réprimées, et ils n’ont pas vraiment eu de temps de parole dans les médias (à vérifier, c’est peut-être de la propagande, on ne peut jamais être sûrs de ce genre d’infos dans ces situations malheureusement)
- tout cela s’est déroulé sous l’intimidation de l’armée (russe ?) déployée dans toute la Crimée. On ne peut évidemment pas mesurer l’impact de cette intimidation sur les criméens et sur la décision finale. Mais une chose est certaine, on peut mesurer l’impact que cela a eu sur les Ukrainiens, qui sans la peur d’affronter cette armée et d’en venir à la guerre, n’auraient vraisemblablement pas accepté cette sécession de la Crimée aussi facilement.
En conclusion :
Pour conclure, quelques réflexions : le droit de chaque peuple de disposer d’eux-mêmes peut-il se limiter simplement à légitimer aveuglément toute velléité d’indépendance ? Quid du respect de la souveraineté des nations et de l’intégrité de leur territoire ? Et inversement ? Ces questions ne me semblent jamais simples.
Les gens qui se sentent faire partie d’un même groupe social vivant généralement parmi d’autres groupes sociaux, doit-on réellement légitimer leur volonté de s’approprier un territoire sous prétexte qu’ils y sont les plus nombreux ?
Un droit international qui trancherait toutes ces questions est-t-il réellement possible ? Ou finalement ces questions, car elles traitent de la question de la souveraineté, ne sont-elles pas justement par définition hors-du-champs du droit et en réalité toujours le résultat de rapports de force, d’accords, de conflits ou de décisions arbitraires ?
Car effectivement ces questions peuvent très bien se régler par des décisions démocratiques. Mais quand cet assentiment pour respecter de telles décisions n’existe pas, que reste-t-il comme solutions ?
J’ai lu certains confondre l’idée que l’on peut se faire de ce référendum avec les idées que l’on peut se faire des évènements et du gouvernement en Ukraine, des réactions des dirigeants européens, des agissements de Poutine et de la Russie, et de la question du rattachement de la Crimée avec la Russie. C’est humain, quand quelque chose nous semble juste, on veut absolument lui attribuer toutes les vertus, et justifier tout ce qui s’y rattache et qui va dans son sens.
Mais en réalité qu’est-ce qui peut bien nous empêcher de dire que ce référendum est illégitime d’un côté, et que le rattachement de la Crimée à la Russie est juste de l’autre ?
Et si les dirigeants européens ne sont certes vraiment pas des références en ce qui concerne la démocratie, bien au contraire. Est-ce que cela signifie que dès qu’ils parlent de démocratie ils ont toujours tort et sont toujours en train de mentir ? Est-ce qu’énoncer cela nous interdit ensuite de dénoncer leur ingérence, et notamment leur rôle dans l’ascension des néo-nazis jusqu’au pouvoir ?
Est-ce que cela nous empêche de qualifier leurs histoires de sanctions d’une hypocrisie lamentable ?
Pourquoi faudrait-il mettre toutes ces questions dans le même sac et devoir réfléchir à tout cela d’une manière aussi binaire, soit être pro US / européens et être totalement d’accord avec tout ce qu’ils font, ou au contraire être pro russe et être totalement d’accord avec toute la propagande de Poutine ?
Enfin je me pose cette question, est-ce que le principe « les ennemis de nos ennemis sont nos amis » est-il réellement compatible avec les principes d’une démocratie ? N’est-ce pas au contraire typiquement le genre de principe qui peut nous amener à confondre amis et ennemis ?
Voilà.
J’espère par ma contribution avoir amené un autre point de vue ainsi que quelques pistes de réflexion, merci à vous.
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