Droite-gauche : un conflit à géométrie variable
Depuis quelques jours, le conflit droite-gauche est remis à l’ordre du jour. Mais sa signification a profondémente changé. À tel point que des modérés sont traités comme des opposants au système et poussés à cristalliser les attentes des classes sociales non représentées.
On croyait le conflit droite-gauche terminé. On croyait - et on nous le disait - que depuis le virage au centre des gouvernements Mitterrand et les tentations sociales de la droite chiraquienne, les différences droite-gauche s’étaient considérablement estompées. On croyait aussi que la dette, le chômage massif et la pauvreté se moquaient de l’alternance. Voilà qu’aujourd’hui tout semble s’inverser. La bipolarisation droite-gauche serait redevenue porteuse de vrais projets diamétralement opposés. Par ailleurs et paradoxalement, ceux qui n’appartiennent pas à ce couple droite-gauche sont considérés - c’est la nouvelle trouvaille médiatique - comme des antisystème. On peut alors se demander, en toute innocence, pourquoi le conflit droite-gauche s’est à ce point aiguisé si ses deux pôles font cause commune prosystème ? Et aussi, que veut dire "centre" lorsque les deux pôles latéraux sont si rapprochés ? Enfin, comment comprendre qu’un élément politique situé "entre" deux pôles prosystème puisse être catalogué d"antisystème" et se retrouver projeté quelque part à l’extérieur ?
Il faut donc apprécier la part de vérité que révèlent ces contradictions et la part d’inertie conceptuelle en tenant compte des changements de fond qui affectent la signification des termes. On a beaucoup dit que la gauche avait changé. On a moins mis en évidence le changement réel et profond de la droite. Chirac a longtemps incarné une droite industrielle française. Son penchant nationaliste et gaulliste s’y ajustait parfaitement. La droite actuelle, celle de Sarkozy, répond à une logique économique plus contemporaine. Elle prend le pouvoir économique au plus haut. Elle croit à la régulation naturelle de la société par les flux financiers. Elle s’accorde aux mouvements du capitalisme total des actionnaires. Elle mise tout sur cette forme suprême du système qui a non seulement séparé les intérêts abstraits de l’économie des intérêts de la vie sociale, mais qui a remplacé la figure même du capitaliste par un capital impersonnel et une gestion boursière irresponsable. Aussi, dans une logique prosystème, rien ne peut empêcher l’avènement de partis politiques de ce genre, porteurs de cette optique non critique et qui livrent la société aux impulsions aveugles de l’argent.
Cependant, malgré l’effondrement des régimes communistes, le monde n’a pas évolué dans cette seule direction. L’Histoire, par la survie pendant plus d’un demi-siècle de systèmes d’État, par les guerres dérivées des concurrences effrénées et par l’exemple imposant du capitalisme d’État chinois, a montré que la gestion étatique de l’économie dans la durée est devenue une composante inévitable. Le caractère impersonnel du capitalisme d’actionnaires tend, dans un certain sens, vers la logique gestionnaire de l’État. À l’inverse, l’État, pour exister réellement en tant que pouvoir face aux véritables puissances économiques, doit s’engager dans le marché, se rentabiliser et gagner de l’argent. Cette démarche est parfaitement incarnée par les instances européennes.
La gauche vient d’en bas. Elle avait vocation à défendre les classes populaires. Sous une forme plus ou moins radicale, elle s’inscrivait dans un autre projet de société. Elle proposait un autre système. Elle était antisystème. Ce caractère antisystème était encore là lorsque François Mitterrand a pris le pouvoir. Dans le monde d’alors, le système socialiste pouvait se confondre avec les systèmes d’économie d’État dirigés par des bureaucraties. Le Programme commun et la politique des nationalisations traduisaient cette vision. La fin du bloc communiste et l’effondrement des systèmes d’État non-capitalistes ont fait disparaître cette perspective. Les partis de gauche, socialistes et communistes, ont peu à peu abandonné l’idée d’un autre projet social et n’ont pu garder que l’intention de réguler les affaires en renforçant l’État. La gauche est devenue gestionnaire, s’appuyant sur l’État et sur la société des hauts fonctionnaires.
On voit donc aujourd’hui comment, au sein même du système, c’est-à-dire, sans qu’un autre système soit imaginé à long terme, l’alternance gauche-droite est une alternance réaliste, qui répond au fonctionnement du système actuel et qui recueille son expérience historique. On comprend aussi comment le conflit droite-gauche est devenu une mécanique conservatrice par excellence et aussi à quel point ce conflit a changé profondément de signification dans la mesure où il ne contient plus une opposition de fond, un choc de systèmes. De l’existence d’un conflit gestionnaire réel et de la disparition du conflit idéologique de fond provient la confusion croissante de la signification des mots droite et gauche.
Le débat qui oppose aujourd’hui Sarkozy et Royal traduit pertinemment les deux pôles de gestion du système. Le thème du travail est sans doute le plus irrationnel et le plus significatif de tous. D’un côté, Sarkozy prône la récompense du travail et attaque, dans l’inconscient des gens, notamment ceux du secteur privé, la faible performance productive de l’État et de ses fonctionnaires et sa gestion spécifique du temps de travail. D’un autre côté, Royal dénonce le chômage et les bas salaires et promet une protection utopique des salariés du privé dans le sens d’un statut public. Le débat met en évidence l’existence marquée de deux marchés de l’emploi fermés sur eux-mêmes. Il apparaît aujourd’hui qu’une partie considérable de la population ne parvient plus à inscrire pleinement sa vie professionnelle dans un de ces deux marchés de l’emploi. La précarisation et les blocages génèrent le sentiment croissant d’une exclusion qui gagne les classes ouvrières et moyennes. Ce constat est repris depuis un certain temps par les Verts qui n’adhèrent ni à la logique financière ni à celle de l’État mais qui ne parviennent pas à se positionner socialement. Et plus récemment par "le centre", sensible à la perception des classes moyennes et qui dénonce les "deux blocages" : celui de la haute finance avide et celui de l’État stratifié. La grande difficulté de ces mouvements c’est qu’ils se placent de fait socialement dans une position subversive mais n’ont pas généré de contre-projet social, imaginé un contre-système, bref, qu’ils n’ont pas fait naître une gauche. Alors que l’extrême gauche et le parti communiste, figés sur une logique historique morte, n’ont toujours pas compris que le peuple, même en souffrance, est avide d’intelligence et rejette les raisonnements politiques à la chaîne, les Verts et les nouveaux démocrates semblent chercher les clés nouvelles en dehors des structures, dans la société des gens, dans leurs besoins, là où ils sont forcément plus à l’aise que dans les débats, faute d’un projet intellectuel stratégique à la hauteur.
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