Eric Zemmour : le révisionnisme historiographique
Le dernier méfait d’Eric Zemmour en date, le Suicide Français [2014, Albin Michel] aurait pu très bien passer inaperçu. M. Zemmour fait ici du Zemmour : il prend des points sur lesquels une communauté d’historiens est arrivée à un consensus, et les redéfinit de telle sorte qu’ils s’insèrent dans son analyse de la « décadence » de la civilisation européenne et du « déclin » français. Pourtant, la couverture médiatique que cet ouvrage a obtenue est facilement compréhensible : un populisme soi-disant « non-conformiste », en révolte contre des « doxas » assénées par une « gauche bobo bien-pensante », voilà une opinion qui se répand comme une trainée de poudre depuis quelques années, avec des Dieudonné, des Soral, et maintenant Zemmour, qui estime que la provocation dans l’ombre ne fait plus recette. Nous ne parlerons pourtant pas ici des dérives fantasmées de Zemmour à propos de l’irréparable commis lors de la diffusion de la sitcom Hélène et les Garçons en France, ou bien de l’horreur de voir des jeunes Français noirs brandir le drapeau tricolore. En tant qu’historiens, il est de notre devoir d’être alarmés de la manière dont Zemmour prétend utiliser l’histoire de France pour parvenir à ses fins. Le révisionnisme ne doit pas être un crime, mais il doit être farouchement contredit.
Zemmour n’a pourtant pas de chance. A s’en prendre à un pan essentiel de l’histoire de France, il aurait pu éviter de présenter l’historiographie de Vichy comme absolument manichéenne depuis l’ouvrage de Robert Paxton et de Michael Marrus, Vichy et les Juifs [1981] (ou bien depuis l’ouvrage fondateur de Paxton de 1973, La France de Vichy. 1940-1944). Cette historiographie, pour les initiés, n’a en effet rien de manichéen. Et, n’en déplaise à Zemmour, l’historiographie n’a rien non plus de figée. Les représentations historiques évoluent d’ouvrage en ouvrage, et seules des conclusions générales ne remettant pas en cause de possibles modifications dans les détails font l’objet d’un consensus parmi la communauté des historiens. Dans son chapitre sur l’année 1973, le deuxième paragraphe s’intitule « Robert Paxton, notre bon maître ». Sa thèse principale consiste à dire qu’à partir des essais de Paxton et Marrus, « la doxa est édifiée. La thèse restera inchangée. Elle repose sur la malfaisance absolue du régime de Vichy, reconnu à la fois responsable et coupable. L’action de Vichy est toujours nuisible et tous ses chefs sont condamnables. »
Il faut d’abord formuler quelques points au niveau de la démarche historique de Zemmour. Il a su démontrer lors de ses multiples interventions télévisuelles, articles ou œuvres, qu’il possédait un certain bagage de connaissances, qui permettraient à tout bon scientifique de procéder à des réflexions approfondies. Mais Zemmour ne cherche pas de vocation scientifique. Les sciences humaines sont des sciences comme les autres, et requiert une capacité à ordonner des données dans une réflexion cohérente, à mettre en parallèle des situations pour en tirer des conclusions partielles, nécessitant toujours d’être réfutables. Pour Zemmour, la démarche historique s’inscrit dans une démarche idéologique. Elle se caractérise indéniablement par une faiblesse méthodologique : Zemmour n’a de toute évidence pas ouvert beaucoup d’essais historiques. Il aurait pu remarquer qu’un ouvrage d’histoire comporte une épaisse bibliographie, et chaque propos se doit d’être étayé d’une référence à un essai plus ancien, soit pour être soutenu, soit pour être discrédité. Pour Zemmour, l’idéologie prime : c’est lui qui décide de quoi l’historiographie a parlé, quitte à ne pas prendre en compte 99% des historiens de la question. Nous ne parlons encore que de son chapitre sur Paxton ; c’est un chapitre historiographique, qui n’est qu’à de rares moments proprement historique. Il devrait donc nécessiter énormément plus de références à l’historiographie, et cela aurait pu permettre à Zemmour d’éviter de faire des déclarations grandiloquentes, qui s’avèrent absolument fausses.
La principale critique qu’on peut adresser à la parole de Zemmour est aussi la plus grave. S’il cherche à avoir une démarche historiographique, il se doit de prendre en compte toute l’historiographie. Or, pour Zemmour, l’historiographie de la France de Vichy démarre avec Robert Paxton en 1973 et connaît quelques brèves poussées avec Serge Klarsfeld en 1983, avant d’être totalement démontée par Alain Michel en 2012. Il cite au hasard d’une phrase Raul Hilberg, dont l’ouvrage fondateur La Destruction des Juifs d’Europe, publié en 1985, a permis de ne pas placer Vichy dans la position inconditionnelle du bourreau des Juifs français. On peut se demander pourquoi Zemmour tient à citer un historien qui fait partie du consensus, alors qu’il s’attache tant à vouloir détruire le consensus ? Cela fait certainement partie des multiples contradictions de sa démarche.
Le principal reproche qu’il adresse à la thèse de Paxton et Marrus est la considération selon laquelle Pétain et le régime de Vichy auraient en tout point eu une action dirigée pour la déportation des Juifs en France. Cette thèse aurait par la suite été vue comme sacro-sainte, « incontestable. Incontestée. », une « doxa » dans les termes de Zemmour. Cela arrange bien ses points de vue : il s’agit de montrer que l’état d’esprit général en France est à la condamnation absolue de Vichy, et qu’a fortiori (ce que ne dit jamais Zemmour explicitement) c’est l’historiographie juive qui mène les débats (le rappel de l’ancienne profession d’avocat de Serge Klarsfeld serait totalement gratuite dans le cas contraire). Pourtant, Zemmour attaque, mais sans véritablement connaître l’historiographie de Vichy. Penchez-vous sur un essai de Serge Klarsfeld, de Raul Hilberg, de Jacques Semelin sur la question. Vous vous rendrez rapidement compte que l’historiographie de Vichy est bien plus étoffée que les trois références que donne Zemmour.
Une des phrases les plus dérangeantes (et également les plus fausses) de ce chapitre sur Paxton est la suivante :
« Des historiens comme Robert Aron rappelaient que la France vaincue, sous la botte allemande, était soumise aux pressions permanentes de Hitler. Les mêmes expliquaient le bilan ambivalent de Vichy par la stratégie adoptée par les Pétain et Laval face aux demandes allemandes : sacrifier les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français.
Cette thèse est aujourd’hui réputée nulle et non avenue. »
N’en déplaise à Eric Zemmour, les medias ne détournent pas les yeux uniquement des ouvrages qui font scandale. En 2013, Jacques Semelin publie Persécutions et entraides dans la France occupée, un ouvrage monumental, résultat d’années de recherches, de nombreux témoignages, pour comprendre comment 75% des Juifs de France ont échappé à la déportation. Evidemment, Zemmour ne l’évoque pas une seconde. Seule la conclusion de cet ouvrage permet de discréditer la théorie de son chapitre sur Paxton. Dans le cinquième point de la conclusion, Semelin, se jugeant trop incompétent pour comprendre les intentions de Vichy dans le cas des Juifs en France, se réfère à cinq historiens différents, et les citent. Tout d’abord, il cite Raul Hilberg, en 1961 : c’est la même citation qu’utilise Eric Zemmour dans son ouvrage. Il s’agit d’un positionnement avant l’ouvrage de Paxton. On ne contredit donc pas la thèse de Zemmour. Il cite ensuite Paxton et Marrus, mais cette fois-ci dans les moments où ils ont nuancé le propos que décrie Zemmour : « Les Juifs français bénéficièrent parfois de la préférence du gouvernement de Vichy, qui entendait viser en premier lieu les étrangers, quoique, souvent, les SS aient arrêté tous ceux qui étaient à leur portée. » (Vichy et les Juifs) Semelin reconnaît cependant que cette nuance arrive bien tard dans l’essai, mais l’historiographie de Vichy n’en est qu’à ses balbutiements. Il cite ensuite Serge Klarsfeld, en 1983 : « Si, à l’égard des Juifs français, existe une volonté bien affirmée de les spolier, d’éliminer leur influence politique, culturelle, de leur imposer un statut de citoyens de deuxième zone, on ne peut déceler de la part de Vichy d’intention de les arrêter et de les interner pour qu’ils soient déportés. » (Vichy-Auschwitz, in La Shoah en France, t. 1, p. 8) En 1993, c’est Susan Zuccotti qui dit que les juifs français « à l’exception tragique des enfants d’immigrants, ont clairement bénéficié d’une protection limitée. Sans cette protection, les arrestations auraient été plus importantes, et le nombre de victimes juives aurait été plus élevé. » (The Holocaust, the French and the Jews) Semelin cite ensuite encore deux autres historiens qui soulignent l’indulgence de Pierre Laval envers les Juifs français.
De toute évidence, l’historiographie de la France de Vichy ne s’est pas arrêtée avec Paxton. Elle a commencé avec lui, et s’est étoffée depuis. Cela permet à Semelin de dire : « Si donc l’approche des auteurs diffère, selon qu’ils mettent plus ou moins l’accent sur la fonction « protectrice » de Vichy envers les juifs français, ils s’accordent sur ce point : ce sont bien les juifs étrangers qui ont été d’abord sacrifiés par Vichy, Pierre Laval les qualifiant de « déchets » lors du Conseil des ministres du 3 juillet 1942, pour justifier de s’en débarrasser. Par conséquent, les Français israélites ont été dans l’ensemble plus épargnés. » (p. 848) Zemmour peut bien penser que tout le monde envisage Vichy comme le grand méchant loup. Il s’agit certainement d’un fantasme.
Mais Zemmour ne serait pas Zemmour s’il ne faisait que des erreurs volontaires d’historiographie. L’historien récent qu’il cite, et brandit comme un glaive fier et conquérant, ne fait pas partie du consensus. Alain Michel est en effet passé inaperçu lors de la sortie de son ouvrage Vichy et la Shoah : enquête sur le paradoxe français, en 2012. Ce que Zemmour en cite n’est pourtant pas préjudiciable. Michel ne fait que dire ce que tous les historiens affirment, n’en déplaise à Zemmour. Mais ce dernier se plaît à citer un historien que beaucoup qualifient de révisionniste, et que Semelin va même jusqu’à mettre en exemple des historiens qui cherchent à réhabiliter Vichy. Cet élan de non-conformisme aurait bien pu être contourné, si Zemmour avait cité les auteurs que nous avons préalablement cités. Mais les historiens du consensus ne rentrent pas dans l’estime idéologique de Zemmour. Il ne faudrait pas qu’on l’accuse d’être d’accord avec ces trublions de la gauche bien-pensante.
Il y a donc dans l’effort historique d’Eric Zemmour une façon de remuer des passions et des luttes historiographiques déjà résolues depuis bien des années. Certes, Semelin reconnaît que son ouvrage paru en 2013 devait servir à relativiser une historiographie récente, qui, depuis Paxton, ne posait qu’en nuance le fait que Vichy ait pu « sauver » les Juifs français. Il n’y a pas de doxa paxtonienne. Paxton a été pionnier dans l’attribution de déportations de Juifs en France à Vichy. Il a plus d’une fois remis en cause ses positions absolues, mais un historien ne regarde de toute manière jamais qu’un seul ouvrage pour décider d’une historiographie générale. En ce sens, on ne pourrait même pas qualifier Zemmour de révisionniste : les révisionnistes restent des historiens. Zemmour n’a aucune démarche historique, et ne prend que quelques faits de l’histoire et de l’historiographie pour les insérer dans son idéologie populiste. Il laisse libre cours à ses fantasmes et les superpose à ce que lui-seul voit dans l’historiographie. Il ne mérite ainsi pas du tout le qualificatif de révisionniste, et encore moins celui d’historien.
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