Est-ce la fin de la démocratie ? Dégât collatéral ou trilatéral ?
Quelle démocratie pour le XXIe siècle ? Voilà un sujet philosophique d’actualité, proposé par mon confrère Jean-Charles pour réfléchir ensemble autour d’un café. La démocratie actuelle revient-elle à faire signer un contrat, comme chez Darty ou Auchan, pour un paquet de prestations fournies par une équipe dirigeante dont la composition dépend du suffrage électoral ? Si les Français préfèrent Darty, ils seront gouvernés par Darty, s’ils préfèrent Auchan, ils seront gouvernés par Auchan. Auquel cas, nos représentants ne seraient pas tant politiques que représentants de commerce, vendant des programmes, flattant nos émotions, jouant sur nos peurs, obéissant à nos désirs. Certes, nous n’en sommes pas là mais ces dérives sont tout de même avérées. La démocratie ne se porte pas bien, tout le monde était d’accord en 2006 puis, le succès de la campagne électorale des présidentielles, suivi d’une participation inattendue, a laissé accroire à un renouveau de la démocratie, quasiment une renaissance. Mais le scrutin suivant, avec une abstention de quatre Français sur dix, laisse penser le contraire. Pourtant, les législatives sont importantes. C’est par le biais des députés que sont déterminées pour une bonne part les politiques confiées par le peuple à leur représentants. Mais est-ce certain ?
Examinons alors le sens de cette règle fixée aux candidats du gouvernement : ministre battu, ministre déchu. Bien évidemment, rien dans la Constitution n’impose cette règle dont la soi-disant morale traduit en fait un artifice visant à montrer aux Français que le gouvernement a la même légitimité que l’Assemblée. La Constitution n’en demande pas tant. Elle donne suffisamment de pourvoir aux députés pour qu’il ne soit pas besoin d’en faire autant, et si l’Assemblée jouait réellement son rôle, nous serions dans une démocratie représentative oeuvrant selon l’esprit de ce concept, même avec des ministres n’ayant reçu aucune légitimité électorale. Or, nous pouvons tous constater combien nous nous sommes éloignés de cet esprit au sein même de nos institutions. De plus, l’Europe ne fait qu’aggraver la situation, avec ses structures que sont la BCE et la Commission européenne. Certes, leurs membres sont nommés, cooptés par des élus des nations européennes mais, dans l’esprit, nous sommes face à une gouvernance d’experts n’ayant que peu de comptes à rendre aux peuples et à leurs représentants, hormis peut-être quelques prérogatives du Parlement européen.
Une allégorie permet de bien poser la question de la démocratie. Qui tient les rênes du pouvoir ? Dans une démocratie représentative, ces rênes sont confiées à des représentants. Ce sont eux qui tiennent les rênes de l’attelage et qui dirigent la cavalerie gouvernante selon des ordres qui, en esprit, sont proches de ce qu’est voulu en général par le peuple, avec une obligation de synthèse de ces velléités parfois contradictoires dont l’orientation est parfois tranchée par les élections. Le citoyen croit alors qu’il tient les rênes et dirige les orientations gouvernementales ou, du moins, qu’on lui laisse une partie des rênes. Or, ce qui est apparu depuis quelques décennies, c’est une dépossession progressive du pouvoir de la démocratie représentative. Les citoyens, en 2000, se sentent dépossédés de leurs prérogatives, constatent aussi que leurs représentants ne peuvent plus contrôler la cavalerie gouvernante et surtout les chevaux de la puissance économique dont les institutions financières imposent une vitesse et un rendement déraisonnable. Platon dirait que le cheval fou échappe à la divine et sage raison du cavalier. De plus, avec tous ces leurres médiatiques, la vision des citoyens est trouble et quand bien même ils voudraient reprendre les rênes, ils ne trouveraient plus leur chemin tant leur vision est perturbée. Leur situation est d’être dans une cabine de navire, livrés aux décisions de la capitainerie qui, de temps à autres, dépêche quelques émissaires pour expliquer les turbulences du voyage et justifier des décisions apparemment aberrantes.
Voici maintenant un éclairage historique. Je remercie le professeur d’économie, présent à notre réunion philosophique, pour avoir fait un rappel sur des réflexions datant de plus de trente ans. En 1973, la commission trilatérale fut créée à l’initiative de plusieurs hauts dirigeants des mondes politiques et financiers. David Rockefeller, Henry Kissinger et Raymond Barre en firent partie. En 1975, un rapport fut établi par des autorités intellectuelles telle que Samuel Huntington et Michel Crozier, co-auteur de ce texte. N’y voyons nul complot (un déminage de ce sujet est nécessaire pour éviter 200 commentaires sur Davos, Bilderberg et les Illuminati...). Ce rapport est connu de tous. Il a juste été oublié. Son objectif est de répondre à certaines difficultés de gouvernance consécutives aux mouvements d’émancipation constatés dans les années 1960, ainsi qu’inhérente à la démocratie représentative dans un monde où les citoyens deviennent de plus en plus informés et émancipés. C’est d’ailleurs Huntington qui élabora le concept de gouvernance, explicitement conçu pour représenter les obstacles de la démocratie opposés aux capacités à gouverner. Ce fut une nouveauté. Cette démocratie, considérée comme le moins mauvais des systèmes par Churchill, a été diagnostiquée comme ayant une pathologie sociétalement acquise, celle de s’opposer à la gouvernance. Peu ont cherché à savoir les causes de ce constat. Quoi qu’il en soit, ces experts ont été écoutés. Ils ont inspiré la politique de Reagan.
En 1986, Lizette Jalbert et Laurent Lepage ont publié un ouvrage sur le néoconservatisme des nations anglo-saxonnes et les restructurations de l’Etat après 1979. Je ne résiste pas à vous livrer cet extrait où l’esprit du rapport de 1975 est clairement présenté. Si vous y voyez quelques ressemblances avec des récents discours, c’est que vous disposez d’un entendement en bon ordre de fonctionnement.
Ainsi, tant aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne, combattre la surcharge, les tensions et la crise de gouvernabilité apparues au cours des années 1970, comme résultat du climat de permissivité et de polarisation idéologique de la décade précédente, va signifier, selon le sociologue Michel Crozier, considéré de tendance libérale et co-auteur du rapport de la Trilatérale, l’adoption de « nouveaux mécanismes de contrôle social » beaucoup plus fermes et chloroformants que ceux déployés jusque-là. Fondamentalement, il ne faut pas craindre, comme le propose en toute netteté Huntington, d’aller aussi loin que « la formation d’un mode de gouvernement plus autoritaire et plus efficace ». En termes de mesures à prendre, les auteurs en suggèrent quelques-unes parmi les suivantes : restauration de l’autorité par la valorisation de l’expertise, de l’ancienneté, de l’expérience et du talent ; restriction sévère des dépenses publiques ; réduction de l’activité syndicale ; défense de la loi et de l’ordre ; remise en vigueur de la discipline familiale, entre autres ; prudence à l’égard de la politique d’immigration ; retour à une plus grande moralité, en particulier des mœurs sexuelles ; réhabilitation du patriotisme. Bref, un éventail de prescriptions découlant d’une vision plus disciplinaire du fonctionnement des institutions et centrées autour de la nécessité de construire un nouveau consensus étranger aux idéaux libéraux d’émancipation et de justice sociale.
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