Étienne Chouard VS la Grèce antique…
Étienne Chouard est désormais un homme célèbre. On le présente volontiers comme un spécialiste de la démocratie. Le grand public l’adule pour ses références à l’Athènes antique. Pourtant, aucun média, aucun blogueur, aucun enseignant, je crois, n’a jamais relevé l’erreur fondamentale du grand homme. Étienne Chouard méconnaît gravement l’histoire de la Grèce antique et les déboires d’Athènes après la mort de Périclès. Il plaît à un public de semi-lettrés qui apprécient beaucoup ses positions anti-platoniciennes et anti-socratiques. En réalité, Socrate et Platon ont soulevé à leur époque des questions tragiquement réalistes, toujours actuelles, que Chouard ne relèvera jamais.
Le lecteur peut se référer à cette vidéo, très courte, où Étienne Chouard expose brièvement ses convictions philosophiques, ou du moins son anti-philosophisme assez viscéral.
Le professeur commence par dire que Platon était « idéaliste ». Il assimile rapidement l’idéalisme à une attitude de doux rêveur aristocratique qui ne comprend rien aux réalités du terrain. C’est la caricature vulgaire de Platon, faite par des générations de mauvais enseignants ou de mauvais élèves.
Or, l’idéalisme de Platon signifie tout autre chose : le monde sensible, celui qui est accessible à l’observation, n’a réellement de sens qu’à travers des concepts, les fameuses Idées platoniciennes. C’est en ce sens que le « monde intelligible » (le concept, l’intelligence) éclaire le « monde sensible » (la perception, l’expérience immédiate) et lui est supérieur. Le simple donné sensible n’est rien s’il n’est pas accompagné de réflexion ; la science, la sagesse d’une manière générale, est un dialogue perpétuel entre l’intellect et l’observation. Ou si l’on veut entre l’œil et l’esprit. Du reste, chez Platon, l’esprit est une sorte d’œil immatériel qui contemple l’invisible.
Le professeur Chouard se lance alors dans une diatribe anti-Platon. Non seulement Platon serait une sorte de gros naïf, mais, jaloux de ses privilèges aristocratiques, il répugnerait au gouvernement populaire, la fameuse démocratie. C’est une allusion au livre VIII de la République, où Platon fait de la démocratie l’un des pires régimes possibles, juste avant la tyrannie, et d’ailleurs complice de cette dernière.
Mais Chouard oublie une première chose. La République, comme toute l’œuvre de Platon, est un dialogue, et le personnage qui parle, c’est Socrate, un homme du peuple, d’une grande pauvreté. Ce simple indice aurait dû aiguiller le professeur Chouard…
Chouard ne comprend pas que Socrate est effrayé par la décadence de la démocratie directe athénienne : incompétence stratégique, omniprésence des démagogues, inversions des valeurs, décisions de justice effrayantes, insécurité, criminalité, corruption… C’est une démocratie qui s’est discréditée une première fois en condamnant à mort des militaires de grande valeur (crise des Arginuses en 406 av. J.-C) – ce qui, en pleine guerre du Péloponnèse (431-404), équivaut à un suicide collectif. C’est aussi cette démocratie directe qui condamne à mort Socrate lui-même (399 av. J.-C.) que son statut de pauvre ne protège aucunement.
On comprend mieux pourquoi Socrate et Platon sont partisans d’un régime aristocratique, éclairé, autoritaire, aux mains d’hommes excellents, à la fois savants et guerriers.
Pour approfondir, voici quelques références :
— la crise des Arginuses : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Arginuses
— le procès de Socrate : https://fr.wikipedia.org/wiki/Proc%C3%A8s_de_Socrate
— le livre VIII de la république : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/rep8.htm
— mon propre article sur les impasses de la démocratie : https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/et-si-la-democratie-etait-le-213532
On notera qu’à chaque fois, c’est le peuple, en l’occurrence des citoyens lambda tirés au sort, qui votent les décisions les plus calamiteuses. On est loin de l’idéalisation « chouardienne » de la démocratie directe et de la souveraineté populaire !
Pour finir, le professeur Étienne Chouard affirme, sans rien y connaître, que la ville d’Athènes avait donné le pouvoir a des pauvres depuis « deux cents ans » et que Platon – le méchant riche – y trouvait à redire. C’est le « j’aime pas les riches » typique des gauchistes, et qui leur tient lieu actuellement de doctrine politique.
Mais quels pauvres ? Et où a-t-il trouvé ces deux cents ans ?
Certes, Platon (427-347) est un penseur du IV° siècle av. J.-C. et la démocratie athénienne s’est péniblement installée à la fin du VI° siècle, soit un siècle et demi auparavant, mettons deux siècles.
Elle s’est installée sous Clisthène, sous la forme d’un suffrage censitaire, destiné, il est vrai, à calmer les révoltes populaires ; mais on remarquera que le cens empêche les plus pauvres de voter. Certes, Clisthène succède à des tyrans cruels et apparaît de nos jours comme un bienfaiteur du peuple. Mais Chouard oublie que ces tyrans succèdent eux-mêmes à Pisistrate, un tyran prudent, modéré, populiste et socialiste avant la lettre, qui avait à cœur d’améliorer le sort des petits paysans.
L’Histoire montre ainsi qu’un pouvoir absolutiste peut se montrer populaire. A contrario, une démocratie, même directe, peut être terriblement oligarchique, si les votants sont habilement manœuvrés par les démagogues issus des classes riches.
Plus tard, les guerres médiques (début du V° siècle av. J.-C.), gagnées par les Grecs, enrichissent considérablement Athènes et, dans ce contexte, le stratège Périclès prend le pouvoir en 461 av. J.-C. Il installe un suffrage « universel », c’est-à-dire non-censitaire. La ville regorge d’argent et peut se permettre une politique de main tendue aux pauvres, voire aux esclaves affranchis, qui ne votent point, mais accèdent parfois à l’aisance en tenant un commerce.
Mais les ambitions de Périclès amènent la guerre du Péloponnèse (431-404) contre l’ancien allié spartiate. Périclès meurt en 429 av. J.-C. La ville d’Athènes, dirigée par des seconds couteaux, de plus en plus affaiblie par la guerre et la peste, sombre dans une décadence irréversible.
La crise des Arginuses (406 av. J.-C.) évoquée précédemment révèle cette formidable capacité des civilisations à se suicider, sans même qu’on le leur demande, et notamment cette propension de la foule à lyncher, par la voie judiciaire, de brillants citoyens pour des motifs incongrus.
En 399 av. J.-C., la paix revenue, le vieillard Socrate continue son combat contre les démagogues et les politicards. Il en mourra, condamné par un tribunal parfaitement régulier, totalement démocratique, composé de plusieurs centaines de citoyens ordinaires tirés au sort.
Les officiers victorieux des Arginuses, puis Socrate, ont été exécutés par un régime de liberté, non par un régime de servitude.
Il ne s’agit donc pas d’opposer le brave peuple aux méchants oligarques, et la gentille démocratie directe à la méchante aristocratie abusant de ses prérogatives… C’est très marketing auprès d’un public gauchiste et adolescent, mais l’affaire passe très mal aux yeux des gens qui connaissent un tant soit peu Platon et l’Histoire antique.
Le professeur Étienne Chouard est un marchand d’espoir pour un public qui n’est pas sans misère intellectuelle. Il nous vend une démocratie directe parée de toutes les vertus, alors que celle-ci n’est ni un bien ni un mal en soi. Une démocratie partie à la dérive fait infiniment plus de dégâts qu’un absolutisme intelligent. L’Histoire grecque le montre, et Platon le confirme.
La philosophie politique de Platon s’enracine dans le traumatisme des procès politiques. Notamment : avoir vu son maître, Socrate, condamné à mort, comme un vulgaire malfaiteur, par une démocratie aveugle et sourde, tant chez les élites que dans le peuple.
Socrate et Platon savaient tous les deux, pour l’avoir vécu, de quoi ils parlaient, à savoir : d’une certaine forme d’horreur démocratique.
La démocratie : un lynchage continuel ? C’est à méditer.
Références
Pages 214-215 du document suivant :
Les procès politiques et la crise de la démocratie athénienne de Claude Mossé (portail Persée)
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