« L’universalisme » de Diderot : naïf et aliénant selon Rousseau ?
Il doit surement y avoir quelques idées précieuses, dans l'article « Droit naturel » que Diderot écrivit pour son Encyclopédie. Idées précieuses qui apparaitraient d'autant mieux qu'on replacerait l'article qui les contient dans le contexte du siècle des Lumières, où il fut écrit. Pourtant, en lisant ce texte aujourd'hui, on peut aussi avoir l'impression d'avoir sous les yeux la « matrice intellectuelle » d'une certaine mentalité « universaliste », naïve, aliénante, et même dangereusement affaiblissante, très répandue dans les têtes des membres de notre société française de ce début de XXIème siècle. En trouvant tous ces défauts à cette mentalité, on sera alors peut-être, assez en phase avec les critiques que fit Rousseau à l'encontre du texte de Diderot.
Selon Diderot, nous ne devons juger de la moralité de nos actes que par rapport aux bienfaits ou méfaits qu'ils apportent à l'humanité dans son ensemble. Le mal dans le monde, consiste donc en ce que de « méchants » hommes poursuivent d'autres objectifs que « l'intérêt général de l'humanité ».
Mais quelle est alors l'origine du mal dans le monde ? Selon Diderot, certains hommes sont « méchants » parce qu'ils sont « tourmenté[s] par des passions […] violentes ». Ils se disent : « Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle me parle en ma faveur. »
Si de plus, il arrivait à l'un de ces « méchants » hommes de rencontrer Diderot, et d'entendre par sa bouche le langage de la « raison », lui expliquant en quoi son comportement est « méchant », alors son cas s'aggraverait s'il refusait d'obéir à la « raison ». Diderot dit en effet : « J'aperçois […] qu'il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. »
Selon Diderot apparemment, donc, certains hommes sont « méchants » au sens où il l'entend, parce qu'ils sont ignorants, ou « insensés », ou alors dans le pire des cas, « méchants » par nature (ou par malédiction ?), un peu comme Darth Vador, le Docteur Gang, Sauron, Joe Dalton, le Pingouin, la belle-mère de Blanche-Neige, la bouteille géante d'Orangina rouge, ou le diable.
Mais il est un peu trop facile de se moquer de Diderot, car la question de la nature du mal et de ses origines, qu'il a essayé d'affronter, est comme un profond mystère, qui passionne les hommes depuis longtemps mais qu'ils n'éclairciront peut-être jamais totalement. Elle n'a pas aujourd'hui, je crois, de réponse qui fait l'unanimité, pas plus celle de Diderot que celles d'autres philosophes connus à son époque, comme Hobbes ou Rousseau.
Rousseau qui justement, fut en désaccord profond avec les opinions que Diderot exprima dans cet article « Droit naturel » de son Encyclopédie. Rousseau exprima ses désaccords, d'abord dans le chapitre intitulé « De la société générale du genre humain » du Manuscrit de Genève, qui est une ébauche de son Contrat social. Puis il exprima encore des désaccords dans le chapitre intitulé « De la religion civile » de la version définitive de son Contrat social (la connaissance de ces désaccords permet d'ailleurs de mieux comprendre, dans son originalité par rapport aux opinions des autres Lumières, le projet de Rousseau quand il écrit le Contrat social).
Les opinions exprimées par Diderot sont surement animées des meilleures intentions du monde, mais à mes yeux aussi elles méritent d'être durement critiquées. Car si comme Diderot nous y invite, nous nous vivions naïvement comme des êtres qui, qui qu'ils soient et en toutes circonstances, choisissent toujours leurs actes en fonction seulement des bienfaits ou méfaits que ces actes engendreraient pour l'humanité dans son ensemble, alors nous risquerions fort de devenir des êtres aliénés mentalement. Il y a même selon moi, trois formes superposées d'aliénations mentales dont nous souffririons. Et comme si ces troubles mentaux ne suffisaient pas, la mentalité « universaliste » naïve risque fort aussi d'être pour les sociétés qui l'adopteraient, une source d'autres maux : de graves affaiblissements, conduisant normalement à la soumissions aux plus forts, et dont je distinguerai deux formes, et même quelques déceptions et sentiments de ridicule.
Ce n'est pas exactement cette critique, que fit Rousseau à l'encontre des opinions exprimées par Diderot, mais c'est à mon sens une critique assez proche.
Dans la suite, je détaillerai la critique dont j'ai pour l'instant seulement tracé les grandes lignes, de la mentalité « universaliste » naïve (aliénations mentales, déceptions et ridicule, dangereux affaiblissements du corps social), tout en présentant aussi la critique de Rousseau à l'encontre des opinions de Diderot, et en montrant en quoi ces deux critiques entrent en résonance.
Les textes originaux de Diderot et Rousseau n'étant pas très longs, j'en ai reproduit deux en annexes : « Droit naturel » de Diderot, et « De la société générale du genre humain » de Rousseau ; j'avais déjà reproduit dans un autre billet l'autre texte de Rousseau, « De la religion civile ».
Première aliénation mentale : la négation de soi (et du monde réel dans sa complexité morale).
Si nous nous vivions comme des êtres qui ne choisissent leurs actes que par rapport aux méfaits ou bienfaits que ces actes engendrent pour l'humanité dans son ensemble, nous serions triplement aliénés mentalement.
Nous serions d'abord aliénés par rapport à notre volonté de vivre ou de nous préserver, que la nature a mis en nous comme dans tous les autres animaux, et aliénés par rapport au monde réel qui nous entoure, dans toute sa complexité et contingence. Nous refoulerions sans oser les regarder en face, tous les moments où les circonstances mettent notre vie ou notre bien être, en conflit avec ceux d'autres individus, et où il nous faut alors choisir ou au moins faire un arbitrage, entre notre bien être et ceux d'autrui.
« Mais où est l’homme qui puisse ainsi se séparer de lui-même ? et, si le soin de sa propre conservation est le premier précepte de la nature, peut-on le forcer de regarder ainsi l’espèce en général pour s’imposer, à lui, des devoirs dont il ne voit point la liaison avec sa constitution particulière ? », demande alors Rousseau.
Deuxième aliénation mentale : la négation de ses attachements particuliers.
Mais entre les individus et l'humanité dans son ensemble, il y a aussi des intermédiaires : les associations particulières d'individus (qui ne sont pas l'humanité toute entière), dans lesquelles les individus qui en sont membres projettent leur intéressement propre (l'intérêt de leur société particulière devenant à leurs yeux leur propre intérêt), mais aussi vis à vis desquelles ils peuvent avoir un « altruisme particulier », tourné vers elles et non vers l'humanité dans son ensemble, comme le père ou la mère qui a un « altruisme particulier » pour ses enfants, ou le citoyen qui se sentirait des « obligations particulières » envers ses concitoyens, ou qui aurait une « gratitude particulière » pour son pays.
La mentalité « universaliste » naïve nous aliènerait donc aussi par rapport aux gens qui nous entourent, dans un voisinage plus ou moins proche, et par rapport à notre fonctionnement affectif et à la manière dont nous nous lions ou nous engageons vis à vis d'autres personnes ou d'une société particulière, faisons des promesses à certains, nous sentons particulièrement redevables à d'autres, rentrons en confiance, tissons une amitié, partageons une mémoire particulière, une culture particulière et un vécu avec d'autres encore. On se lie à des gens en particulier, et les aimer, ou s'engager vis-à-vis d'eux, rentrer en confiance avec eux, les accepter dans notre espace de vie, c'est toujours les distinguer de la masse, devenir à même de leur dire qu'ils ne sont pas n'importe qui pour nous, ou que ce qui nous lie à eux n'est pas réductible à ce qui nous lie avec celui qui habite aux antipodes. Il nous faut donc prendre garde qu'une volonté de ne distinguer personne par rapport aux autres, ne nous conduise pas à niveler par le bas tous nos liens affectifs particuliers. Il nous faut peut-être aussi garder la conscience du fait que nous avons des engagements particuliers à respecter vis à vis de certaines personnes ou de la société à laquelle nous appartenons, que nous n'avons pas envers l'humanité toute entière.
Commençons donc par être de bons pères et mères, fils et filles, frères et sœurs, maris et femmes, amis, voisins et citoyens, avant de prétendre être des hommes : c'est peut-être le sentiment de Rousseau quand il évoque « ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie [(c'est à dire ici, la patrie « universelle », ou « cosmopolite »)] par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde, pour avoir droit de n’aimer personne. » Dans ses Propos sur le bonheur, Alain fera à mon sens un très bel écho à ce sentiment présumé de Rousseau.
Troisième aliénation mentale : l'intolérance envers soi.
Apparemment, aux yeux de Rousseau, pour qu'un homme puisse choisir d'agir au service de l'intérêt général de tel ou tel groupe dont il est membre (association particulière ou humanité), il faut qu'il puisse projeter son intéressement propre dans ce groupe (qu'il voie en quoi l'intérêt général du groupe coïncide avec son intérêt propre). Rousseau demande en effet : « ne reste-t-il pas encore à voir comment [l']intérêt personnel [de l'homme] exige qu’il se soumette à la volonté générale ? ».
Ce qui n'empêche pas qu'un homme puisse aussi avoir de l'altruisme ou de la vertu, mais cet altruisme ou cette vertu se développeront dans l'interaction avec les groupes plus ou moins grands auxquels il appartient (par l'expérience du don de soi ou de la gratitude ? par le développement d'une confiance en l'autre ? et d'une confiance en la société dans laquelle il vit, juste et vertueuse, où les « bonnes » actions seraient récompensés et les « mauvaises » punies ?). Dans un passage qui semble être l'expression du projet poursuivi par son Contrat social, Rousseau dit : « montrons[, au « méchant » homme dont parlait Diderot,] toute la misère de l’état qu’il croyait heureux [...]. Qu’il voie dans une meilleure constitution de choses le prix des bonnes actions, le châtiment des mauvaises et l’accord aimable de la justice et du bonheur. Éclairons sa raison de nouvelles lumières, échauffons son cœur de nouveaux sentiments, et qu’il apprenne à multiplier son être et sa félicité, en les partageant avec ses semblables. [...] Ne doutons point [...] que la raison qui l’égarait ne le ramène à l’humanité ; qu’il n’apprenne à préférer à son intérêt apparent son intérêt bien entendu ; qu’il ne devienne bon, vertueux, sensible, et pour tout dire enfin, d’un brigand féroce, qu’il voulait être, le plus ferme appui d’une société bien ordonnée. »
La confiance entre les hommes n'est pas quelque chose de donné par la nature, ni même de toujours raisonnable, mais c'est plutôt quelque chose qui se construit dans l'expérience en se fondant sur des preuves ou garanties, entre des hommes particuliers. Le « méchant » homme dont parle Diderot aurait selon Rousseau, raison de lui répondre : « C’est vainement [...] que je voudrais concilier mon intérêt avec celui d’autrui ; tout ce que vous me dites des avantages de la loi sociale pourrait être bon, si, tandis que je l’observerais scrupuleusement envers les autres, j’étais sûr qu’ils l’observeraient tous envers moi. Mais quelle sûreté pouvez-vous me donner là-dessus ? »
Là où « l'universalisme » naïf condamne l'homme qui cherche à préserver sa vie et son bien-être, en appelant éventuellement cette tendance de « l'égoïsme », Rousseau admet cette tendance que nous partageons avec les autres animaux, et tente de voir comment pour chacun de nous, la poursuite de l'intérêt général pourrait coïncider avec la poursuite de notre intérêt propre. Là où « l'universalisme » naïf condamne l'homme qui se méfie de ce qu'il ne connait pas ou n'a pas fait ses preuves, en appelant cette tendance de la « peur » ou de « l'intolérance », Rousseau admet cette tendance, que nous partageons encore avec les autres animaux (car elle est utile à la survie), et cherche à voir ce qu'il faut faire pour faire naitre et entretenir la confiance de cet homme naturellement méfiant. Apparemment, Rousseau s'écoute et s'accepte tel qu'il est, et cherche à voir par quels procédés, un homme dans son genre est capable de devenir aussi heureux et vertueux que possible.
La troisième aliénation mentale à laquelle nous conduirait « l'universalisme » naïf, pourrait justement être une aliénation par rapport à toutes les « imperfections » qui sont en nous, ou ce qui passe pour en être. Une aliénation par laquelle nous nous vivrions comme des êtres « parfaits », ou « parfaitement » conformes à telle ou telle idéologie, mais sans avoir toujours été « parfaits » dans nos comportements passés, et sans l'être non plus dans nos potentialités présentes.
Déceptions et ridicule.
Mais comme si cela ne suffisait pas, une société d'hommes imprégnés de cette mentalité « universaliste » naïve ne souffrirait pas seulement d'aliénation mentale collective.
Une telle société adresserait tous ses actes à l'humanité toute entière, sans jamais agir pour elle-même seulement, mais en attendant des autres sociétés qu'en retour elles s'intéressent à tous ses actes, et se sentent obligées de lui adresser des actes réciproques. Mais de tels actes réciproques n'étant prévus par aucun « contrat » préalable, et les sociétés mentalement saines ne se sentant pas concernées par tous les actes des autres sociétés, la société imprégnée « d'universalisme » naïf serait alors amèrement déçue de ne pas recevoir en retour des siens, des actes réciproques aussi importants de la part des autres sociétés, et de les laisser souvent très indifférentes en regard de l'intérêt qu'elle a pour elles.
Mais ne serait-il pas même un peu ridicule, de vouloir que l'indien qui se baigne dans le Gange, le japonais qui fête les premières fleurs de cerisiers, l'esquimau qui pêche le phoque, ou le berbère qui garde son troupeau près du mont Atlas, se sentent tous les 14 juillet, aussi concernés que les français par l'anniversaire de la prise d'une « Bastille » à Paris en 1789 (dans le calendrier Grégorien) ? « Le 14 juillet, c'est la fête humaine », a pourtant dit Hugo, dans son costume de député à l'Assemblée nationale et avec tout le sérieux du monde, en bon héritier de « l'universalisme » naïf de Diderot (et en bon chrétien qu'il fut).
Premier affaiblissement du corps social : en interne.
Mais un autre mal encore, bien plus terrible que le ridicule, menace les sociétés imprégnées « d'universalisme » naïf : c'est l'affaiblissement, qui conduit normalement à la soumission aux plus forts.
Une société imprégnée « d'universalisme » naïf pourrait d'abord souffrir d'un affaiblissement en interne, par lequel certains de ses membres se mettraient en position d'opprimer les autres.
La société à laquelle ils appartiennent est la seule force des faibles, car elle équilibre les rapports de force entre ses membres, les protège du reste du monde, et organise une solidarité qui bénéficie à ceux qui ont le moins ou qui ont un coup de malchance. Or pour avoir cette emprise sur le monde, cette société à laquelle nous appartenons n'est pas qu'une vue de l'esprit, comme l'ensemble des humains qu'on appelle aussi humanité : elle a aussi une manière de se matérialiser. Les membres d'une société ne sont pas un simple ensemble d'humains les uns à côté des autres : ils font corps, en ayant entre eux une certaines cohésion et une certaine coordination, en se sentant obligés par des obligations particulières ou de la gratitude les uns envers les autres, en préservant entre eux une confiance qu'ils ont préalablement construite, en partageant une mémoire et une culture particulières. Cette relation matérialisée, par laquelle les membres d'une société font corps, relie les membres de cette société entre eux mais pas le reste de l'humanité.
« L'universalisme » naïf peut alors devenir extrêmement dangereux, s'il conduit les membres de la société qu'il affecte, à refuser d'avoir entre eux cette relation matérialisée particulière par laquelle ils se coordonnent et ont une cohésion, c'est à dire par laquelle ils font corps, comme j'avais d'ailleurs essayé de le montrer dans un autre billet. Si en effet on détruit cette relation matérielle et particulière, par laquelle des citoyens, plutôt libres, font corps, alors il ne reste plus ensuite que quelques maitres et beaucoup d'esclaves.
Cette idée que des individus peuvent avoir une relation particulière par laquelle ils forment un corps social, doué d'une force très supérieure à celle de chacun de ses membres, et qui peut ainsi servir à protéger chacun de ses membres par rapport à ses autres membres ou au reste du monde, était je crois assez connue au temps de Rousseau : elle se trouve chez Hobbes qu'il a lu.
Dans « De la société générale du genre humain », les critiques de Rousseau à l'encontre de « l'universalisme » naïf de Diderot, touchent plutôt à son côté aliénant mentalement, abordé précédemment ; tandis que les critiques qu'on trouve dans « De la religion civile » touchent plutôt au côté affaiblissant, pour le corps social, de cette mentalité, conduisant normalement à la soumission aux plus forts, et qui est abordé à présent. Les critiques qu'on trouve dans « De la société générale du genre humain » portent directement sur les opinions exprimées par Diderot, dont l'article « Droit naturel » y est explicitement cité ; tandis que ce que dit Rousseau dans « De la religion civile » se rapporte de manière plus indirecte aux opinions exprimées par Diderot.
Ce que Rousseau critique directement dans « De la religion civile », ce sont des sociétés qui auraient adopté de manière officielle une religiosité chrétienne « authentique » : « la religion de l’homme ou le christianisme, non pas celui d’aujourd’hui, mais celui de l’Évangile, qui en est tout à fait différent. Par cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissaient tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort. »
Diderot et Voltaire eurent des relations très conflictuelles avec l'Église et nombre de ses dignitaires et fidèles. Mais Diderot est issu d'une famille pieuse, dont une fille (sa sœur) se fit bonne sœur, un fils (son frère) se fit ecclésiastique, et il fut élève d'un collège jésuite entre 10 et 15 ans, puis il fit des études de théologie (et de philosophie), à la Sorbonne pendant 3 ans. Kant, le célèbre philosophe Lumière allemand, est issu d'une pieuse famille piétiste ; il fut élève entre 9 et 16 ans d'un collège piétiste, commença des études de théologie (avant de se ré-orienter rapidement vers les sciences et la philosophie), et resta croyant toute sa vie. Quant à Voltaire, il reçut toute son éducation, entre 10 et 17 ans, chez les pères jésuites du collège Louis-le-Grand, auxquels il restera reconnaissant ; il dit dans une lettre à un ecclésiastique : « J'ai été élevé pendant sept ans chez des hommes qui se donnent des peines gratuites et infatigables à former l'esprit et les mœurs de la jeunesse. Depuis quand veut-on que l'on soit sans reconnaissance pour ses maîtres ? Quoi ! il sera dans la nature de l'homme de revoir avec plaisir une maison où l'on est né, le village où l'on a été nourri par une femme mercenaire, et il ne serait pas dans notre cœur d'aimer ceux qui ont pris un soin généreux de nos premières années ? [...] ceux qui m'ont inspiré le goût des belles-lettres, et des sentiments qui feront jusqu'au tombeau la consolation de ma vie ? Rien n'effacera dans mon cœur la mémoire du père Porée, qui est également cher à tous ceux qui ont étudié sous lui. Jamais homme ne rendit l'étude et la vertu plus aimables. Les heures de ses leçons étaient pour nous des heures délicieuses ; et j'aurais voulu qu'il eût été établi dans Paris, comme dans Athènes, qu'on pût assister à de telles leçons ; je serais revenu souvent les entendre. J'ai eu le bonheur d'être formé par plus d'un Jésuite du caractère du père Porée, et je sais qu'il a des successeurs dignes de lui. »
On pourra trouver anecdotiques, ces faits concernant l'univers culturel dans lequel baignèrent Voltaire, Kant et Diderot, en particulier pendant leur enfance et leur adolescence, comme les bébés qu'ils furent avant, baignés dans l'eau bénite au moment de leur baptême. Mais il est assez certain en tout cas que « l'universalisme » naïf de Diderot, et la religion chrétienne sous une forme « authentique », ont des points en commun, qui furent parfois remarqués par Rousseau ou encore par le philosophe allemand Johann Herder, contemporain des Lumières et parfois considéré comme l'un d'entre eux.
« L'universalisme » naïf et la religion chrétienne authentique sont animés d'une même « gentillesse » envers les autres ; parfois même on pourrait dire comme on le dit parfois de certains hommes, qu'ils sont « trop gentils », ce qui les conduit à se « laisser marcher sur les pieds » (« Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche », disait Jésus).
Comme le remarque Rousseau dans « De la société générale du genre humain », ils sont animés d'une même croyance que « tous les hommes sont frères » : « les saines idées du droit naturel et de la fraternité commune de tous les hommes se sont répandues assez tard, et ont fait des progrès si lents dans le monde qu’il n’y a que le Christianisme qui les ait suffisamment généralisées. ».
Ils partagent aussi un penchant pour des choses qui ont peu de matérialité dans notre monde d'ici bas : la vie dans « l'au-delà » des chrétiens, et pour les « universalistes » naïfs, cette idée d'humanité qui à elle seule, réunit les hommes dans un ensemble sans forcément établir de liens matérialisés entre eux par lesquels ils font corps, comme le remarque encore Rousseau : « il est certain que le mot de genre humain n’offre à l’esprit qu’une idée purement collective, qui ne suppose aucune union réelle entre les individus qui le constituent. »
C'est pourquoi je crois, les critiques de Rousseau dans « De la religion civile », qu'il adresse aux sociétés qui adopteraient de manière officielle une religiosité chrétienne « authentique », peuvent être lues comme des critiques qui concerneraient aussi les sociétés qui adopteraient une mentalité « universaliste » naïve, dès lors que ce que Rousseau reproche aux premières, tient à des points qu'elles ont en commun avec les secondes.
Rousseau dit très clairement que les sociétés qui auraient officiellement une religiosité chrétienne « authentique », sont vouées à être faibles et opprimées par les forts. Il dit : « Mais je me trompe en disant une république chrétienne ; chacun de ces deux mots exclut l’autre. Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves, ils le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. ». Au sujet de l'empire Romain, qui après son apogée de puissance économique et militaire, se convertit à la religion chrétienne, Rousseau dit encore : « Sous les empereurs païens, les soldats chrétiens étaient braves ; tous les auteurs chrétiens l’assurent, et je le crois : c’était une émulation d’honneur contre les troupes païennes. Dès que les empereurs furent chrétiens, cette émulation ne subsista plus ; et, quand la croix eut chassé l’aigle, toute la valeur romaine disparut. »
Une faiblesse en interne de ces sociétés, par laquelle quelques-uns de leurs membres opprimeraient les autres, pourrait provenir selon Rousseau de la trop grande « gentillesse » des chrétiens « authentiques », ou de leur trop grand détachement par rapport aux choses de ce monde : « Pour que la société fût paisible et que l’harmonie se maintînt, il faudrait que tous les citoyens sans exception fussent également bons chrétiens : mais si malheureusement il s’y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un Catilina, par exemple, un Cromwell, celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Dès qu’il aura trouvé par quelque ruse l’art de leur en imposer et de s’emparer d’une partie de l’autorité publique, voilà un homme constitué en dignité ; Dieu veut qu’on le respecte : bientôt voilà une puissance ; Dieu veut qu’on lui obéisse. Le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il, c’est la verge dont Dieu punit ses enfants. On se ferait conscience de chasser l’usurpateur : il faudrait, troubler le repos public, user, de violence, verser du sang : tout cela s’accorde mal avec la douceur du chrétien, et après tout, qu’importe qu’on soit libre ou serf dans cette vallée de misères ? L’essentiel est d’aller en paradis, et la résignation n’est qu’un moyen de plus pour cela. »
Deuxième affaiblissement du corps social : par rapport à l'extérieur.
En plus d'affaiblir une société en interne, la mentalité « universaliste » naïve l'affaiblirait par rapport à l'extérieur, c'est à dire par rapport aux sociétés du reste du monde, surtout celles restées plus saines d'esprit, et plus centrées sur elles-mêmes.
Refuser d'entretenir et d'affirmer sa force, refuser à tout prix la confrontation, faire confiance aux autres sociétés sans jamais exiger d'elles de garanties, jouer le jeu de telle ou telle coopération sans que les autres jouent le jeu, refuser de défendre ses intérêts stratégiques, par exemple une certaine maitrise des ressources naturelles qui est nécessaire à son fonctionnement et à son indépendance : tout cela conduirait bien évidement une société à s'affaiblir par rapport aux autres, et parfois à se laisser « marcher sur les pieds » par elles.
Rousseau ne manque pas de parler de cet affaiblissement par rapport au reste du monde, et de cette soumission à lui, auxquels une société de religiosité officielle chrétienne « authentique » serait conduite. Toujours par « gentillesse » excessive, désintérêt excessif pour les choses d'ici-bas. Il dit : « Le christianisme est une religion toute spirituelle, occupée uniquement des choses du ciel ; la patrie du chrétien n’est pas de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avec une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès de ses soins. [...] Si l’État est florissant, à peine ose-t-il jouir de la félicité publique ; il craint de s’enorgueillir de la gloire de son pays : si l’État dépérit, il bénit la main de Dieu qui s’appesantit sur son peuple. ». Puis plus loin il dit encore : « Survient-il quelque guerre étrangère, les citoyens marchent sans peine au combat ; nul d’entre eux ne songe à fuir ; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire ; ils savent plutôt mourir que vaincre. [...] Qu’on imagine quel parti un ennemi fier, impétueux, passionné, peut tirer de leur stoïcisme ! Mettez vis-à-vis d’eux ces peuples généreux que dévorait l’ardent amour de la gloire et de la patrie, supposez votre république chrétienne vis-à-vis de Sparte ou de Rome : les pieux chrétiens seront battus, écrasés, détruits, avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, ou ne devront leur salut qu’au mépris que leur ennemi concevra pour eux. »
Et, dans « De la religion civile », après avoir montré en long, en large et en travers, toutes les faiblesses des sociétés qui adopteraient de manière officielle une religiosité chrétienne « authentique », Rousseau nous donne ce que nous pourrions utiliser comme base d'une définition du patriotisme.
Annexe – Diderot, « Droit naturel », Encyclopédie.
DROIT NATUREL (Morale). L’usage de ce mot est si familier, qu’il n’y a presque personne qui ne soit convaincu au-dedans de soi-même que la chose lui est évidemment connue. Ce sentiment intérieur est commun au philosophe et à l’homme qui n’a point réfléchi, avec cette seule différence qu’à la question « qu’est-ce que le droit ? », celui-ci manquant aussitôt et de termes et d’idées, vous envoie au tribunal de la conscience et reste muet, et que le premier n’est réduit au silence et à des réflexions plus profondes, qu’après avoir tourné dans un cercle vicieux qui le ramène au point même d’où il était parti, ou le jette dans quelque autre question non moins difficile à résoudre que celle dont il se croyait débarrassé par sa définition.
Le philosophe interrogé dit : « Le droit est le fondement ou la raison première de la justice. — Mais qu’est ce que la justice ? — C’est l’obligation de rendre à chacun ce qui lui appartient. — Mais qu’est-ce qui appartient à l’un plutôt qu’à l’autre dans un état de choses où tout serait à tous, et où peut-être l’idée distincte d’obligation n’existerait pas encore ? et que devrait aux autres celui qui leur permettrait tout, et ne leur demanderait rien ? » C’est ici que le philosophe commence à sentir que de toutes les notions de la morale, celle du droit naturel est une des plus importantes et des plus difficiles à déterminer. Aussi croirions-nous avoir fait beaucoup dans cet article, si nous réussissions à établir clairement quelques principes à l’aide desquels on pût résoudre les difficultés les plus considérables qu’on a coutume de proposer contre la notion de droit naturel. Pour cet effet il est nécessaire de reprendre les choses de haut, et de ne rien avancer qui ne soit évident, du moins de cette évidence dont les questions morales sont susceptibles et qui satisfait tout homme sensé.
i. Il est évident que si l’homme n’est pas libre, ou que si, ses déterminations instantanées, ou même ses oscillations, naissant de quelque chose de matériel qui soit extérieur à son âme, son choix n’est point l’acte pur d’une substance incorporelle et d’une faculté simple de cette substance, il n’y aura ni bonté ni méchanceté raisonnées, quoiqu’il puisse y avoir bonté et méchanceté animales ; il n’y aura ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste, ni obligation ni droit. D’où l’on voit, pour le dire en passant, combien il importe d’établir solidement la réalité, je ne dis pas du volontaire, mais de la liberté qu’on ne confond que trop ordinairement avec le volontaire.
ii. Nous existons d’une existence pauvre, contentieuse, inquiète. Nous avons des passions et des besoins. Nous voulons être heureux ; et à tout moment l’homme injuste et passionné se sent porté à faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît à lui-même. C’est un jugement qu’il prononce au fond de son âme, et qu’il ne peut se dérober. Il voit sa méchanceté, et il faut qu’il se l’avoue, ou qu’il accorde à chacun la même autorité qu’il s’arroge.
iii. Mais quels reproches pourrons-nous faire à l’homme tourmenté par des passions si violentes que la vie même lui devient un poids onéreux s’il ne les satisfait, et qui, pour acquérir le droit de disposer de l’existence des autres, leur abandonne la sienne ? Que lui répondrons-nous, s’il dit intrépidement : « Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle me parle en ma faveur. Mais n’est-ce pas dans mon cœur qu’elle se fait entendre avec la même violence ? Ô hommes, c’est à vous que j’en appelle ! Quel est celui d’entre vous qui, sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépens de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité et du secret ? Mais, continuera-t-il, je suis équitable et sincère. Si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné. La raison le veut, et j’y souscris. Je ne suis pas assez injuste pour exiger d’un autre un sacrifice que je ne veux point lui faire.
iv. J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale.
v. Que répondrons-nous donc à votre raisonneur violent, avant que de l’étouffer ? Que tout son discours se réduit à savoir s’il acquiert un droit sur l’existence des autres en leur abandonnant la sienne ; car il ne veut pas seulement être heureux, il veut encore être équitable, et par son équité écarter loin de lui l’épithète de méchant ; sans quoi il faudrait l’étouffer sans lui répondre. Nous lui ferons donc remarquer que quand bien même ce qu’il abandonne lui appartiendrait si parfaitement qu’il en pût disposer à son gré, et que la condition qu’il propose aux autres leur serait encore avantageuse, il n’a aucune autorité légitime pour la leur faire accepter ; que celui qui dit : « je veux vivre » a autant de raison que celui qui dit : « je veux mourir » ; que celui-ci n’a qu’une vie, et qu’en l’abandonnant il se rend maître d’une infinité de vies ; que son échange serait à peine équitable, quand il n’y aurait que lui et un autre méchant sur toute la surface de la terre ; qu’il est absurde de faire vouloir à d’autres ce qu’on veut ; qu’il est incertain que le péril qu’il fait courir à son semblable soit égal à celui auquel il veut bien s’exposer ; que ce qu’il permet au hasard peut n’être pas d’un prix disproportionné à ce qu’il me force de hasarder ; que la question du droit naturel est beaucoup plus compliquée qu’elle ne lui paraît ; qu’il se constitue juge et partie, et que son tribunal pourrait bien n’avoir pas la compétence dans cette affaire.
vi. Mais si nous ôtions à l’individu le droit de décider de la nature du juste et de l’injuste, où porterons-nous cette grande question ? Où ? Devant le genre humain : c’est à lui seul qu’il appartient de la décider, parce que le bien de tous est la seule passion qu’il ait. Les volontés particulières sont suspectes ; elles peuvent être bonnes ou méchantes, mais la volonté générale est toujours bonne ; elle n’a jamais trompé, elle ne trompera jamais. Si les animaux étaient d’un ordre à peu près égal au nôtre ; s’il y avait des moyens sûrs de communication entre eux et nous ; s’ils pouvaient nous transmettre évidemment leur sentiments et leurs pensées, et connaître les nôtres avec la même évidence ; en un mot, s’ils pouvaient voter dans une assemblée générale, il faudrait les y appeler ; et la cause du droit naturel ne se plaiderait plus par-devant l’humanité, mais par-devant l’animalité. Mais les animaux sont séparés de nous par des barrières invariables et éternelles ; et il s’agit ici d’un ordre de connaissances et d’idées particulières à l’espèce humaine, qui émanent de sa dignité et qui la constituent.
vii. C’est à la volonté générale que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre ou de mourir. C’est à elle de fixer les limites de tous les devoirs. Vous avez le droit naturel le plus sacré à tout ce qui ne vous est point contesté par l’espèce entière. C’est elle qui vous éclairera sur la nature de vos pensées et de vos désirs. Tout ce que vous concevrez, tout ce que vous méditerez sera bon, grand, élevé, sublime, s’il est de l’intérêt général et commun. Il n’y a de qualité essentielle à votre espèce que celle que vous exigez dans tous vos semblables pour votre bonheur et pour le leur. C’est cette conformité de vous à eux tous et d’eux tous à vous qui vous marquera quand vous sortirez de votre espèce, et quand vous y resterez. Ne la perdez donc jamais de vue, sans quoi vous verrez les notions de la bonté, de la justice, de l’humanité, de la vertu, chanceler dans votre entendement. Dites-vous souvent : « Je suis homme, et je n’ai d’autres droits naturels véritablement inaliénables que ceux de l’humanité. »
viii. Mais, me direz-vous, où est le dépôt de cette volonté générale ? Où pourrai-je la consulter ? Dans les principes du droit écrit de toutes les nations policées ; dans les actions sociales des peuples sauvages et barbares ; dans les conventions tacites des ennemis du genre humain entre eux, et même dans l’indignation et le ressentiment, ces deux passions que la nature semble avoir placées jusque dans les animaux pour suppléer au défaut des lois sociales et de la vengeance publique.
ix. Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une générale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé.
Annexe – Rousseau, « De la société générale du genre humain », Manuscrit de Genève.
La force de l’homme est tellement proportionnée à ses besoins naturels et à son état primitif que, pour peu que cet état change et que ces besoins augmentent, l’assistance de ses semblables lui devient nécessaire ; et quand enfin ses désirs embrassent toute la nature, le concours de tout le genre humain suffit à peine pour les assouvir. C’est ainsi que les mêmes causes qui nous rendent méchants nous rendent encore esclaves, et nous asservissent en nous dépravant. Le sentiment de notre faiblesse vient moins de notre nature que de notre cupidité : nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent ; et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux. Tels sont les premiers liens de la société générale ; tels sont les fondements de cette bienveillance universelle dont la nécessité reconnue semble étouffer le sentiment, et dont chacun voudrait recueillir le fruit sans être obligé de la cultiver. Car, quant à l’identité de nature, son effet est nul en cela ; parce qu’elle est autant pour les hommes un sujet de querelle que d’union, et met aussi souvent entre eux la concurrence et la jalousie que la bonne intelligence et l’accord.
De ce nouvel ordre de choses naissent des multitudes de rapports sans mesure, sans règle, sans consistance, que les hommes altèrent et changent continuellement, cent travaillant à les détruire pour un qui travaille à les fixer. Et comme l’existence relative d’un homme dans l’état de nature dépend de mille autres rapports qui sont dans un flux continu, il ne peut jamais s’assurer d’être le même durant deux instants de sa vie ; la paix et le bonheur ne sont pour lui qu’un éclair ; rien n’est permanent que la misère qui résulte de toutes ces vicissitudes. Quand ses sentiments et ses idées pourraient s’élever jusqu’à l’amour de l’ordre et aux notions sublimes de la vertu, il lui serait impossible de faire jamais une application sûre de ses principes dans un état de choses qui ne lui laisserait discerner ni le bien ni le mal, ni l’honnête homme ni le méchant.
La société générale, telle que nos besoins mutuels peuvent l’engendrer, n’offre donc point une assistance efficace à l’homme devenu misérable ; ou du moins elle ne donne de nouvelles forces qu’à celui qui en a déjà trop, tandis que le faible, perdu, étouffé, écrasé dans la multitude, ne trouve nul asile où se réfugier, nul support à sa faiblesse, et périt enfin victime de cette union trompeuse, dont il attendait son bonheur.
Si l’on est une fois convaincu que, dans les motifs qui portent les hommes à s’unir entre eux par des liens volontaires, il n’y a rien qui se rapporte au point de réunion ; que, loin de se proposer un objet de félicité commune d’où chacun pût tirer la sienne, le bonheur de l’un fait le malheur d’un autre ; si l’on voit enfin qu’au lieu de tendre tous au bien général ils ne se rapprochent entre eux que parce que tous s’en éloignent ; on doit sentir aussi que, quand même un tel état pourrait subsister, il ne serait qu’une source de crimes et de misères pour des hommes dont chacun ne verrait que son intérêt, ne suivrait que ses penchants et n’écouterait que ses passions.
Ainsi, la douce voix de la nature n’est plus pour nous un guide infaillible, ni l’indépendance, que nous avons reçue d’elle, un état désirable ; la paix et l’innocence nous ont échappé pour jamais, avant que nous en eussions goûté les délices. Insensible aux stupides hommes des premiers temps, échappée aux hommes éclairés des temps postérieurs, l’heureuse vie de l’âge d’or fut toujours un état étranger à la race humaine, ou pour l’avoir méconnu quand elle en pouvait jouir, ou pour l’avoir perdu quand elle aurait pu le connaître.
Il y a plus encore : cette parfaite indépendance et cette liberté sans règle, fût-elle même demeurée jointe à l’antique innocence, aurait eu toujours un vice essentiel, et nuisible au progrès de nos plus excellentes facultés : savoir, le défaut de cette liaison des parties qui constitue le tout. La terre serait couverte d’hommes, entre lesquels il n’y aurait presque aucune communication ; nous nous toucherions par quelques points, sans être unis par aucun ; chacun resterait isolé parmi les autres, chacun ne songerait qu’à soi ; notre entendement ne saurait se développer ; nous vivrions sans rien sentir, nous mourrions sans avoir vécu ; tout notre bonheur consisterait à ne pas connaître notre misère ; il n’y aurait ni bonté dans nos cœurs ni moralité dans nos actions, et nous n’aurions jamais goûté le plus délicieux sentiment de l’âme, qui est l’amour de la vertu.
Il est certain que le mot de genre humain n’offre à l’esprit qu’une idée purement collective, qui ne suppose aucune union réelle entre les individus qui le constituent. Ajoutons-y, si l’on veut, cette supposition : concevons le genre humain comme une personne morale ayant, avec un sentiment d’existence commune qui lui donne l’individualité et la constitue une, un mobile universel qui fasse agir chaque partie pour une fin générale et relative au tout. Concevons que ce sentiment commun soit celui de l’humanité, et que la loi naturelle soit le principe actif de toute la machine. Observons ensuite ce qui résulte de la constitution de l’homme dans ses rapports avec ses semblables : et, tout au contraire de ce que nous avons supposé, nous trouverons que le progrès de la société étouffe l’humanité dans les cœurs, en éveillant l’intérêt personnel, et que les notions de la loi naturelle, qu’il faudrait plutôt appeler la loi de raison, ne commencent à se développer que quand le développement antérieur des passions rend impuissants tous ses préceptes. Par où l’on voit que ce prétendu traité social, dicté par la nature, est une véritable chimère ; puisque les conditions en sont toujours inconnues ou impraticables, et qu’il faut nécessairement les ignorer ou les enfreindre.
Si la société générale existait ailleurs que dans les systèmes des philosophes, elle serait, comme je l’ai dit, un être moral qui aurait des qualités propres, et distinctes de celles des êtres particuliers qui la constituent ; à peu près comme les composés chimiques ont des propriétés qu’ils ne tiennent d’aucun des mixtes qui les composent. Il y aurait une langue universelle que la nature apprendrait à tous les hommes, et qui serait le premier instrument de leur mutuelle communication. Il y aurait une sorte de sensorium commun qui servirait à la correspondance de toutes les parties. Le bien ou le mal public ne serait pas seulement la somme des biens ou des maux particuliers, comme dans une simple agrégation, mais il résiderait dans la liaison qui les unit ; il serait plus grand que cette somme ; et, loin que la félicité publique fût établie sur le bonheur des particuliers , c’est elle qui en serait la source.
Il est faux que, dans l’état d’indépendance, la raison nous porte à concourir au bien commun par la vue de notre propre intérêt. Loin que l’intérêt particulier s’allie au bien général, ils s’excluent l’un l’autre dans l’ordre naturel des choses ; et les lois sociales sont un joug que chacun veut bien imposer aux autres, mais non pas s’en charger lui-même. Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine,’ dit l’homme indépendant que le sage étouffe ; ‘mais il faut que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres, et personne ne m’est plus cher que moi. C’est vainement,’ pourra-t-il ajouter, ‘que je voudrais concilier mon intérêt avec celui d’autrui ; tout ce que vous me dites des avantages de la loi sociale pourrait être bon, si, tandis que je l’observerais scrupuleusement envers les autres, j’étais sûr qu’ils l’observeraient tous envers moi. Mais quelle sûreté pouvez-vous me donner là-dessus ? et ma situation peut-elle être pire que de me voir exposé à tous les maux que les plus forts voudront me faire, sans oser me dédommager sur les faibles ? Ou donnez-moi des garants contre toute entreprise injuste, ou n’espérez pas que je m’en abstienne à mon tour. Vous avez beau me dire qu’en renonçant aux devoirs que m’impose la loi naturelle je me prive en même temps de ses droits, et que mes violences autoriseront toutes celles dont on voudra user envers moi. J’y consens d’autant plus volontiers que je ne vois point comment ma modération pourrait m’en garantir. Au surplus, ce sera mon affaire de mettre les forts dans mes intérêts, en partageant avec eux les dépouilles des faibles ; cela vaudra mieux que la justice pour mon avantage et pour ma sûreté.’ La preuve que c’est ainsi qu’eût raisonné l’homme éclairé et indépendant est que c’est ainsi que raisonne toute société souveraine qui ne rend compte de sa conduite qu’à elle-même.
Que répondre de solide à de pareils discours, si l’on ne veut amener la religion à l’aide de la morale, et faire intervenir immédiatement la volonté de Dieu pour lier la société des hommes ? Mais les notions sublimes du Dieu des sages, les douces lois de la fraternité qu’il nous impose, les vertus sociales des âmes pures, qui sont le vrai culte qu’il veut de nous, échapperont toujours à la multitude. On lui fera toujours des Dieux insensés comme elle, auxquels elle sacrifiera de légères commodités pour se livrer en leur honneur à mille passions horribles et destructives. La terre entière regorgerait de sang, et le genre humain périrait bientôt, si la philosophie et les lois ne retenaient les fureurs du fanatisme, et si la voix des hommes n’était plus forte que celle des Dieux.
En effet, si les notions du grand Être et de la loi naturelle étaient innées dans tous les cœurs, ce fut un soin bien superflu d’enseigner expressément l’une et l’autre. C’était nous apprendre ce que nous savions déjà, et la manière dont on s’y est pris eût été bien plus propre à nous le faire oublier. Si elles ne l’étaient pas, tous ceux à qui Dieu ne les a point données sont dispensés de les savoir. Dès qu’il a fallu pour cela des instructions particulières, chaque peuple a les siennes qu’on lui prouve être les seules bonnes, et d’où dérivent plus souvent le carnage et les meurtres que la concorde et la paix.
Laissons donc à part les préceptes sacrés des religions diverses, dont l’abus cause autant de crimes que leur usage en peut épargner ; et rendons au philosophe l’examen d’une question que le théologien n’a jamais traitée qu’au préjudice du genre humain.
Mais le premier me renverra par devant le genre humain même, à qui seul il appartient de décider, parce que le plus grand bien de tous est la seule passion qu’il ait. C’est, me dira-t-il, à la volonté générale que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre et de mourir. ‘Je vois bien là, je l’avoue, la règle que je puis consulter ; mais je ne vois pas encore,’ dira notre homme indépendant, ‘la raison qui doit m’assujettir à cette règle. Il ne s’agit pas de m’apprendre ce que c’est que justice ; il s’agit de me montrer quel intérêt j’ai d’être juste.’ En effet, que la volonté générale soit dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui, nul n’en disconviendra. Mais où est l’homme qui puisse ainsi se séparer de lui-même ? et, si le soin de sa propre conservation est le premier précepte de la nature, peut-on le forcer de regarder ainsi l’espèce en général pour s’imposer, à lui, des devoirs dont il ne voit point la liaison avec sa constitution particulière ? Les objections précédentes ne subsistent-elles pas toujours ? et ne reste-t-il pas encore à voir comment son intérêt personnel exige qu’il se soumette à la volonté générale ?
De plus, comme l’art de généraliser ainsi ses idées est un des exercices les plus difficiles et les plus tardifs de l’entendement humain, le commun des hommes sera-t-il jamais en état de tirer de cette manière de raisonner les règles de sa conduite ? et quand il faudrait consulter la volonté générale sur un acte particulier, combien de fois n’arriverait-il pas à un homme bien intentionné de se tromper sur la règle ou sur l’application, et de ne suivre que son penchant en pensant obéir à la loi ? Que fera-t-il donc pour se garantir de l’erreur ? Écoutera-t-il la voix intérieure ? Mais cette voix n’est, dit-on, formée que par l’habitude de juger et de sentir dans le sein de la société, et selon ses lois ; elle ne peut donc servir à les établir. Et puis il faudrait qu’il ne se fût élevé dans son cœur aucune de ces passions qui parlent plus haut que la conscience, couvrent sa timide voix, et font soutenir aux philosophes que cette voix n’existe pas. Consultera-t-il les principes du Droit écrit, les actions sociales de tous les peuples, les conventions tacites des ennemis mêmes du genre humain ? La première difficulté revient toujours, et ce n’est que de l’ordre social, établi parmi nous, que nous tirons les idées de celui que nous imaginons. Nous concevons la société générale d’après nos sociétés particulières ; l’établissement des petites Républiques nous fait songer à la grande ; et nous ne commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens. Par où l’on voit ce qu’il faut penser de ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde, pour avoir droit de n’aimer personne.
Ce que le raisonnement nous démontre à cet égard est parfaitement confirmé par les faits ; et pour peu qu’on remonte dans les hautes antiquités, on voit aisément que les saines idées du droit naturel et de la fraternité commune de tous les hommes se sont répandues assez tard, et ont fait des progrès si lents dans le monde qu’il n’y a que le Christianisme qui les ait suffisamment généralisées. Encore trouve-t-on dans les lois mêmes de Justinien les anciennes violences autorisées à bien des égards, non seulement sur les ennemis déclarés, mais sur tout ce qui n’était pas sujet de l’Empire ; en sorte que l’humanité des Romains ne s’étendait pas plus loin que leur domination.
En effet, on a cru longtemps, comme l’observe Grotius, qu’il était permis de voler, piller, maltraiter les étrangers et surtout les barbares, jusqu’à les réduire en esclavage. De là vient qu’on demandait à des inconnus, sans les choquer, s’ils étaient brigands ou pirates ; parce que le métier, loin d’être ignominieux, passait alors pour honorable. Les premiers héros , comme Hercule et Thésée, qui faisaient la guerre aux brigands ne laissaient pas ; d’exercer le brigandage eux-mêmes ; et les Grecs appelaient souvent traités de paix ceux qui se faisaient entre des peuples qui n’étaient point en guerre. Les mots d’étrangers et d’ennemis ont été longtemps synonymes chez plusieurs anciens peuples, même chez les Latins. Hostis enim, dit Cicéron, apud majores nostros dicebatur, quem nunc peregrinum dicimus. L’erreur de Hobbes n’est donc pas d’avoir établi l’état de guerre entre les hommes indépendants et devenus sociables ; mais d’avoir supposé cet état naturel à l’espèce, et de l’avoir donné pour cause aux vices dont il est l’effet .
Mais quoiqu’il n’y ait point de société naturelle et générale entre les hommes, quoiqu’ils deviennent malheureux et méchants en devenant sociables, quoique les lois de la justice et de l’égalité ne soient rien pour ceux qui vivent à la fois dans la liberté de l’état de nature et soumis aux besoins de l’état social ; loin de penser qu’il n’y ait ni vertu ni bonheur pour nous, et que le ciel nous ait abandonnés sans ressource à la dépravation de l’espèce, efforçons nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. Par de nouvelles associations, corrigeons , s’il se peut, le défaut de l’association générale. Que notre violent interlocuteur juge lui-même du succès. Montrons-lui, dans l’art perfectionné, la réparation des maux que l’art commencé fit à la nature ; montrons-lui toute la misère de l’état qu’il croyait heureux, tout le faux du raisonnement qu’il croyait solide. Qu’il voie dans une meilleure constitution de choses le prix des bonnes actions, le châtiment des mauvaises et l’accord aimable de la justice et du bonheur. Éclairons sa raison de nouvelles lumières, échauffons son cœur de nouveaux sentiments , et qu’il apprenne à multiplier son être et sa félicité, en les partageant avec ses semblables. Si mon zèle ne m’aveugle pas dans cette entreprise, ne doutons point qu’avec une âme forte et un sens droit cet ennemi du genre humain n’abjure enfin sa haine, avec ses erreurs ; que la raison qui l’égarait ne le ramène à l’humanité ; qu’il n’apprenne à préférer à son intérêt apparent son intérêt bien entendu ; qu’il ne devienne bon, vertueux, sensible, et pour tout dire enfin, d’un brigand féroce, qu’il voulait être, le plus ferme appui d’une société bien ordonnée.
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