La banalisation du halal
Une enseigne de la restauration rapide annonce l’ouverture de fast-foods halal. Mais la grande distribution l’a déjà précédé dans cette voie. Intégré dans le vocabulaire courant, le mot recouvre cependant une définition imprécise. Plus il est utilisé, plus il se banalise...

A la fin du mois de mars 2010, le magazine Usine nouvelle a publié un article instructif sur le marché de la nourriture halal. Comme dans d’autres articles traitant du même sujet, l’auteur part du principe que chacun connaît le sens de ce mot directement tiré de la langue arabe. A tort, j’y reviendrai. Il pose en outre comme postulat que le marché se développe rapidement, au point de représenter un chiffre d’affaire de quatre à cinq milliards d‘euros [Chiffres Ipsos]. Patrick Déniel s’interroge néanmoins sur ce qui constitue à ses yeux l’obstacle principal à l’activité des industriels. Il n’existe en effet aucune norme de certification unique.
Mais le journaliste ne va pas jusqu’à soulever la question de la cohérence des entreprises concernées. Celles-ci n’ont visiblement pas attendu la mise en place d’un cahier des charges incontestable. Passons. Les producteurs et les distributeurs ont cependant forgé leurs propres marques, qui - je le cite - « s’emploient à répondre au désir des consommateurs musulmans de produits élaborés et diversifiés. » Cela étant, les non musulmans peuvent manger de la nourriture halal sans se retrouver immédiatement croyants. Dans le cas précis de la viande, les enquêtes montrent en outre qu’une partie des consommateurs disent choisir un morceau halal selon un motif non religieux ; elle leur paraît meilleure, plus saine, ou plus conforme à leur idée d’une mort digne des animaux [source]. Seulement voilà, la grande distribution ici accusée prouve sa bonne volonté, voire son souhait de réaliser des bénéfices avec ses clients musulmans. Ne trouverait-on pas incongru - ou scandaleux - qu’une ou plusieurs enseigne(s) décide(nt) de proposer une norme halal ? Le développement du marché halal renvoie en réalité au vieux combat entre les gros et les petits. Le fait que les supermarchés prospèrent sur les ruines du petit commerce remonte Aux bonheurs des dames [voir sur ce thème cette enquête de l’Insee en Normandie]. Dans les grandes villes, les petites épiceries de quartiers tenues par un Maghrébin résistent mal à la concurrence des petites supérettes [exemple]. Mais la disparition des petits commerces n’est pas seule en jeu. Et ceux qui sortent des mouchoirs ont la mémoire courte sur l’hygiène et les prix pratiqués au temps jadis par le commerçant du coin.
Faute de norme clairement définie, des industriels ont sollicité et obtenu une forme de certification. Ils recourent pour cela aux représentants des trois plus grandes mosquées françaises : Evry, Lyon et Paris [Mosquées, passion françaises]. Ceux-ci délèguent des personnes chargées de transmettre leurs exigences en terme de rituels et de recettes. « A Mâcon (Rhône), l’abattoir de dindes Corico (43 millions d’euros de chiffre d’affaires), intervenant historique, travaille avec la mosquée d’Evry. ‘Nous avons quatre sacrificateurs et un contrôleur salariés agréés par la mosquée. Celle-ci peut venir faire des contrôles quand elle le souhaite. Sur l’élaboré, nous demandons à nos fournisseurs d’ingrédients une certification halal également validée par la mosquée’, explique Christine Darçon, le PDG. » Nous verrons que cette solution présente de nombreux avantages, mais ne provoque pas l’unanimité.
« A côté des trois mosquées, une cinquantaine d’opérateurs (associations, sociétés) se sont érigés en certificateurs, avec des cahiers des charges, des modes de contrôle et des modalités financières très diverses. ‘Il n’y a pas de définition légale du halal, donc pas de possibilité d’instaurer un contrôle’, constate Florence Bergeaud-Blackler, de l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) à la faculté d’Aix-Marseille. A l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi), des dizaines d’allégations halal sont déposées, sans cahier des charges précis. » Patrick Déniel se fait l’écho des opérateurs, quitte à oublier que l’offre suscite la demande. Chaque entrepreneur du halal tente de s’imposer en dénigrant ses concurrents. Le problème ne se situe-t-il pas du côté du Conseil français du culte musulman (CFCM) créé en 2003 par l’ancien ministre de l’Intérieur et actuel président de la République ? L’organisation n’est pas parvenue à imposer une norme valable pour tous les croyants. Selon le journaliste de l’Usine nouvelle, l’Autriche a ouvert la voie à une harmonisation nationale et donnerait ainsi l’exemple en la matière. Les autorités autrichiennes auraient même proposé leur propre label aux instances européennes compétentes.
Halal signifie licite, permis. L’expression recouvre donc une réalité à la fois étendue et complexe, mais sans rapport avec des notions de qualité ou de goût. Le poisson est classé comme halal parce qu’il vit dans la mer. La viande répond à ce qualificatif si l’animal meurt selon un rituel précis. Tous les musulmans s’accordent sur les grandes lignes, même s’ils discutent sans fin des détails [source]. Il n’est donc pas surprenant de constater que la vogue du halal déclenche des discussions à l’intérieur même de la communauté des croyants. Le portail Al-kanz a multiplié ces derniers mois les articles et les commentaires acerbes. Les grandes surfaces accepteraient de vendre des produits conformes, mais en cherchant à ne pas se couper de leur clientèle traditionnelle [source]. Elles joueraient avec le label [source]. Elles mélangeraient les produits, au risque de pousser le croyant à se tromper [source]. Une falsification à grande échelle donne de la substance à ces accusations. Il s’agit des merguez. La Direction générale des fraudes a relevé en 2008 des dizaines de cas litigieux, avec une utilisation générale de viande de porc [source].
Lorsqu’un habitué achète sa viande chez un boucher qu’il connaît parce qu’il vit à proximité, il a confiance en lui et n‘a donc aucune raison de soupçonner un commerçant indélicat. L’existence d’un marché du halal témoigne donc à mon sens d’une sortie des quartiers à regroupements confessionnels. Les enfants ou petits-enfants qui s’installent ailleurs, dans des zones pavillonnaires par exemple où ils côtoient des non-musulmans, vivent soudain loin de ces commerces rassurants. Ils font alors leurs courses ailleurs. Même s’ils ne leur en savent pas gré, les supermarchés leur rendent un grand service ; avec l’assurance d’être reconnus différents. Dans le rayon halal, non loin du rayon légumes et fruits bios ou du rayon produits verts leurs aliments labélisés paraissent certes aussi anodins que tous les autres…
Lorsqu’une grande chaîne annonce l’ouverture de restaurants rapides vendant des hamburgers halal, les médias font des gorges chaudes [Figaro]. Tout fait vendre, surtout les saintes indignations. On n’est pas chez nous s’entend et se lit à chaque ligne de commentaire. L’interdit alimentaire banalisé prouve surtout combien les fast-foods sont populaires. Tout le monde bafouille un menu imprononçable devant les mêmes comptoirs, se retrouve derrière les mêmes tables vissées au sol et sous les mêmes néons aveuglants. Qui note ce que les uns et les autres retirent avec leurs doigts huileux de leurs boîtes en carton ? Les fast-foods incriminés uniformisent les consommations. J’affectionne les contre-pieds et postule donc que la vogue du halal ne signe pas les prémices d’un envahissement du monde occidental, mais bien la redoutable dissolution d’une communauté dans le bain acide de la banale modernité.
PS. : Geographedumonde sur le rapport entre société musulmane et modernité : L’Algérie plutôt que la Seine Saint-Denis ?
Incrustation : bain décapant Pickling system.
87 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON