La solidarité nationale en économie ouverte
Lors d'un récent débat entre Jean-Pierre Chevènement, et l'économiste libre-échangiste Nicolas Baverez, deux points de vue sur la « mondialisation » s'opposaient. Le point de vue de Baverez était celui de qui regarderait ce phénomène d'en haut, et n'aurait pas de prise sur lui, alors que Chevènement avait le point de vue de celui qui aurait les pieds posés en terre française, parmi les siens, et se sentirait investi d'un certain pouvoir d'agir sur la manière dont les phénomènes économiques se manifestent et prennent forme dans son pays.
Sans être personnellement affecté par ce qui se passe, nulle part et partout à la fois, sans lien particulier avec ses concitoyens, sans pouvoir d'agir sur le monde, Baverez nous donnait à appréhender la « mondialisation » dans sa globalité, et comme un phénomène auquel on a pu assister en spectateur, et qui a eu un effet globalement négatif sur les pays occidentaux, mais qui a eu un effet globalement positif sur les pays émergents (Comment Baverez fait-il pour savoir avec tant de certitude, que les pays pauvres et émergent n'auraient pas pu avoir une autre évolution globalement positive que celle qu'ils ont eue, d'une autre manière, et parfois positive ou parfois négative par des aspects parfois différents ?).
Pour Chevènement, la « mondialisation » était du point de vue des français, un choix fait par leurs gouvernements successifs depuis 40 ans, concernant les modalités d'interaction de l'économie de leur pays avec les économies du reste du monde : le choix de désactiver les frontières par rapport aux mouvements de biens, services et capitaux, et d'exposer ainsi leurs travailleurs peu qualifiés à une concurrence portant sur le critère du coût du travail, avec les travailleurs des pays pauvres et émergents. Chevènement était particulièrement affecté par les conséquences de ce choix sur son pays et ses concitoyens, et il n'avait pas une vision monolithique de son pays. Certains en France ont profité du libre-échange, à travers le bas coût des biens importés, ou ont profité de la liberté de circulation des capitaux, à travers le meilleur rendement des placements dans les pays pauvres et émergents ; mais d'autres en France, les travailleurs les moins qualifiés, ont pâti de ces choix politiques, à travers l'exposition à la concurrence sur le coût du travail avec les pays pauvres et émergents, source pour eux de chômage ou de pression à la baisse sur leurs revenus.
C'est donc comme si Chevènement avait senti que lui et ses concitoyens ont manqué à un certain devoir, celui d'avoir une solidarité particulière entre eux, dans leur engagement dans une relation au reste du monde, puisque sous la forme qu'elle a prise, cette relation a profité plutôt aux plus riches d'entre eux, tandis qu'elle a nui considérablement, plutôt aux plus pauvres d'entre eux. Parce que le point de vue de Chevènement est celui de qui est situé dans le monde, qui a avec ses concitoyens un lien particulier, par lequel il se sent particulièrement obligé vis à vis d'eux, peut-être qu'il aurait eu envie de parler d'un manque de « solidarité nationale », même si ce concept, pensé dans le cadre d'économies plutôt fermées aux échanges avec le reste du monde, ne recouvre pas habituellement une manière particulière pour les habitants d'un pays, d'avoir ces échanges avec l'extérieur.
Habituellement, on conçoit la « solidarité nationale » comme le fait pour les habitants d'un même pays, de verser un impôt dans une caisse commune, plus important si l'on a de plus gros revenus, afin de financer un certain nombre d'actions ou pensions, destinées à tous indépendamment de leur revenu, et même plus particulièrement destinées aux moins riches ou aux plus faibles, jeunes ou vieux, ou à ceux qui sont touchés à un moment par un revers de fortune, comme une catastrophe naturelle, un accident, une faillite ou un licenciement. En plus de verser un impôt on peut peut-être aussi participer à des actions collectives, avec les membres de son pays, destinées à d'autres membres. Ou on peut encore accepter que le système bancaire du pays procède à une certaine création de monnaie, en facilitant certains crédits, ayant pour effet une certaine inflation, mais dans le but de financer des agrandissements de l'appareil productif afin d'y ménager une place pour les chômeurs.
Dans l'imagerie souvent enfantine, associée à la notion de solidarité, on voit beaucoup de mains de toutes les couleurs de peau accrochées les unes aux autres, ou de ribambelles de personnages se donnant la main autour du monde. Cette imagerie illustre donc le plus souvent une solidarité à l'échelle mondiale, ou bien, une solidarité qui se donne à tous. Et pourtant, force est de constater qu'il existe aussi des solidarités qui ne lient que des groupes de gens qui ne sont pas l'humanité toute entière, et qu'ils ne se donnent que les uns aux autres. On est souvent prêt à faire plus pour ses parents ou amis que pour le premier venu, par exemple un père est prêt à payer les premières années de vie de son fils mais pas de tous les enfants du monde, et un fils est prêt à payer la fin de vie de son père mais pas de tous les vieillards du monde. La proportion du budget d'un État riche, consacrée à aider le reste du monde, est souvent assez petite, et le reste sert donc uniquement à financer des actions ou pensions pour des gens de ce pays riche.
Si les principes premiers de notre « philosophie de vie » sont l'expression de notre volonté profonde, dont nous pouvons prendre conscience en essayant de nous « connaître nous mêmes », alors beaucoup d'entre nous sans doute, voudront s'affirmer comme des êtres à l'altruisme limité, ou autrement dit, des êtres non dépourvus d'un certain égoïsme ou d'une certaine volonté de préserver leur vie et leur bien être. Et le monde qui nous environne contient des misères en bien assez grande quantité, pour que par beaucoup d'entre nous, ces limites soient bien souvent rencontrées. Le cri que nous poussons pour affirmer notre volonté de vivre, comme un « sus à l'ennemi » ou un « sauve qui peut », n'est pas toujours très joli à entendre, et doit parfois nous faire ressembler à des animaux qui ignorent la morale et n'ont d'autre logique que celle de la préservation de soi. Pauvre homme qui voudrait se croire comme un Dieu, vivant en harmonie avec les belles idées de Justice et de Bonté, et qui pleure peut-être d'avoir, pour se préserver lui même, tué un semblable, ou de simplement l'avoir laissé tomber et de ne plus pouvoir le regarder en face, et de s'être ainsi condamné à vivre dans la culpabilité, et d'avoir été ramené à sa condition originelle de bête sauvage, comme une proie submergée par la peur et qui fuit, ou un prédateur qui attaque et qui tue.
Même si la nature avait dès l'origine donné à tout homme, comme à beaucoup de français d'aujourd'hui, de vivre libre et heureux, dans une société plutôt prospère, apaisée, démocratique et raisonnablement égalitaire, des solidarités locales, qui ne se donnent pas à tous, pourraient se justifier. Peut-être en effet que les sociétés ou certains groupes sont aussi basés sur une réelle volonté de vivre ensemble et de partager des choses particulières. Chacun pourrait choisir de s'engager dans des solidarités locales sans que cela porte préjudice à ceux qui n'y participent pas.
En tout cas, la « solidarité nationale » telle qu'on la conçoit habituellement, ne concerne que les gens d'un pays, mais pas le reste du monde, elle est totalement dans « l'entre soi ». Elle est un peu la facette intérieure de quelque chose qui pourrait avoir aussi une facette extérieure, et qui serait la « solidarité nationale » en un sens plus large.
La facette extérieure de cette « solidarité nationale » au sens large, serait alors justement une caractéristique de l'engagement des gens d'un pays dans une relation au reste du monde. Cette solidarité pourrait consister en le fait que les coûts et les profits dus à cette relation au reste du monde, se répartissent équitablement aux habitants du pays, de même que l'impôt qui sert à remplir la caisse commune doit se répartir équitablement, en fonction du revenu de chacun.
C'est donc au devoir d'avoir une telle solidarité que les français auraient manqué, en désactivant totalement leurs frontières par rapport aux flux de personnes, marchandises et capitaux.
Une telle forme de solidarité a beau n'être celle que des gens d'un pays, elle n'implique pas en elle-même que ces gens soient particulièrement égoïstes vis à vis du reste du monde. En effet la relation dans laquelle ils s'engagent avec le reste du monde peut être aussi altruiste qu'ils le veulent, et avoir pour eux un coût aussi élevé qu'ils le veulent, sans que cela empêche que ce coût se répartisse ensuite équitablement à eux.
Ainsi si les français décidaient de mettre fin à la concurrence sur le coût du travail à laquelle ils ont exposé leurs travailleurs peu qualifiés, par des droits de douanes, contrôles des mouvements de capitaux et dévaluations, ils pourraient encore avoir un niveau de solidarité très élevé vis à vis du reste du monde, mais une solidarité dont le coût se répartirait équitablement à eux. Ils pourraient continuer à avoir des échanges commerciaux avec le reste du monde, mais des échanges plus réciproques, qui ne seraient plus la source d'une concurrence sur le coût du travail trop pesante pour certains d'entre eux. Ils pourraient aussi, par des prêts ou impôts, financer une aide au développement aussi importante qu'ils le veulent. Ils pourraient encore décider de rendre obligatoire que certains produits vendus chez eux et issus de pays pauvres ou émergents, satisfassent des critères semblables à ceux garantis par les labels du « commerce équitable ». Ils pourraient encore aider des jeunes des pays pauvres ou émergents à venir faire des études chez eux, ou permettre à ces pays d'accéder gratuitement à leur production scientifique, ou d'utiliser gratuitement des procédés de fabrication protégés par des brevets, pourvu qu'ils ne vendent ensuite les produits fabriqués selon ces procédés que sur leurs territoires. Et puis ils pourraient mobiliser des moyens humains, pour d'autres aides au développement, notamment des jeunes par le biais d'un services civique, mais aussi pourquoi pas des militaires, techniciens ou autres.
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