Plus dure sera la chute...
Voilà, les dés sont jetés. Après trois années et demie de tragi-comédie politico-judiciaire, l’affaire Clearstream aboutit à une mise en examen particulièrement dure pour Dominique de Villepin. L’ancien Premier ministre, qui avait demandé le 9 janvier 2004 au général Rondot d’effectuer une enquête « discrète » pour vérifier les listings de comptes Clearstream, reçoit le boomerang en pleine figure. Au-delà des considérations purement juridiques ou financières de cette affaire, quels sont les risques et les conséquences probables de cette affaire sur la vie politique française ?
Pendu à un crochet de boucher !
Nicolas Sarkozy a répondu un jour à Jacques Chirac, qui lui demandait de calmer ses ardeurs à ce sujet : "Ne me parlez pas comme ça ! Un jour, je finirai par retrouver le salopard qui a monté cette affaire et il finira sur un crochet de boucher !" (cité par Franz-Olivier Giesbert). Ceci en dit long sur la haine qu’éprouve notre nouveau président contre ceux qui ont tenté de le salir. Tremblons, nous tous, pauvres commentateurs de l’actualité, de ne pas susciter la colère de l’exécutif à notre égard ! Maintenant que notre ex-ministre de l’Intérieur détient tous les pouvoirs et compte bien les exercer tous, que ne va-t-il nous arriver si nous osons nous poser quelques questions légitimes ?
Tout d’abord, la question la plus fréquemment posée à propos de l’affaire "Clearstream" sur les blogs et autres forums est : "A qui profite le crime ?"
Sarkozy savait-il ou non ?
Comment croire que le ministre de l’Intérieur, en fonction lors du début de cette affaire, n’ait rien su ? La première affaire Clearstream, provoquée par la publication des livres de Denis Robert, faisait déjà un certain bruit, au grand déplaisir des milieux financiers européens. Le ministre de l’Intérieur devait, à tout le moins, suivre de loin l’évolution de ce dossier.
En novembre 2003, une rumeur entretenue par Jean-Louis Gergorin parcourait le "Tout-Paris" concernant ce "listing sulfureux", auquel on liait également la mort de Jean-Luc Lagardère, jugée suspecte par certains. Jean-Louis Gergorin, proche de Rondot, était un personnage très haut placé chez EADS. À ce titre, il est certain qu’il faisait partie des personnalités surveillées en permanence par les services du ministère de l’Intérieur (DST ou autre). Ses rencontres avec Imad Lahoud et le général Rondot doivent avoir fait l’objet de notes de ces services.
D’autre part, Imad Lahoud essayait alors d’être recruté par la DGSE. Il était censé avoir une bonne connaissance des réseaux de financement des milieux islamistes radicaux (essentiellement ceux concernant Oussama ben Laden). Il était également lié familialement et financièrement à l’ancien directeur de cabinet de Jacques Chirac, François Heilbronner. Pour toutes ces raisons, il devait également faire l’objet d’une surveillance des services de l’État.
Enfin, le Général Rondot, pensant avoir été entraîné dans une affaire pourrie, aurait confié le contenu de son enquête au directeur adjoint de la DST à plusieurs reprises, alors que Sarkozy était redevenu Ministre de l’Intérieur.
Clearstream dans la suite de la Tokyo Sowa Bank ?
Toute cette affaire semble être la suite logique d’une tentative trouble de la part des personnels de la DGSE pour "tremper" Chirac avec son pseudocompte au Japon. Pour rappel, on soupçonnait alors Jacques Chirac d’avoir un enfant au Japon et d’alimenter généreusement un compte en banque auprès de la Tokyo Sowa Bank (45 millions d’euros). Le clan chiraquien était persuadé que cette machination avait été montée en épingle par Jospin, en prévision des élections présidentielles. Le gouvernement socialiste avait nommé des diplomates à la tête de la DGSE (Jean-Claude Cousseran, spécialiste du Proche-Orient). Cette affaire a été citée notamment pendant l’audition du Général Rondot.
Toute l’équipe, de Jean-Claude Cousseran à Gilbert Flam (responsable du service le lutte contre la criminalité organisée à la DGSE), en passant par Alain Chouet (chef du Service de renseignement de sécurité), a été mise à l’écart et remplacée par des chiraquiens pur jus dès que Chirac a été réélu. Il est étrange, d’ailleurs, que Cousseran soit revenu récemment dans l’entourage de Sarkozy, dans le sillage de Kouchner. Après avoir été ambassadeur de France en Égypte, on l’a vu à Beyrouth, émissaire du gouvernement français, le 10 juin dernier. Il figurait d’ailleurs en arrière-plan du ministre des Affaires étrangères ce dernier dimanche, lors d’une conférence de presse.
Marqué par cette affaire ourdie par la DGSE (dépendant de la Défense), Chirac aurait-il craint une nouvelle manipulation de barbouzes ? N’était-il pas raisonnable, dès lors, qu’il se prémunisse de tout danger en agissant dans une semi-clandestinité ? Son nouvel ennemi s’appelant Sarkozy, on peut comprendre qu’il ait préféré le tenir à l’écart des enquêtes de vérification en cours. Dans les notes du général Rondot, saisies par les juges à son domicile, on voit bien que la préoccupation de défense nationale est bien réelle. Durant la réunion du 9 janvier 2004, pierre d’achoppement de toute la procédure actuelle, Dominique de Villepin, Jean-Louis Gergorin et le général discutent de plusieurs sujets, dont Patrick Ollier, le compagnon de Michèle Alliot-Marie, de l’Irak, du Liban, de la Syrie, de la mafia russe, de la Chine également.
Une simple question d’agenda
Toute la question judiciaire actuelle consiste à se demander si Dominique de Villepin a agi sur ordre du chef de l’État, ou par volonté personnelle. La question subsidiaire est de connaître l’auteur des falsifications portées sur ces fameuses listes de comptes, sur lesquelles on a rajouté les noms de Sarkozy, mais aussi ceux de bon nombre de personnalités comme Alain Gomez (ancien dirigeant de Thomson-CSF), Philippe Delmas (vice-président d’Airbus), Patrick Ollier, Jean-Pierre Chevènement, Michel Rocard, Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius, Alain Madelin et Laetitia Casta !... Toutes ces questions, qui passent largement au-dessus de la tête de la plupart des Français, ne sont qu’une bataille de dates et de détails de procédure.
Petit rappel chronologique :
Nicolas Sarkozy a été ministre de l’Intérieur de mai 2002 à mars 2004 et de mai 2005 à mars 2007. Dominique de Villepin a été ministre de l’Intérieur d’avril 2004 à mai 2005
Selon le texte de loi sur lequel repose la mise en examen de l’ancien Premier ministre, la dénonciation calomnieuse doit être dirigée contre une personne précise (ce qui n’est pas réellement le cas), l’accusateur doit savoir que les faits concernés sont faux (ce que le Premier ministre et le président de la République ne semblaient pas savoir, au moins jusqu’à septembre ou octobre 2004), la définition de "dénonciation calomnieuse" doit nécessairement résulter d’une décision de justice (acquittement, relaxe ou non-lieu concernant la même affaire), ce qui ne peut en aucun cas se produire ici, les personnes citées sur ces listings n’ayant jamais été mises en examen pour ces faits. Dans ce cas, c’est le tribunal saisi des poursuites contre le dénonciateur qui apprécie la pertinence des accusations portées. Outre le fait que le Premier ministre pourra toujours se retrancher derrière ses fonctions pour exiger d’être jugé devant les seuls tribunaux compétents, c’est-à-dire la Cour de justice de la République. La date à laquelle Jean-Louis Gergorin a transmis les fichiers au juge Van Ruymbeke est d’ailleurs cruciale à cet égard. En effet, la dénonciation calomnieuse, si elle est qualifiée ainsi par les juges qui auront la charge de cette affaire, ne saurait commencer avant la communication des pièces à une autorité quelconque. Or, cet envoi aurait eu lieu le 3 mai 2004, alors que Dominique de Villepin venait de devenir ministre de l’Intérieur.
Plusieurs témoins affirment avoir prévenu Nicolas Sarkozy qu’un document compromettant où figurait son nom circulait depuis plusieurs mois à Paris, bien avant que l’affaire n’éclate publiquement. Le journaliste Stéphane Denis affirme avoir prévenu le ministre de l’Intérieur en septembre 2004, à la demande du général Rondot. Lorsque Nicolas Sarkozy éclate de colère en novembre 2004, il devait nécessairement être au courant depuis plusieurs mois au moins. Sinon, on se demande ce que fait la police !
Une chose paraît certaine, par ailleurs, c’est que Michèle Alliot-Marie devait avoir quelques informations en raison de la structure hiérarchique de la DGSE et du ministère de la Défense. Que dire encore de la nomination de Michèle Alliot-Marie au ministère de l’Intérieur par Nicolas Sarkozy, alors qu’elle est impliquée, elle aussi, dans cette affaire ?
Mais qui a modifié les listings Clearstream ?
Reste le fond du problème : pourquoi et comment cette affaire a-t-elle éclaté ?
Pour rappel, une chronologie des faits :
- Florian Bourges, employé par le cabinet Arthur Andersen, fait partie d’une mission d’audit auprès de la société Clearstream à l’été 2001. Cette analyse des comptes de Clearstream est provoquée par la publication du livre Révélation$ de Denis Robert. Il conserve des listings sur lesquels figurent (ou non ?) les noms d’Andrew Wang (impliqué dans l’affaire des frégates vendues à Taïwan), Alain Gomez (PDG de Thomson-CSF) et Philippe Delmas (vice-président d’Airbus).
- Florian Bourges entre en relation avec Denis Robert, journaliste d’investigation. Il lui communique les listings. En septembre 2003, Denis Robert lui présente Imad Lahoud, qui prétend travailler pour la DGSE. Celui-ci recopie les listings sur une clé USB.
- Imad Lahoud transmet les listings à Jean-Louis Gergorin en octobre 2003.
- Jean-Louis Gergorin présente ces documents au général Rondot en novembre 2003.
- Dominique de Villepin charge le général Rondot de mener une enquête pour vérifier la véracité des listings le 9 janvier 2004.
- En avril 2004, le général Rondot commence à émettre de sérieux doutes sur la crédibilité d’Imad Lahoud. Au cours de deux vérifications techniques, les listings présentent des anomalies ou des incohérences. Il avertit Dominique de Villepin et Michèle Alliot-Marie. Il pense que Lahoud est peut-être lui-même victime d’une désinformation organisée par Clearstream elle-même.
- Le 3 mai 2004, le juge Van Ruymbeke reçoit les listings "anonymement". Il s’agit, en fait, d’un envoi de Jean-Louis Gergorin à la suite d’une entrevue "hors-procédure" avec le juge.
- Le général Rondot fait prévenir Nicolas Sarkozy discrètement, par l’intermédiaire du journaliste Philippe Denis (durant l’été ?).
- Philippe Delmas dépose plainte pour "dénonciation calomnieuse" le 3 septembre 2004. Cette plainte vise indirectement Jean-Louis Gergorin, soupçonné d’être le "corbeau".
- Le 14 octobre 2004, au cours d’une réunion glaciale, Pierre de Bousquet de Florian, chef de la DST, confirme à Sarkozy, devant Dominique de Villepin, qu’une enquête a été menée pour vérifier les listings Clearstream. Sarkozy est totalement disculpé. Il exige de savoir qui a orchestré cette manipulation. L’affaire Clearstream devient une affaire d’État, bien qu’aucune mise en cause n’ait été prononcée officiellement.
Quelles sont les différentes hypothèses, dès lors, pour tenter de comprendre le fond de cette affaire ?
Première hypothèse : Gergorin a agi de façon tout à fait autonome dès le départ. Obsédé par la question de l’assassinat présumé de Jean-Luc Lagardère par la mafia russe, il aurait mis la main sur ces listings par l’intermédiaire d’Imad Lahoud et les aurait falsifiés pour y faire apparaître les noms de ses ennemis personnels au sein d’EADS. Pour donner davantage de crédit à la thèse du complot international, il y aurait ajouté les noms des hommes politiques et des personnalités.
Deuxième hypothèse : Imad Lahoud a profité de la personnalité de son frère Marwan, directeur général d’une branche d’EADS, concevant des missiles, pour approcher Jean-Louis Gergorin. Il tentait ainsi de remonter la pente après avoir fait faillite avec le fonds d’investissement spéculatif Volter Funds, créé avec son beau-père François Heilbronner, très proche de Jacques Chirac. Bien qu’ayant échoué à se faire embaucher par la DGSE, il devait fournir des documents "brûlants" prouvant son savoir-faire supposé en informatique. Il prétendait notamment pouvoir pénétrer dans le secret des comptes d’Oussama ben Laden. Ayant échoué dans cette tentative, pour continuer à exister, il a peut-être voulu impressionner la galerie en ajoutant quelques noms "salés" sur ces fameux listings, provenant réellement de Clearstream. Ces fameux listings lui ayant été remis par Florian Bourges contenaient bien des noms, ainsi que les traces de transferts de fonds suspects. Pour qui et pour quoi ? On ne le saura sans doute jamais. Le but de Lahoud était peut-être, tout simplement, de monnayer aussi cher que possible sa rédemption. Il est douteux qu’on connaisse la réponse, là aussi.
Troisième hypothèse : Chirac et Villepin ont profité de l’"aubaine" que constituaient ces listings et ils se sont jetés sur eux avidement, dans l’espoir de "tailler le Bonzaï". Jugeant que les informations étaient réelles, ils n’ont pas hésité à charger la barque, dans le but évident de le détruire. C’est sans doute la thèse que privilégie Sarkozy aujourd’hui. Ce n’est pourtant pas la plus probable. Il aurait fallu que le président de la République ait bien vieilli, et perdu de son flair, pour ne pas connaître tous les risques d’un acharnement précipité. De fait, cette affaire n’aurait jamais débordé de son cadre initial si Sarkozy n’en avait pas fait une affaire d’État.
Quatrième hypothèse : la plus osée. Clearstream a mis en place un système de désinformation à la suite de la parution du livre de Denis Robert. Les numéros de compte injectés dans ces listes sont faux (ce que confirme l’enquête du général Rondot), les noms ajoutés sont des "miroirs aux alouettes" destinés à masquer les opérations réelles de la banque. Imad Lahoud, continuant à abreuver Jean-Louis Gergorin d’informations qu’il croit vraies, ne s’aperçoit pas qu’il est manipulé. D’ailleurs, les services d’évaluation de la DGSE l’ont jugé "peu fiable". Dans ce scénario, la finance se serait montrée bien plus intelligente que la politique et la défense nationale. Ce ne serait pas si étonnant, finalement.
Plus dure sera la chute...
Aujourd’hui, c’est Dominique de Villepin qui encaisse les coups. Sarkozy jubile et pense l’avoir définitivement éliminé. Et pourtant...
Souvenez-vous d’un autre ministre de l’Intérieur sulfureux. François Mitterrand, après l’arrivée au pouvoir de de Gaulle en 1958, voit sa carrière compromise. L’affaire de l’Observatoire, en septembre 1959, semble le discréditer définitivement dans l’opinion publique. Ceci ne l’empêcha pas d’être candidat à l’élection présidentielle de 1965 et de redevenir le champion de la gauche.
Dans un autre registre, le général de Gaulle a, lui aussi, connu une très pénible traversée du désert, entre 1952 et 1958. Abandonné par la plupart de ses amis, il s’est retrouvé seul et personne n’aurait cru, à l’époque, qu’il serait capable de revenir un jour au pouvoir.
Nicolas Sarkozy lui-même n’a pas toujours été aussi populaire qu’aujourd’hui. En novembre 1996, après sa catastrophique campagne électorale auprès d’Édouard Balladur, qui lui valut d’être conspué par les militants du RPR, sa cote de popularité était tombée à 19 % (*). Ceci n’est pas très éloigné de la situation actuelle de Dominique de Villepin.
L’ancien Premier Ministre est certainement durement affaibli par cette crise. Il a connu une baisse de popularité importante durant la crise du CPE (**). Toutefois, il demeure dans la moitié supérieure des personnalités "bénéficiant d’une opinion positive" du baromètre IFOP-Paris Match (en 24e position, juste devant Jean-Pierre Raffarin, à un point derrière Ségolène Royal) (***).
Qui dira, à l’issue de cette crise, quelle sera sa popularité dans trois, quatre ou cinq ans ?
Sarkozy a peut-être tort de s’acharner sur ce prestigieux ministre des Affaires étrangères, si brillant et unique en son genre. Face à une classe politique uniformisée et aux ordres, l’ex-Premier ministre renaîtra peut-être un jour, grâce à son charme et à sa dimension internationale. À moins qu’il ne soit définitivement éliminé du jeu politique ?
Le caractère de l’homme, bien trempé, ne semble pas plaider pour ce scénario pessimiste.
(*) 19 %. Si l’on calcule la cote moyenne de Nicolas Sarkozy entre 1993 et 2007, elle n’est que de 36 %. Alors que Jacques Chirac, malgré toutes les vicissitudes de sa carrière, a toujours conservé une moyenne supérieure (43 % durant ses deux législatures, avec un minimum à 16 %) (TNS SOFRES).
(**) 19 % (TNS SOFRES).
(***) Le baromètre IFOP-Paris Match est réalisé sur la base d’une liste de cinquante noms de personnalités. Dominique de Villepin bénéficie toujours d’une cote de 48 % au mois de juillet, en 24e position. Plus surprenant : Jacques Chirac est en onzième position, à 63 % d’opinion favorable. Mais Villepin est loin devant la plus grande partie de la génération montante de l’UMP. Seuls François Fillon, Rachida Dati, Michèle Alliot-Marie, Roselyne Bachelot et Jean-François Copé sont devant lui, à part Sarkozy lui-même bien sûr.
51 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON