Quand Juppé passe, les référendums trépassent
Sur Canal Plus, le maire de Bordeaux a fourni quelques éclairages sur le peu de considération qu’il accorde à la démocratie. Retour sur des subtilités de langage illustrant le mépris pour la souveraineté populaire.
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L’année 2015 sonne comme le triste anniversaire du rejet de la constitution européenne par référendum. Triste en effet, car malgré les 55 % de français ayant voté contre, le texte fut imposé quelques années plus tard par Nicolas Sarkozy après avoir subi un toilettage juridique, en le faisant adopter par l’Assemblée nationale. Il y a maintenant une décennie que les Français ne se sont plus exprimés sur une question précise au travers d’un scrutin de cette nature, et il est légitime de se demander si cela se reproduira un jour. De récentes déclarations n’augurent rien de bon.
Le mercredi 25 mars 2015, Alain Juppé s’est rendu sur le plateau du Grand Journal pour commenter l’actualité politique, notamment l’entre-deux tours des élections départementales. Déjà, la présentation du personnage est sémillante, car Juppé est une énième fois annoncé comme le fantastique maire de Bordeaux, un grand érudit face au lutin pétri de tics et de tocs. En revanche, son statut de codestructeur de la Lybie en binôme avec Bernard-Henri Lévy et ses condamnations judiciaires en binôme avec Jacques Chirac semblent moins attirer l’attention des commentateurs de l’actualité. Que voulez-vous, ressasser le passé c’est réactionnaire… il faut savoir se tourner vers l’avenir, vers cet horizon plein d’espoir qu’est 2017. Bizarrement, alors que la décence lui interdirait de venir se présenter en public, il entretient le souhait de devenir le chef de l'état, et dans cette optique, il sillonne les plateaux pour se démarquer du nain, trop content de ne pas avoir de responsabilités de sorte à s'épargner des critiques, et tel DSK — l'incident séminal de New York en moins — s'imposer comme le grand maître dominant le débat avec un retard plein de sagacité et de bienveillance.
Son intervention n'a pourtant rien de sage ni de bienveillante pour présenter certains détails qu’il convient d'examiner, notamment parce que Michel Onfray, le philosophe de gauche, l’assistait dans son opération de séduction. Un œil peu averti s’offusquera du passage concernant le Coran où si Juppé a avoué ne pas l’avoir lu, il a prétendu ne pas avoir réussi à achever la lecture de l’ouvrage parce qu’il l’avait trouvé illisible. Tiens donc ? L’agrégé de lettre, le soi-disant meilleur-d’entre-nous qui gère une grande ville, confesse être incapable de faire ce que près d’un quart de la population mondiale a pourtant accompli. Voilà de quoi ravir le tout-Paris et les rédactions pour pointer l’inconséquence d’une telle déclaration, et ainsi éclipser le reste de ses propos. Cependant, la suite est si croustillante qu’il serait criminel de ne pas s’y attarder.
Interrogé sur la démocratie par Natacha Polony, Juppé se dit en désaccord sur l’Europe avec Michel Onfray et livre un mensonge en tentant d’affiner sa pensée. Il déclare que la constitution européenne n’a pas été appliquée, et, précision aussi subtile que fondamentale, il le regrette profondément. Instant tragique… Puis, il affirme qu’il y a eu pour un retour en arrière, or non seulement il n’y a eu aucun retour en arrière par l’adoption de textes antérieurs, seulement un maintien de la situation, mais surtout le traité de Lisbonne qui l’a remplacé est un recyclage en bonnes et dues formes avec 80 % du texte demeurant quasi identique. Juppé a l’audace de dire que les Français sont ambigus sur la question européenne alors que le référendum a clairement été rejeté. S’il ne comprend pas la négation dans sa plus simple expression, il n’est donc guère étonnant qu’il ait conçu quelques difficultés à lire le Coran.
Le plus savoureux vient juste après quand Juppé, sans avoir été sollicité par quiconque, amène sur le tapis la question du référendum. Second instant tragique… Il cite une évidence en disant : « Je pense que la démocratie doit respecter ce que souhaitent les gens », histoire de rassurer les spectateurs et assoir sa compatibilité avec les valeurs républicaines. Normalement, une personne véritablement soucieuse de la démocratie poursuivrait la réflexion par un connecteur logique déductif, de sorte que la première phrase constitue la prémisse d’une démonstration entendant exposer la volonté de poursuivre ledit idéal démocratique. Ainsi, la phrase suivante devrait débuter par donc, par conséquent, alors ou ainsi en annonçant les mesures pour que la démocratie ait effectivement les moyens d’accomplir la volonté populaire. Cependant, la suite hypothèque le bon sens, et Juppé, emporté par ses verbigérations, tint à peu près ce langage : « Permettez-moi de dire quelque chose qui me vaudra probablement quelques critiques : le leadership ça existe aussi » le tout accompagné par une mise en scène parfaite : le ton ferme du dirigeant résolu, la tête légèrement inclinée en avant pour imposer un regard dur, mais juste, avec une pause dans la diction pour augmenter la gravité de son propos et laisser l’assistance, extatique, goûter à cette honnêteté de la part du politicien. Rien de tel qu’un soupçon de novlangue pour faire passer la dictature pour une position raisonnée et responsable en usant du terme leadership. Juppé apparaît ainsi maître de sa destinée « Les hommes politiques ne sont pas toujours obligés pour assumer leur mission de se caler derrière les idées généralement admises », admettons, mais alors en ce cas il faudrait qu’il nous explique pourquoi il a renversé le régime de Kadhafi en Lybie en arguant qu’il ne respectait pas la volonté du peuple libyen s’il concède par ailleurs que les politiciens peuvent prendre des libertés avec les idées généralement admises, au hasard les droits de l’Homme.
Manifestement, Juppé semble étranger au concept de mandat représentatif, consistant à représenter la volonté du peuple, et que le mandat leadershipatif ça n’existe pas hormis dans les dictatures. Ce n’est rien de moins que celle vieille lune consistant à considérer que le peuple voterait mal. En outre, Juppé prétend que les enquêtes d’opinion montrent toujours une large adhésion pour le projet européen. Si tel était le cas, il n’aurait aucune réticence à enclencher un référendum, et le fait qu’il rejette l’idée prouve que la fameuse adhésion est une chimère.
Par la suite, il appuie sa brillante démonstration par un argument qu’il veut imparable : « Le général de Gaule n’aurait jamais fait ce qu’il voulait en 1958 s’il avait suivi la volonté populaire immédiate », oubliant un petit détail et non des moindres, à savoir que s’il a pu précisément faire ce qu’il voulait, c’est parce que les Français avaient accepté par référendum la constitution de la Ve république. Juppé persiste dans son délire : « Il y a des moments où il faut aller à l’encontre aussi des idées généralement admises pour faire prévaloir une forme de dis… » la fin du mot est inaudible à cause d’Antoine de Caunes annonçant la prochaine rubrique. Peut-être Juppé a-t-il voulu dire une forme de discours, quoiqu’il conviendrait davantage d’entendre une forme de despotisme… Onfray s’engouffre alors dans la brèche et fait remarquer à juste titre qu’il aurait au contraire était gaullien de respecter le référendum, comprenons par implicite celui de 2005, faisant acquiescer la souverainiste Natacha Polony et plongeant Juppé dans l’embarras. Heureusement, ce dernier a pu compter sur l’aide salvatrice de Jean-Michel Apathie.
Tel un vautour cramponné à sa branche guettant la moindre carcasse à dépiauter, le célèbre chroniqueur à l’accent du sud avait observé le silence jusqu’à cet instant de l’émission, alors que d’ordinaire il prend plaisir à railler les politiques. Or à cette seconde, il entend gouverner le débat par un argument d’autorité en apparence irréfutable : « Roosevelt n’aurait jamais emmené les États-Unis en guerre contre Hitler s’il avait écouté la population d’Amérique ». La messe est dite. Juppé acquiesce doctement, trop content d’avoir la mise sauve, et Antoine de Caunes enchaine sur un autre sujet. La basse manœuvre mériterait d’être applaudie à dix doigts tant elle transpire de mensonges historiques et de malhonnêteté intellectuelle.
La doctrine isolationniste des États-Unis, dite de Monroe, avait déjà été préalablement abandonnée lors de la Première Guerre Mondiale. Si officiellement le pays n’entendait plus s’engager dans des conflits européens, la raison de leur frilosité repose essentiellement sur la crise de 1929 qui avait anéanti l’économie américaine. Roosevelt n’a pas engagé de guerre pour déloger Hitler et sauver les malheureux juifs pour être en réalité motivé par des impératifs plus pragmatiques. Il savait le régime de l’Allemagne nazie intenable à long terme parce que le Reich, dépourvu d’empire colonial, allait inévitablement manquer de matière première, et que Staline était en train de toquer à la porte de l’Europe avec dans l’idée de la conquérir. De plus, la politique du New Deal n’apportait aucun résultat tangible, grevant le budget de l’état fédéral en raison de la crise toujours persistante et des projets couteux lancés dans tout le pays, si bien que l’économie nécessitait un redémarrage massif. Roosevelt appliqua la même recette qui avait permis à Hitler de faire de l’Allemagne la première puissance d’Europe : une économie de guerre. Bien conscient à la fois de l’opinion public et des agissements des Japonais dans le Pacifique, Roosevelt a délibérément laissé l’attaque de Pearl Harbor se produire de sorte à avoir un motif pour se lancer en guerre et faire naître chez les Américains un désir guerrier de vengeance. Ainsi, non seulement Roosevelt ne s’était jamais engagé à faire de référendum pour consulter le peuple sur la nécessité de faire une guerre — sachant que c’est le congrès qui en décide, mais de surcroît, il n’en avait absolument pas besoin et que Hitler aurait de toute manière été défait par les soviétiques.
Il est vrai que la population ne voulait pas s’investir dans un conflit lointain qui ne la touchait pas directement, et l’idée de ruiner un peu plus l’état n’enchantait pas grand monde. La remarque d’Apathie n’en demeure pas moins affligeante puisqu’elle présuppose que le peuple se tromperait en ne voulant pas envoyer les leurs au front. Il ne s’en est probablement aperçu, mais il confirme ainsi le caractère pacifique de la démocratie quand elle respecte l’avis du plus grand nombre. De plus, un référendum en temps de guerre est la chose la plus absurde qu’il soit étant donné que pareille décision doit être prise rapidement, ne pouvant supporter un scrutin s’étalant sur des mois, ou même des semaines. Par ailleurs, une déclaration de guerre n’a rien à voir avec un traité supranational, car la guerre se veut temporaire et ne concerne que l’armée tandis qu’un traité est conçu pour être éternel et revêt des implications pour la totalité de la population.
Soit autant de considérations et de précisions impossibles à objecter dans une émission où Antoine de Caunes presse ses invités pour glisser une chronique ou passer à un sujet fondamental pour l’avenir de la République, de l’univers tout entier, à savoir les menus différenciés dans cantines scolaires. Jean-Michel atteint le fameux point Godwin par un magnifique reductio ad Hitlerum pour associer le référendum au régime nazi, et par extension, implicitement taxer quiconque entendrait respecter la volonté du peuple d’être un infâme antisémite ne comprenant rien au projet lumineux de l’Union Européenne. Isaac Asimov a un jour écrit : « La violence est l’ultime refuge de l’incompétence », si bien qu’en faire usage est une insulte à l’intelligence. Il n’appartient qu’au lecteur de déterminer l’étendue du chroniqueur chauve.
Adoncques, l’intervention de notre très probable futur chef d’État est riche d’enseignement à condition de faire l’effort d’explorer les logiques sous-jacentes, les mensonges et les grossières incohérences d’un discours conçu pour paraître affable et éclairé. Le passage est surtout révélateur d’une logique sournoise qui s’impose par deux mécanismes :
- l’entretien d’un discours technocratique supposant qu’il n’existe pas d’autres voies, justifiant de mettre en défaut la démocratie en raison de la configuration du monde actuel ;
- le dénigrement des alternatives en laissant les extrêmes s’approprier les moyens d’influer tangiblement sur le cours des choses.
Cela n’a donc rien d’un hasard si le Front de Gauche réfléchit à une sixième république et si le Front National se veut le seul parti défendant l’utilisation de référendum, permettant aux instances au pouvoir de dénigrer les alternatives en les associant à des idéologies déviantes tout en se dédouanant des critiques à leur égard pointant leur incompétence chronique. Le message délivré par Juppé et ses faux contradicteurs est ainsi limpide : les électeurs doivent se faire à l’idée de reléguer le référendum à l’état de souvenir plutôt que de possibilité. Un comble pour celui qui entend se présenter au suffrage universel direct.
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